Rude hiver

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– Hé, t’en as une sale gueule d’un seul coup, ça va ?

Non pas vraiment, j’ai très chaud. Je me mets à suer à grosses gouttes. J’ai des fourmillements au bout des doigts et les oreilles qui bourdonnent de plus en plus fort, comme si j’étais à côté d’un million de transformateurs électriques. Ma vue se trouble, je vois ce qui ressemble à une sorte de négatif, avec des couleurs ultra saturées. Les voix semblent lointaines, étouffées. Je suffoque et essaie de reprendre ma respiration avec une angoisse grandissante. Et soudainement, je plonge. Black-out libérateur.

Mais qu’est-ce qu’il fait froid. L’obscurité est arrivée d’un seul coup. Je me suis laissé surprendre par la tempête de neige arrivée presque sans prévenir en fin d’après-midi. Je continue d’avancer dans ce blizzard, essayant de me guider sur les vagues lueurs que j’aperçois au loin de temps en temps. Les rafales de vent soulèvent par à-coups violents la neige qui file au ras du sol et forment des nuages glacés que je prends en pleine figure. Ils me gèlent le visage, j’en respire des pleines goulées. Des myriades d’aiguilles s’enfoncent dans mes joues, mes yeux, ma bouche. Puis ils retombent aussi soudainement qu’ils se sont levés pour laisser la place aux flocons qui tombent abondamment et peinent à rester au sol.

Quand le vent retombe un peu, je n’entends que la neige qui crépite, et au loin ce qui ressemble à s’y méprendre à des hurlements de loups. J’ai les pieds gelés, le froid est de plus en plus pénétrant. Il serait temps que j’arrive au village si je veux survivre à cette nuit. Je pense avoir mis plus de la moitié d’une bougie avant d’atteindre les premières maisons. La soirée est déjà bien entamée.

J’avance péniblement dans la seule rue qui traverse cette bourgade et finis par trouver l’endroit que je cherchais. Il y a encore des lueurs vacillantes discernables à travers les minuscules fenêtres. J’ai de la chance, l’auberge n’est pas encore fermée.

Je lève le loquet avec mes doigts engourdis et pousse la lourde porte en bois qui couine encore plus que les empêcheurs de dormir en rond qui grincent des dents quand j’essaie de trouver le sommeil. Je fais un pas en avant pour entrer et me cogne brutalement au fronton en pierre. Pendant un court instant j’ai eu la drôle de sensation d’être plus petit et de ne pas tout à fait maîtriser ma taille.

— Mais tu vas la fermer cette porte coquebert ! Tu veux nous faire mourir de froid avant l’aube ?

Vacillant, je me mets à pousser le battant en luttant contre le vent et les flocons qui s’engouffrent à l’intérieur. Le loquet claque en se remettant en place, le bruit extérieur ne s’entend presque plus, et je me retourne, sentant nombre de paires d’yeux qui m’observent en silence. Il faut dire que je suis plutôt grand, ce qui est très rare par ici. Je dois faire pas loin d’une toise, et bien souvent je fais cette impression quand j’arrive quelque part, j’ai l’habitude et c’est loin de me déplaire. Là je dois être encore plus impressionnant avec mon chaperon baissé jusqu’à presque me recouvrir les yeux et ma longue barbe, le tout recouvert de neige qui commence à se transformer en eau. Je m’ébroue et m’époussette, relève le chaperon pour me montrer à tous avant qu’on m’accuse d’être un quelconque démon ayant apporté cette tempête.

— Mais t’es qui malbête pour vn’ir nous apporter un temps pareil ?

— Jehan.

— Jehan quoi ?

— Jehan fous-moi la paix avant d’aller ramasser tes chicots !

C’est important de s’imposer tout de suite quand on arrive dans un endroit inconnu, ça évite des ennuis après. Surtout quand on a un peu raté son entrée comme je viens de le faire. En général je fais ça avec un peu plus de panache et ça fait toujours son petit effet. Après il est rare qu’on vienne me chercher des noises. Je vais devoir être plus prudent aujourd’hui.

Je me dirige sans un mot vers un coin encore libre pendant que tout le monde me suit du regard. Je ne sais pas qui m’a adressé la parole dans l’assemblée, et je ne m’en soucie guère. J’enlève les bretelles de ma hotte et la pose par terre en la tapant un peu pour en enlever ce qu’il reste de neige.

Je m’assieds et demande à la cantonade qu’on m’apporte à manger. Bien vite je me retrouve avec un bol de soupe fumante et odorante, une miche de pain et un pot de vin. Je me réchauffe les mains près du feu qui crépite et m’attaque à mon repas. Les conversations commencent à reprendre.

— Encore un de ces pieds poudreux qui vient essayer de nous fourguer sa camelote on dirait ! Qu’est-ce que tu veux essayer d’nous vendre ? Tu ferais mieux de passer ton chemin, on n’aime pas trop les gens comme toi par ici, y’a toujours des ennuis qui viennent avec.

Je relève la tête et regarde fixement un des individus en direction d’où vient la voix. Là aussi il faut que je m’impose, en général j’ai droit au dédain des hommes mais aussi à l’intérêt des femmes. C’est tout ce que j’ai réussi à faire. Avec ma taille on m’aime pas beaucoup, je fais peur et personne veut de moi ou presque, alors je travaille seul et c’est dangereux. Mais depuis le temps, je m’en sors bien et arrive à faire vivre ma famille, même si je ne suis pas souvent avec elle.

— Je vends des aiguilles, du fil, des rubans, de quoi coudre et rapiécer. Des bijoux aussi, de quoi embellir ta femme, avec ta gueule j’ose pas imaginer à quoi elle peut ressembler.

Eclats de rires. Ca marche à tous les coups. Ca détend l’atmosphère aux dépends d’un pauvre bougre, même si c’est pas lui qui m’a parlé. Tant pis pour lui.

Je pousse la vaisselle d’un revers de bras et commence à étaler ma marchandise sur la table. J’attends avec un sourire. Bientôt on s’approche de moi et doucement j’arrive à vendre quelques babioles.

Il n’y a pas grand monde, ça ne dure pas longtemps. Ensuite je demande un endroit pour dormir. Tout ce qu’on me propose c’est l’étable. Très bien, je n’aurai pas froid entre les animaux.

Tout le monde finit par rentrer et je vais m’allonger dans le foin. Je m’enroule dans ma cape et me recouvre de paille, blotti au milieu des moutons. L’odeur est chaude, forte et rassurante. Je m’endors bien vite.

— Tu m’as fait peur ! qu’est-ce qui se passe ?

— Oh rien, j’ai fait un malaise, je suis très fatigué et hyper stressé par la réunion de demain. Il faut que j’assure. Tu connais ma passion de prendre la parole en public. Et puis je fais des rêves bizarres depuis peu, ça me désoriente.

Je lui raconte à quel point ça à l’air réel. Elle m’écoute. Comme j’aime sa façon de me regarder avec son léger sourire timide, ses yeux bleus qui me fixent par en-dessous comme si elle m’observait à la dérobée, et ses cheveux en chignon, toujours un peu en bataille, avec des mèches qui s’échappent. Je me sens mieux rien qu’à la voir.

— Tu ferais bien d’aller te coucher. Et va chez le docteur !

— Ouais, je ferai ça demain, ou alors si ça recommence. T’as raison, je suis claqué. Bonne nuit.

Une langue râpeuse me sort s’un songe curieux avec des gens étrangement vêtus dans une drôle de maison.

Je me relève brutalement, ce qui déclenche nombre de bêlements et mouvements désordonnés. J’enfile mes braies et plusieurs tuniques pour avoir chaud sur la route. Je chausse mes houseaux et les lace avec attention. Je me lève puis vais pisser dans un coin de l’étable, il fait trop froid pour sortir. Ca ne fait que rajouter un peu de fumée au milieu de celle qui s’échappe par ce qu’ont laissé mes compagnons nocturnes.

Je pose ma cape et mon chaperon sur ma hotte, attrape le tout et m’en retourne dans l’auberge.

Il n’y à personne à part le tenancier et le froid du petit matin qui peine à partir avec le feu qui se relance doucement. Il plane une odeur de cendre froide mélangée à la soupe, qui émet quelques sons avec les bulles qui viennent crever mollement à la surface. J’avale la même chose que la veille, paye, m’habille, salue et sort.

Le ciel est d’un bleu uniforme. Le soleil brille et les reflets de la neige m’aveuglent. L’air glacé me brûle à chaque respiration. Je reprends ma route avec difficulté en m’enfonçant presque jusqu’au genou à chaque pas. Pendant un instant je me surprends à aimer ça, moi qui ait horreur de ce temps quand je voyage. Puis la sensation disparaît comme si elle ne m’appartenait pas.

Plus tard, à l’approche d’un bosquet, je m’aperçois que la neige immaculée ne l’est pas tant que ça et que des traces ont été plus ou moins bien dissimulées. Il plane dans l’air comme un parfum de traquenard.

Sans m’arrêter je décroche les bretelles de ma hotte pour pouvoir la laisser tomber facilement, puis de la main gauche prend discrètement le poignard dans ma poche. Et de la droite prend ma hache accrochée à ma ceinture. Les sens en alerte, sûr de moi, j’avance.

Deux hommes sortent d’un taillis de chaque côté du chemin et essaient de se jeter sur moi en hurlant.

— J’v’ais t’faire passer l’envie d’te foutre de moi et d’ma femme, sale esmeut !

Tiens, on dirait que je n’ai pas été assez bon hier soir…

Ils sont ralentis par la neige et leur petite taille, bien plus que moi. Je les laisse s’approcher encore un peu.

Brutalement, je me précipite vers celui qui n’a rien dit, et au dernier moment je feinte et me jette sur l’autre d’un bond. Toujours abattre le chef de la meute en premier. Avec l’élan, j’abats violemment ma hache sur le côté de son cou. Elle s’enfonce profondément avec un craquement sinistre comme si je l’avais plantée dans un tronc. Suivi d’un hurlement étouffé par des gargouillis.

Je me relève précipitamment, pose mon pied sur la tête à moitié détachée de mon adversaire et tire d’un coup sec sur le manche de la hache, afin de la décoincer de l’os où elle s’est fichée.

Je pivote pour faire face à l’autre assaillant stoppé net dans son élan et bien moins vaillant d’un seul coup. Il fait volte-face et commence à s’enfuir. Je le rattrape en quelques enjambées et arrête sa course bien vite d’un coup en plein milieu du dos. Il crie et implore mon pardon. En quelque sorte je le lui donne en lui fendant le crâne en deux. Avec la même sensation de fendre une bûche à moitié pourrie. La surprise de tailler dans quelque chose de plus mou que prévu. Avec la blessure infligée, il n’aurait pas survécu plus de quelques jours.

C’est utile une enfance difficile où on est constamment rejeté parce qu’on est trop grand, on apprend à se défendre, à attaquer aussi...

A part cet incident, les jours se suivent tranquillement. Je rêve d’un homme qui rêve de moi et qui raconte mes aventures à sa femme. Nous suivons chacun notre chemin onirique sans trop comprendre mutuellement ce qui nous arrive. Mais il y a un lien inexplicable. Elle lui demande chaque jour de mes nouvelles avec impatience ; savoir si je suis rentré chez moi ; après son travail que je ne m’explique pas tant il est hors de ma compréhension. Plus calme que le mien. On ne se ressemble pas beaucoup, ni physiquement, ni dans le comportement.

Et je finis par arriver.

Ma femme m’attend avec les enfants devant notre maison. Ô, ce sourire, ces yeux bleus et ce chignon toujours mal fait.

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