Dîner de famille

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Tout aurait pu, aurait dû être sincère, intime, doux, ce soir-là. Dès que la vieille Géraldine ouvrit la porte, je sus que tout se révèlerait faux, comme à l’habitude. Qu’avais-je espéré ? Chaque année s’avérait tendue. Nous avions droit à des regards dédaigneux, des remarques insidieuses, la mutité de la mère.

— Que de douleur, murmura Géraldine… Que de la douleur.

Je pris à bras le cœur cet aveu, sur un mode léger :

— Allez, Géraldine ! Qu’est-ce qu’il a cette année, le vieux ? Il joue son rôle d’égocentrique ? Vous le savez pourtant que tout manque d’élévation dans cette maison !

En souriant, je lui fis un clin d’œil et posai ma main sur la sienne, fermée en un poing de défense, rond, rugueux : les lessives, la cire sur le plancher, les fenêtres à laver. Géraldine, elle est comme ça. Depuis que je suis petite, elle ne se ménage pas, respecte le Paternel comme on idolâtre une icône.

La table était mise. Argenterie, serviettes repassées, verres limpides.

— Papa ? Il y a une place vide. Attend-on quelqu’un de tes amis ?

— La place du mendiant !

Il avait rugi les quatre mots comme une évidence, comme un rite qu’il eut respecté depuis toujours. Je ne soupirai pas encore. Il avait donc décidé de la jouer « Je suis parfait ». Mais nous étions ses féaux, voire des ânes, des chevaux et c’est lui qui tenait le harnais. Ma sœur aînée, se voulant diplomate, changea de sujet :

— Et ta bronchite ? En voie de guérison ?

Ha… Hannah. Tout un poème. Chaque fois qu’elle tentait de raccrocher les wagons, d’aplanir les tensions, elle choisissait malgré elle le sujet qui fâche sous couvert de sollicitude filiale, elle prenait la direction de la catastrophe, s’avançait en terrain mouvant.

— Comme si tu t’en préoccupais !

Le patriarche, arrogant, ébaucha un sourire carnassier, cynique, cruel. Un vrai crocodile.

La mère, humble, discrète, se tenait légèrement en retrait. J’eus la vision d’un duel pour l’honneur bafoué depuis des années. Elle l’aurait défié, comme ça, en jetant au sol un gant blanc. Elle l’aurait défié, oui, lui aurait au préalable rappelé le temps où il était jeune, brave, bon, charmeur, fort. Pour l’humilier. Elle aurait osé lui dire des vérités ensevelies.

Mais elle ne fit que s’installer, menue, droite, presque rigide. Et silencieuse. Douce. Une plume dans une carapace en coton amidonné, à moins qu’elle conservât en elle le germe d’une plante répandue : la colère, la rage, la vengeance.

Juste derrière mon père, je vis le ciel, à travers la porte-fenêtre. Un oiseau traversa l’air. Libre. Le patriarche parlait fortune, investissements, golf, chasse au sanglier.

Ma mère questionna les enfants sur leurs passions. Je la sentais, sa tentative de couper délicatement le fil discursif, autocentré, de ce personnage qui avait terrorisé notre enfance. Ma sœur Hannah gardait les yeux baissés, triturait les dents de sa fourchette comme si elle triait les aliments posés dans son assiette. Notre père émit un grognement. Il ne pouvait décemment se fâcher : après tout sa femme s’adressait à la génération future, la sienne, la leur.

Faute d’intérêt manifestée par le vieux, les enfants répondaient au plus juste à leur grand-mère. Politesse. Ils écourtaient leurs récits par crainte, diffuse, d’ennuyer leur aïeul. Le plus jeune, neuf ans, moins perméable à cet amoncellement de bienséance, d’hypocrisie, de souveraineté tyrannique, vit arriver Géraldine et le dessert. Ses yeux s’écarquillèrent de plaisir. Il cria :

— Une charlotte aux fraises ! Géraldine, t’es géniale divine ! Ça rime !

Géraldine, la vieille servante familiale, s’illumina d’un sourire merveilleux, franc, frais. Et je vis alors la Géraldine de mon enfance, je revis ma mère patiente et drôle, ma mémoire fit renaître le chant des deux femmes. Puis me revint ce père absent régulièrement et dont nous appréhendions chaque fois le retour.

Le père, cette fois, grogna de nouveau. Il avait trouvé un motif :

— Clément, sache qu’on ne peut s’adresser ainsi à une domestique, et que de surcroît les termes «génial, chouette» et j’en passe, ne sont pas de mise dans cette maison.

Géraldine se figea. Ma mère alors repoussa doucement son assiette à dessert, posa sa serviette et se leva, puis annonça calmement :

— Géraldine, s’il vous plaît, servez-nous le dessert au petit salon. Nous nous amuserons bien mieux, il y a des jeux pour les enfants et nous serons plus à l’aise. Et puis, ce sera chouette et génial.

Mon père était statufié, sidéré. Ma mère ajouta :

— Allez les enfants. Venez. Et laissons-là votre grand-p… le…. Ce « monsieur ».

***

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Dîner de familleChapitre6 messages | 6 ans

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