5/10. Le voile se lève

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 Darius se souvient du discours qui sous-tend ce thème de la spoliation. Il l'a entendu trois semaines auparavant. Le vœu simpliste énoncé alors consistait à rendre à chacun ce qui lui appartient. En pointant le Musée du Louvre, on y trouve des réalisations dont les provenances sont géographiquement variées. Par exemple, dépourvue d'originalité, Mona Lisa s'insurgeait contre la présence de biens de l'Égypte antique et revendiquait qu'il était temps de tout rendre au pays dépossédé.

 Aussi bon acteur qu’intuitif, Milus joue la carte du convaincu. Il se lève de son fauteuil pour faciliter la gestuelle qui accompagne sa verve. Or, sans bras, l’exercice est compliqué. Avec la tête qui dodeline activement et surtout des phrases bien pesées, il feint des pulsions activistes. Son élan est inspiré par le souvenir de toutes ces œuvres détruites, des années auparavant, par des extrémistes d'une cause pourtant sans aucun lien avec l'art. Ainsi, il finit par exposer son envie de s'en prendre aux trésors du musée pour éveiller les consciences des concitoyens.

 Par ailleurs, si Darius a su montrer une convaincante capacité à s'indigner, c'est parce qu'il sait s'emporter avec sincérité sur d'autres sujets. Le plus cocasse concerne son dégoût face à un phénomène auquel il est confronté au quotidien. Assurément, il déteste cet instrument qui fait coexister les individus les uns à côté des autres en éradiquant progressivement l'art du « vivre ensemble » : c'est en effet le métavers qui le désespère ! Inexorablement, les manipulations et les désinformations prennent de l’ampleur et fragmentent la société. Les dommages collatéraux se multiplient. On peut citer les états dépressifs ou bien l’obésité liée à la sédentarité. Que dire de ceux qui oublient de se nourrir ou d’aller aux toilettes ? Pour un enfant, il s'avère compliqué de distinguer le vrai du faux. Voici pourquoi la jeunesse voit ses compétences sociales décliner. Enfin, dans ces paradis artificiels s’expriment toutes les pulsions pour satisfaire libido et perversions de toute sorte au service d’une civilisation à la dérive.

 En attendant, c'est pari gagné ! Théâtrale, Mona Lisa quitte à son tour son fauteuil et exprime sa pleine satisfaction à l'indigné en écartant les bras en guise de bienvenue. Elle précise qu'elle n'espérait pas autant de clairvoyance. Par conséquent, la fois prochaine, elle informe l'avatar Milus qu'il se tiendra à l'arrière de l'assemblée, avec la vingtaine de membres déjà embrigadée. Parmi eux, il observera les premiers rangs en attendant la réunion qui suit. Elle lui confie qu'en comité plus restreint, la brigade de Mona reçoit des directives après chacune de ces entrevues qui équivalent à des entretiens d'embauche.

 Fin de la séance, une étape majeure a été franchie ce jour, l’enquête cesse de piétiner. Débrancher toutes les connexions s'effectue sans l'aide de Thaïs. Ensuite, vient le temps où le duo d’opérateurs échangent avec les superviseurs. Ces derniers orientent les étapes du compte rendu en s’appuyant sur le visionnage des vidéos récoltées lors de l'immersion dans le métavers. Aujourd’hui, lors du débriefing, le binôme reçoit les compliments du supérieur direct. Le chef fut bluffé par la prestation remarquable de Darius. Il loue tout autant la qualité des informations glanées par sa partenaire furtive. Grâce à Ébo, cinq participants ont été identifiés aujourd'hui. Pourtant, en début de matinée, ce même responsable songeait à remplacer ses deux jeunes enquêteurs par deux détectives aguerris suite à des données alarmantes à propos de REVOLU. La veille, par l'entremise de sources extérieures, Le Havre avait acquis la certitude que le projet de Mona Lisa est bien plus vaste que la farce ridicule qui se joue avec Le Louvre pour toile de fond. Il a finalement été décidé de conserver l’équipe en place, sans les prévenir de l'ampleur du projet, pour l'instant, afin de ne pas les perturber.


 En sortant du Havre, outre le plaisir de se retrouver à l'air libre dans le vrai monde, Darius se montre exalté suite aux encouragements de la hiérarchie. Et puis, quel travail sympathique m’occupe, réalise-t-il ! Une rémunération correcte pour une seule plongée hebdomadaire dans le métavers, c’est de l’abus ! La précédente mission était plus chronophage et surtout trop monotone. La formation continue l’occupe le reste de la semaine, ainsi que les séances de débriefing. Darius pense avoir trouvé l’activité professionnelle qui lui convient, en attendant l’inéluctable lassitude qui finit toujours par l’étreindre à moyen terme dans tout ce qu’il entreprend.

 De très bonne humeur, il fait remarquer à sa collègue une curiosité qui n'a pas d'explication. Parmi les quatre-vingts employés qui investissent les métavers, ils sont le seul binôme femme-homme. Il en déduit que c'est pour cela qu'ils sont les meilleurs, juste des paroles en l'air, il le sait sans l'ombre d'un doute, pour le plaisir de faire l’intéressant. Espiègle et plutôt enjouée, comme on peut l'être après une bonne journée, Ébo précise que le mérite revient à elle seule. « Dans n'importe quelle équipe, rétorque-t-elle, je serais celle qui la ferait briller ! ». Plutôt que d'en prendre ombrage, son partenaire gentiment taclé profite de la bonne humeur partagée pour tester leur lien :

— On est amis ! Pourtant, je ne sais rien de toi, ma chère Ébo.

— Moi, ça ne me dérange pas de ne pas savoir grand-chose sur toi, car on n'est pas amis ! On est des collègues de travail, un partenariat qu'on nous a imposé ! Tu crois vraiment que je travaillerais avec toi si j’avais mon mot à dire ?

— Détends-toi pour une fois ! Sache que j'ai plein de questions à te poser. Tu m'intrigues !

— Allez, il faut que j'y aille, à demain, conclut Ébo en tournant les talons.

 On ne cloue pas le bec de Darius aussi facilement, maintenant il revient à sa principale préoccupation et réclame de l'aide :

— Pour Thaïs, je fais comment ? Toi, en tant que femme, tu peux me guider, non ?

— Sois imaginatif ! Lui conseille-t-elle dos tourné, trois mètres plus loin.

— En gros, je me démerde ! C'est ça ? Pas grave ! Tant pis, alors parlons de toi.

— Allez, lâche-moi. Pourquoi pas, une prochaine fois... je te raconterai peut-être deux ou trois trucs sur moi... cède-t-elle pour avoir la paix, en parlant fort puisqu’elle continue de s'éloigner.

  Soudain inspiré, un rictus triomphant se visse à proximité du côté gauche des lèvres de Darius. Par autosatisfaction, un projet qu'il qualifie d'idée de génie l'occupera toute la soirée…

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