Nouvelle

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J’ai perdu toute notion du temps depuis que je me suis échappé, depuis que j’ai quitté ma contrée natale, celle-là même qui se corrompt un peu plus chaque jour.

J’ai quitté l’horreur sur laquelle mes yeux ne se sont posés que trop de fois. Bien qu’à présent je sois si loin, tellement loin qu’il m’est difficile de quantifier une telle distance, je ne saurais oublier.

Je ne saurais oublier l’écho de leurs pas tapant vigoureusement le sol boueux de mon village. Je ne saurais oublier et n’oublierai jamais les cris de nos femmes battues et violées, l’odeur du sang s’écoulant des gorges tranchées de nos hommes.

Ils n’étaient qu’une dizaine mais face à eux nous n’avions rien pu faire. Aussi vaillants que nous puissions l’être en tant que guerriers, nous étions demeurés impuissants…

Ils étaient venus pour nous, leur dessein était clair, leur cruauté sans appel... Leurs épées ne regagneraient leurs fourreaux qu’après nous avoir tous fait passer de vie à trépas.

Chaque jour comportait son lot de malheurs. Nous étions soumis à l’obscène autorité de ces chevaliers blancs qui ne trouvaient la jouissance que dans notre perte.

Jusqu’à ce jour où leur soif de sang se fit plus forte qu’à l’accoutumée. Ils éradiquèrent notre clan, tuant hommes, femmes et enfants jusqu’au dernier.

Le dernier souvenir, encore vivace dans mon esprit, est l’épée d’un des chevaliers blancs venant entailler ma gorge, si profondément que pas même un cri de douleur ne vint rompre le tragique silence de ma fin.

Mes jambes m’abandonnèrent, toute énergie me quitta jusqu’à ce que mon corps, lourd de fatigue, ne s’écroule sur le sol froid et humide d’un village ravagé.

Je vis le chevalier blanc se rapprocher de moi, avant que mes yeux ne se ferment définitivement.

Je sais que je suis mort ce jour-là, tout comme le reste de mon clan… Pourtant, ce ne fut pas la fin. Je naquis une seconde fois, enlacé par les bras chaleureux d’un nouveau monde.

La chaleur du soleil vient caresser mes paupières et le vent fait voler mes longs cheveux noirs de jais dans un courant d’air frais. Il rafraîchit ma nuque trempée de sueur, transperce ma peau jusqu’à l’os et m’apporte une curieuse extase.

Je ne saurais dire où je suis arrivé, où la mort m'a t-elle memmené, mais je m’y sens bien.

Être dans l’ignorance, étrangement, ne fait que nourrir ce sentiment de béatitude qui soulage mon cœur chargé de tourments.

Tout ce qui m’entoure parait irréel, à tel point que je ne saurais être surpris si l’on venait me dire que tout ceci n’était qu’un rêve.

Une forêt luxuriante, faite d’arbres et de fleurs surprenantes, me clôt dans cette nature rebelle, anarchique et préservée. Le botaniste que je suis n’arrive à identifier aucune de ces plantes… Leurs formes et leurs couleurs ne s’apparentent à rien que je ne connaisse.

Sans doute mon ego aurait-il pu en prendre un coup mais je n’y pense pas. Je me contente d’observer ce paysage paradisiaque qui défile sous mes yeux.

Je retrouvais en quelques secondes l’émerveillement dont je faisais preuve lorsque, enfant, je me baladais avec mes parents dans un magasin de jouets.

De même qu’à cette époque, tout ce que j’aperçois et qui m’est inconnu, suscite mon intérêt.

Je prends plaisir à voir s’envoler ces oiseaux au plumage soyeux, brillant d’un éclat surnaturel lorsqu’ils rencontrent les rayons vivaces de ce soleil printanier. Je suis fasciné à l'excès par ces singes qui, depuis la cime des arbres, me lancent des fruits, en riant à gorge déployée de cette blague aussi vieille que le monde.

La mort m’a propulsé dans un univers original ; est-ce cela que l’on appelle le paradis ?

Je me le demande, et si ce n’est pas ce monde dans lequel j’ai atterri alors il me plaît de croire le contraire.

Est-ce des heures qui ont défilé ? Des jours ? Des mois ? Des années ? Je n’en sais rien. Seul compte le fait que je puisse profiter ici d’un repos et d’une quiétude éternelle que seul le Tout-Puissant saurait me reprendre.

Je suis comme un toxicomane dont l’esprit est étourdi par la drogue, je suis détaché de la réalité. J’ai dit adieu à cette vie laborieuse qui m’empêchait de respirer, dès lors et à jamais je retrouve l’oxygène qui m’a tant manqué.

Je suis presque aussi soulagé que le jour où, avec mon cousin Simon, nous avions fait un concours d’apnée. J’ai tant retenu mon souffle ce jour-là que j’ai cru l’espace d’un instant que mon corps sombrait dans des profondeurs infinies, comme si je chutais dans un puits sans fond. Je me souviens encore, comme si cette histoire avait eu lieu hier, de la sensation de mes poumons s’emplissant d’oxygène lorsque mon père me repêcha et me ramena à la surface.

Je suis perdu dans mes pensées, tant et si bien que je ne remarque pas la rivière qui s’écoule juste derrière moi. Je ne me souviens pas l’avoir vue lorsque j’ai ouvert les yeux…

Est-elle soudainement apparue ?

Finalement je ne me pose pas la question bien longtemps, je préfère me laisser porter par les évènements.

Un radeau s’avance vers moi, comme s’il était mû par sa propre volonté. Il finit par s’arrêter à ma hauteur, m'invitant à monter à son bord.

Je ne suis pas effrayé : sa forme élancée, sa couleur immaculée, aussi pure que le blanc des premières neiges de décembre, me rappelle la sureté et le réconfort que me procuraient les bras de ma défunte mère.

Je grimpe à son bord et il démarre aussitôt, voguant tranquillement sur ces eaux paisibles.

Des poissons vivaces et colorés s’amusent à nous tourner autour. Leur nage est parfaitement synchronisée, j’ai l’impression d’assister à la représentation d’une prestigieuse troupe de danseurs.

Le radeau arrive finalement jusqu’à une cascade, elle s’abat dans un fracas assourdissant. Nous fonçons droit dessus mais mon cœur ne s’affole pas, je reste serein, je sais que le dénouement ne saurait être triste.

Nous passons sous ce torrent d’eau cristalline et arrivons dans un paysage tout autre.

Ayant lu tellement de livres d’aventures, j’ai pensé que nous serions arrivés dans une grotte… Pourtant, il n’en est rien !

Je suis sur une plage et il fait nuit. La mer, calme, reflète l’éclat des trois lunes qui trônent dans le ciel. Le sable fin virevolte en tout sens, suivant le rythme du clapotis des vagues contre les rochers.

Un ciel étoilé, comme on en voit seulement dans les planétariums, habille la voûte céleste. J’y vois des étoiles brillant de mille feux et la voie lactée séparant en deux ce ciel sans nuages.

Je sens une très légère piqûre à la base de mon cou et voit, quelques secondes après, une libellule luminescente s’éloigner tranquillement.

Un amas de lucioles se déplace devant mes yeux, voyageant de mon œil droit à mon œil gauche, puis elles disparaissent.

C’est un monde curieux dans lequel je viens d’atterrir… Je trouve dans ce nouveau décor une certaine forme de poésie. Il m’inspire des proses, réveille l’âme du poète qui est en moi.

Cela me fait plaisir en quelques sortes, je n’avais plus écrit de poèmes depuis le 17ème siècle. A l’époque, je devais en lire un nouveau chaque jour au roi. Bien que je prenne toujours plaisir à prendre la plume, cela n’en demeurait pas moins un travail arasant.

- Monsieur Grébert ! Il est l’heure de prendre vos médicaments !

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