1 - Oublié sous un parasol

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Il est parfois des objets qui restent gravés dans notre mémoire, porteurs de bribes fugaces de notre passé, dont on craint la disparition comme si elle risquait d'effacer tout souvenir qui leur est lié.

Ainsi, Ninon en conserve un, précieux, ridicule, inerte, caché au fond d'un tiroir, alors qu'elle s'apprête dans quelques jours à déménager pour la troisième fois. Il en est un second teinté de couleurs prune, jaune et blanche, qui lui est intimement lié, comme un homme et son manteau, non qu'il se définisse par lui mais c'est ainsi qu'elle s'en souvient... la première fois.

C'était une de ces journées d'été harassantes de chaleur, caractéristiques du Pradet, pendant lesquelles on pouvait rester hypnotisé par la perfection uniforme du bleu du ciel, tous les sens ankylosés par une torpeur lourde et les muscles groggy comme un boxeur ivre sous les coups. Ninon venait d'achever ses examens de fin d'année. Elle savourait ce sentiment de liberté retrouvée avec juillet qui s'envolait, léger et insouciant. Ce début de mois balayait tous les soucis de révisions et de contrôles de ces derniers mois.

Elle célébrerait ses vingt ans d'ici à la fin d'été, mais, pour l'heure, elle se considérait encore comme une jeune fille, presque adolescente, pleine de rêves et loin des préoccupations adultes. Elle savait que, dès la rentrée de septembre, ce monde la happerait brusquement.

Elle ôta ses sandales et les relia avant de les balancer sur son épaule. Ses orteils aux ongles vernis d'une teinte rose poudré s'enfoncèrent avec délice dans le sable doré et brûlant. Le vent du large s'engouffra dans ses cheveux quand elle dépassa le premier muret de protection de la promenade. Elle sourit et ferma les yeux une seconde, humant le parfum des embruns, les relents d'huile solaire des touristes qui commençaient à envahir la plage, l'odeur au loin des fritures de churros des marchands ambulants.

Et dire que bientôt, elle devrait quitter tout cela pour rejoindre la grisaille urbaine pour ses études de lettres !

Au loin, la méditerranée renvoyait paresseusement l'écume contre quelques éclats de coquillages brisés et la rive sablonneuse où se dissimulaient les talitres et les petits crabes, véritable vie grouillante sous les pieds des baigneurs. Ninon dépassa un parasol aux couleurs chatoyantes, mêlant avec une étrange harmonie du prune, du jaune et du blanc et repoussa une envie légère de laisser glisser ses doigts à travers les franges blanches. Sur sa gauche, un homme au pantalon retroussé jusqu'aux genoux jouait avec son chien dans l'eau. Sur la droite, assez éloignée, une famille s'installait, déposant tout le fatras habituel : glacière, serviettes, chapeaux et évidemment, les indémodables bouées et crocodile gonflables dans lesquels le père devrait souffler pendant vingt minutes jusqu'à s'en décoller les poumons. Ninon sourit.

Les eaux ondoyantes demeuraient étrangement désertes, aucun de ces habitants éphémères n'avait encore trouvé le courage de s'y abandonner.

Les vagues vinrent lécher les orteils de la jeune fille et elle frissonna, plus de plaisir que de froid. Elle se prit à rêver un instant à sa vie future. Cette année s'annonçait véritablement comme une charnière dans le long chemin de son existence, un renoncement à l'enfance et un grand saut dans tout ce qui restait encore à vivre. Elle en ressentait une inquiétude brumeuse, l'écho normal de l'inconnu et de ce qu'il provoque. Mais elle ignorait encore à quel point cet été serait décisif et déterminant pour son destin.

Elle s'étira, poings serrés et bras tendus en l'air, s'écartela en croix, tête basculée en arrière, yeux clos, et échappa un grognement de plaisir.

Elle fit enfin demi-tour et remonta la grève, décidée à rejoindre le port dont elle percevait à peine le cliquetis des cordes sur les mâts. Son regard se posa de nouveau sur le ravissant parasol isolé et s'égara malgré elle dessous. Bien qu'elle ne fût pas du genre à fouiner, elle ne put réprimer un froncement de sourcils intrigué en apercevant un téléphone portable abandonné là sur un sac en papier brun. La raison la poussa immédiatement à détourner les yeux (Occupe-toi de tes affaires !) et à poursuivre sa route. Pourtant, elle se surprit à scruter les alentours, cherchant à identifier le ou la propriétaire de l'objet orphelin.

Ce n'était pas comme s'il s'agissait d'une chaussette ou d'un ballon dégonflé après tout ; la valeur d'un tel gadget était suffisamment conséquente pour qu'il semble incongru de s'en détourner aussi impunément.

À moins qu'il fût hors d'usage ?

Elle secoua la tête pour chasser ses théories fumeuses (Va profiter de ta journée, oublie ce truc !) et échappa un rire moqueur à sa propre encontre. Poussant plus fort sur ses talons, elle accéléra le pas pour s'éloigner de ce banal détail qui la perturbait plus que de raison (comme si quelque chose te poussait à t'y intéresser ?).

Trois pas qui l'éloignèrent de ce charmant petit parasol, trois pas qui auraient pu se démultiplier et l'éloigner vers un autre chemin de vie, mais trois pas qui furent stoppés dans leur élan par une sonnerie significative qui résonna dans le mistral...

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