Partie 4 : L'auberge

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Ah, les auberges ! La viande fumante qui fond dans la bouche, les bières, hydromels et eaux-de-vie que l’on se partage entre amis, les serveurs et serveuses en tenue aguicheuse, les bagarres incessantes entre ivrognes et les clients infréquentables ! On s’approchait du milieu de la journée, mais surtout de la fringale, quand nous avions pénétré les lieux. Il y avait déjà deu monde, et beaucoup regardaient dans notre direction. Pas moi, c’aurait été trop beau… Je les voyais réprimer des rires en jaugeant la pauvre Lessa. Elle arrivait à supporter ce genre de traitements chaque jour ? Non, me réponds-tu, puisque ses cordes ont une autre utilité que celles de Nagta. Je te félicite pour ton attention, maintenant laisse-moi poursuivre.

Nous avions trouvé une table avec deux chaises au coin de la salle. Oui, je devrais dire dans un coin car l’auberge en comptait quatre, mais celui-là était plus important que les autres, puisque je m’y trouvais. Les gens préféraient s’installer au milieu, des impatients servis avant les autres. Ils se régalaient, j’étais jaloux.

S’asseoir là était peut-être une mauvaise idée. Lessa s’en fichait, vu qu’elle leur tournait le dos, mais moi je les voyais bien. C’était si surprenant que ça pour elle d’être accompagnée ? Un bien pour un mal : un serveur trop gracieux pour son métier s’était dirigé à notre table dès notre arrivée.

— Bonjour, Lessa, avait-il dit. Tu prends le même repas, je présume ? Tes humiliations publiques ont fini par te rapporter assez d’argent pour t’acheter une compagnie. Comment s’appelle-t-il et combien t’a-t-il coûté ?

J’avais failli m’étouffer avec la boisson que je n’avais pas encore reçue. Il me prenait pour qui, cet homme ? Le malentendu devait être levé immédiatement !

— Excusez-moi, cher monsieur, avais-je rétorqué. Il y a erreur sur la personne… Vous pensez que je viens d’où ?

— De la maison close, avait affirmé le serveur comme si c’était une évidence. Il est impossible qu’un homme accompagne Lessa de son plein gré.

Mais, mais, mais… Il croyait que j’étais un prostitué ? J’étais rabaissé ! On me réduisait à quelqu’un vendant ses performances libidinales et sa dignité pour quelques pièces ? Une injustice de taille à réparer. Tout de suite.

— Cette accusation, c’est du grand n’importe quoi ! avais-je tonné. Je ne suis pas un vulgaire prostitué. Je suis Justar Lamot, jeune et vaillant soldat de Taragne. Je…

— Content d’avoir reçu une réponse à la première question. Voilà enfin un homme à qui tu ne jettes pas un froid. Qu’est-ce que ce charmant jeune homme désire ?

Me remplir l’estomac serait l’occasion d’oublier cette insulte envers ma personne. J’étais un vestige du passé, soit, mais mon nom était censé résonner dans tout le voisinage ! Ça t’indigne aussi, n’est-ce pas ?

— Je désire beaucoup de choses, avais-je répondu (aucun sous-entendu là-dedans, on est d’accord). Qu’est-ce que cette charmante auberge propose à manger ?

— Nos cuisiniers figurent parmi les meilleurs du village, s’était vanté le serveur. (Avec une unique auberge, ce n’était pas difficile). En ce jour, nous vous proposons une pièce de volaille marinée, nappée d’une sauce aux champignons des bois sur son lit de carottes finement découpées, un quartanier torréfié cerclé d’une demi-douzaine de pommes de terre épluchées et exhaussées d’estragon, un porc bouilli joint d’un assortiment de laitues arrosées de vinaigrette, ou notre spécialité du moment, deux radis.

Ça m’aurait mis l’eau à la bouche si j’avais compris quelque chose.

— Les radis me tentent bien, avais-je répondu. Par contre, serait-ce possible d’en avoir trois et pas deux ?

— Vous êtes exigeant, monsieur. Cueillir ces radis demande un temps considérable à nos agriculteurs. Souhaitez-vous un quelconque liquide en accompagnement ? Nous avons une boisson fermentée à partir de malt, de houblon et de levure, une obtenue par fermentation de jus de raisin, un alcool rouge étoffé de sucre de betterave et de morceaux de fruits, et un liquide transparent, incolore, inodore et insipide.

— Le premier me convient.

— Parfait ! Je reviens incessamment sous peu avec vos commandes.

J’aurais bien dit qu’il était aussi parti avec grâce, mais il s’était viandé par terre juste après. Les alcools renversés n’aidaient pas les déplacements fluides. Débarrassés de cet… inqualifiable bonhomme, je pouvais enfin discuter avec Lessa. Une fois n’est pas coutume, le visage de Lessa semblait plus liquide et solide.

— Je suis désolée…, souffla-t-elle (Un souffle glacé ? Trop facile). D’habitude, il s’en prend à moi, tu ne fais que subir les répercussions de ma triste existence… Tes qualités intrinsèques t’empêchent de recevoir ce mépris au quotidien.

— Plus de ça avec moi ! avais-je déclaré (ce qui n’était pas rien). Nous sommes venus ici pour nous changer les idées. Un bon repas, juste entre nous deux, dans le bruit et l’odeur de l’auberge. Tu verras, autour d’une bonne pièce de viande, tu te sentiras tout de suite mieux.

— Je ne prends jamais de viande, avait contesté mon amie. Je préfère manger du poisson frais.

— Poisson, viande… Pour moi, c’est la même chose. Ingurgitons de grosses quantités, car tu as vraiment besoin de… Euh, ce n’est pas ce que je voulais dire…

Heureusement, la conversation n’avait pas eu le temps de tourner au vinaigre. Une troupe importante venait de rentrer. Coïncidence, destin, manque de bol, ou que sais-je encore, je n’avais pas échappé à cette terrifiante chasseuse bien longtemps ! J’avais beau me cacher sous la table, elle m’avait quand même repérée ! J’étais dans une impasse, tu comprends ? J’avais prétexté me dégourdir les jambes avant de la retrouver, et elle me voyait avec la femme la plus impopulaire du village. Je devais prendre mes jambes à mon cou, m’enfuir à toutes jambes, partir de cet endroit où on me traitait par-dessus la jambe, sinon elle me couperait bras et jambes, et cela me ferait une belle jambe.

Des grognements inquiétants s’échappaient de Nagta quand une serveuse trop hilare pour être sobre avait enroulé son bras autour de son épaule.

— Comment va, Nagta ? s’était-elle bidonnée. Ta dernière chasse a été bonne ?

— Ma dernière proie a été récalcitrante, avait soupiré Nagta. Il gigotait encore après l’avoir ficelé. Bref, j’ai besoin de me changer des idées.

— Ça tombe bien, j’ai réservé une table rien que pour vous ! Installez-vous, je vous apporte vos bières dès que je trouve un larbin pour s’en occuper !

Une table ronde de dix places plantée au milieu de la salle contredisait mon affirmation antérieure. Comme si cet élément avait été introduit pour les besoins de l’histoire… Quoi, j’aurais mauvaise mémoire ? Garde tes préjugés outrageants pour toi.

— Pourquoi t’a-t-elle regardée ainsi ? m’avait demandé Lessa. Tu fréquentais beaucoup Nagta avant de devenir soldat… Elle t’en veut d’être venue me voir plutôt qu’elle ? Ne pense pas à elle. Ça me fait déjà tellement plaisir que tu aies pensé à moi en premier…

Je m’égarais donc sur la table où Nagta et ses amis s’asseyaient. Elle n’était pas si éloignée que ça des villageois, finalement ! Je n’avais jamais vu ces types auparavant. Nagta était leur meneuse, ils la suivaient partout, acquiesçaient à tout ce qu’elle disait. Ce genre de traitements de faveur ne devrait être réservé qu’à moi !

Chez eux, la bière coulait à flots et la mousse moussait. Ils étaient servis bien avant nous, je qualifierais ça de privilège ! Il faut se battre pour que les clients des coins reçoivent leurs consommations en même temps que les clients du milieu, non mais ! Ceci dit, une partie de vengeance était obtenue. Nagta s’enfilait sa blonde sans conviction, les yeux fixés vers le sol, alors que ses compagnons chantaient des refrains dont je préfère censurer les paroles. La différence, c’est que tout son groupe la soutenait. Son premier appui était une femme au teint basané, la ceinture ornée de deux dagues courbes. Elle devait provenir du sud du pays et s’était sans doute intégrée dans son groupe pour respecter les quotas.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Nagta ? s’était-elle enquis avec un accent drôle à caricaturer. Tu n’as pas l’air dans ton assiette…

Je les entendais de là, alors qu’ils pensaient que je ne les entendais pas, or je les entendais. Hum, revenons à Nagta. Sans la corde, je précise.

— Tu n’as jamais connu l’amour, Ariadana, s’était morfondue Nagta. Comment peux-tu comprendre le chagrin qui m’accable ?

— Mais bien sûr que je te comprends ! avait dit son amie en posant un genou à terre. Cet imbécile a profité de toi pour une nuit avant de débarrasser le plancher. Ça arrive même aux meilleurs. N’en fais pas tout un plat.

Eh bien, Nagta avait autant déformé la réalité que mon épée. Fichtre.

— Je l’aimais de tout mon cœur ! s’était chagrinée Nagta. (Oui, on parle bien de la même personne). J’ai attendu si longtemps son retour de la guerre… Pourquoi m’a-t-il abandonnée juste après ?

— Tu en rencontreras d’autres, avait consolé Ariadana, j’en suis persuadée !

Paix à leur âme.

Après avoir épié cette conversation, mon estomac criait encore famine, ma gorge réclamait qu’un doux liquide s’y écoule et Lessa me fixait toujours bizarrement.

— Elle n’a que ce qu’elle mérite, avait-elle jugé. Pour toutes les fois où elle s’est moquée de moi… Quoi, comment ai-je osé dire ça ? Je me mets à mépriser les autres… Que je suis hautaine !

— Changeons de sujet, si possible, avais-je essayé désespérément.

— Comment ? On les entend partout dans l’auberge… Je me demande bien de qui elle parle, il a l’air de te ressembler beaucoup.

Retournons à la conversation. Un autre gus rentrait en scène, un jeune homme vêtu d’une manière singulière. Une sorte de vêtement flottant fait d’une seule pièce… Les couturiers avaient eux aussi beaucoup d’imagination.

— Je n’aime pas quand tu as l’air malheureuse, Nagta, avait-il dit. Tout le monde voudrait être à ta place, même dans ces circonstances ! De tout le village, tu es la préférée, celle que tout le monde remercie ! Alors affiche un beau sourire et oublie cette histoire.

— Vous souhaitez que je noie mon chagrin dans l’alcool ? avait douté Nagta. Je veux bien, mais il y a deux intrus qui m’empêchent d’être de bonne humeur.

On devait être ridicules à tourner la tête partout autour de nous alors que tous les regards s’étaient fixés dans notre direction. J’avais dégluti.

— Débarrassons-nous d’eux, Naido, avait suggéré Ariadana en se craquant les doigts.

La situation pouvait difficilement s’empirer (Lessa approuve). On était la cible de tout en groupe, en infériorité numérique, je lisais la déception sur le visage de la mage de glace, et notre repas n’était toujours pas arrivé (sauf la vengeance qui se mange froid). Le temps de désespérer, Ariadana et Naido étaient déjà arrivés.

— Tu as osé briser le cœur de Nagta, avait provoqué la première.

— Pour briser le cœur de quelqu’un, avait répliqué Lessa, il faudrait déjà que cette personne en ait un.

C’était la première fois qu’elle insultait sans s’excuser. Applaudis, elle le mérite. Pendant ce temps, je faisais preuve de courage en laissant Lessa se débrouiller face à une femme qui avait une fameuse paire… de dagues, j’entends. Elle avait froncé ses sourcils épais tout en jonglant avec. Gênant et amusant en même temps.

— Tu as été vilaine, ma petite Lessa, avait maugréé Ariadana. J’ignore par quel sortilège tu as séduit le grand amour de ma meilleure amie, l’exemplaire, la charismatique, la brave, l’invaincue, l’insoumise. Je me charge de te punir, et je te promets que ça va être douloureux.

Ses dagues tournoyaient si vite entre ses doigts que j’en avais eu le vertige. Elle s’apprêtait à s’élancer sur Lessa. Comment la protéger, sachant que je n’avais ni arme, ni armure, et que ma vie était trop précieuse ?

Le problème s’était réglé sans mon intervention. Lessa s’était levée, avait reculé d’un pas, avait visé les pieds de son adversaire et les avait gelés. Suite à ce coup de froid, Ariadana en était réduite à faire des moulinets dans le vide. L’assemblée, si on peut la qualifier ainsi, s’était fendue d’un éclat de rire, et, chose étonnante s’il en est, même Lessa se prenait au jeu. Elle tirait la langue devant son ennemie qui en était devenue toute rouge. C’est donc aussi possible quand on porte cette couleur de peau.

— Espèce de lâche ! avait insulté Ariadana. Même pas capable de te battre à la loyale ! C’est humiliant d’être raillé par ses propres compagnons… Rapproche-toi, je ne suis plus à ta portée !

— Vu que tu es incapable de bouger, avait lancé Naido, je vais m’en occuper.

Revenons au plus intéressant, c’est-à-dire moi. J’étais en train de m’effacer dans ma propre histoire. Je n’allais pas rester les bras croisés ! Pour combler ce problème, je m’étais dressé face à cet adversaire surpuissant tout en évitant les incessants coups de dague de l’autre. Les bras m’en tombaient, Ariadana avait le bras long et était bras dessus bras dessous ! Mais je n’allais pas baisser les bras. J’avais évité d’être frappé à bras raccourcis et m’étais focalisé sur Naido.

— Il sera mon adversaire, avais-je décidé. Combattons à mains nues, comme de vrais soldats ! Ça ne te pose pas de problème, Lessa ?

L’évoquée s’était déjà rassise, observant la scène avec un amusement insoupçonnée. J’étais en froid avec Nagta qui avait réagi à froid, il me fallait garder mon sang-froid. Mais je n’avais pas froid aux yeux ! Naido, lui, n’en avait ni chaud ni froid.

— Ton raisonnement possède un problème, jeune homme, avait-il dit. Je ne suis pas un soldat, je suis un serviteur de l’ordre et de la justice, défenseur des faibles et des opprimés, virtuose des arts de combat secrets, adepte du dépassement de soi…

— Si tu veux, l’avais-je interrompu. On peut commencer, maintenant ? Mon repas va bientôt arriver.

— Tu n’aurais jamais dû venir ici.

J’avais déjà entendu ça quelque part…

On arrive au moment le plus épique. Mais, comment dire… Je n’ai jamais appris à écrire une scène de combat. Je pourrais la passer et l’écrire dans un autre livre en contenu additionnel. Non seulement ce ne serait pas moral, mais en plus je raterais une occasion d’étaler l’étendue de mes talents.

Je vais donc effectuer plusieurs tentatives. Dans le lot, il y en aura forcément une qui sera bonne.

Salto arrière. Glissade sur le plancher. Intenses coups de poing. Rires. Bières. Encouragements. Sauts gracieux. Impressionnante vitesse de déplacement. Techniques ancestrales exemptes de logique. Public amusé. Roulades. Coup de pied sauté (rien à voir avec une recette de cuisine).

Mais pourquoi ces attaques tenaient plus de l’acrobatie ? Pourquoi perdait-il son temps à bondir de table en table plutôt que de se jeter sur moi ? Pourquoi ces compagnons, y compris Ariadana, pensaient qu’hurler son nom l’aiderait à vaincre ? Pourquoi annonçait-il ses coups à voix haute avant de les asséner ? Pourquoi sifflait-il des chopes de bière pour se rétablir ?

J’avais avancé à tâtons, les poings brandis ; je m’étais dirigé vers lui et j’avais esquivé ses techniques dites traditionnelles avec mon habileté nature ; puis, retenant mon souffle un instant, j’avais grimpé sur la table et nous avions poursuivi notre duel acharné et fabuleux au-dessus de ses têtes encourageantes, comme impulsé dans notre quête de la lutte intérieure ; et, enfin, après un empilement invraisemblable de poings et de pieds placés n’importe comment, le combat au sommet s’était conclu sur une action héroïque venant de moi (pléonasme) : je l’avais assommé avec un tabouret.

D’accord, il n’y a que trois tentatives, mais que veux-tu, même les génies ont une imagination limitée.

J’avais enfin réussi quelque chose depuis mon retour. Ne t’inquiète pas, j’ai bien savouré ce moment. Une pluie d’applaudissements (et de bière un peu) saluait mon effort alors que j’avais terrassé facilement cet implacable adversaire. Ne viens pas croire que ma victoire était due à un malheureux hasard.

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