Le Néant

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Musique d'accompagnement : Toumani Diabaté & Sidiki Diabaté – Jarabi
https://youtu.be/-cLAwAOi-hA

— Les tribus de Xīr et de Nō se battent.

La vieille Sán secoua la tête, résignée.

— Yūmá contre Yūmá… Notre peuple œuvre envers la nature avec ces luttes incessantes.

Le jeune homme roula des yeux. Ces vieilles idéalistes.

— La nature, c’est la guerre. Regarde autour de toi, vieille bique.

La vieille Sán parcourut des yeux le désert oppressant et ses éternelles tempêtes, lointaines pour l’instant. Elle n’eut pas l’insouciance de le contredire.

— Sans doute. Nous faisons partie d’elle, après tout. Et nos rêves lui donnent forme.

Son air triste creusait les sillons de son front.

Sa petite-fille, assise en silence à ses côtés, trouva le courage de parler malgré la présence du jeune homme :

— Pourquoi est-ce qu’ils se battent, cette fois ?

Il haussa les épaules.

— Les dieux le leur ont demandé, j’imagine.

— Quels dieux ?

— Les dieux guerriers ? J’en sais rien ! Fermez-la, toutes les deux ! Vous avez pas des plats à récurer au lieu de commérer ?

Ça n’avait pas d’importance, de toute façon.

La vieille Sán s’en retourna à ses devoirs, épluchant quelques racines en fredonnant une chanson :

Oh, ils vénèrent les dieux, mais oublient

Que le premier, que l’aîné

N’est autre que le Néant

Au son des premières notes, un auditoire de petits garçons et de petites filles s’attroupa. Ils n’étaient pas supposés prêter attention à la vieille Sán. Elle n’était même pas censée parler, mais ses histoires étranges et exotiques les attiraient comme des kâmsām aux flammes. À leurs sirènes, ils ne savaient ni ne voulaient résister.

— C’est l’histoire du Néant, écoutez. ll vivait au sommet d’Ītáká avec les autres dieux. Átīrá et Amònbábá se chamaillaient. Átīrá tuait des Yūmá sans s’émouvoir, et le Suzerain du Rien s’en horrifiait.
Átīrá le remarqua. « Pourquoi s’inquiéter ? » qu’il lui demanda. « Ce ne sont rien que des vies, des choses qui se croient conscientes. »
Amònbábá intervint. « Le Suzerain marque un point. Je préfère aussi que ces choses s’éteignent sans mon intervention. Leur mort, autrement, me pèse sans que j’en connaisse la raison. »
Átīrá soupira, et moqua Amònbábá. « M’est avis que tu ne sais même pas défaire la vie, ou tu l’as oublié. » Alors Amònbábá s’offusqua et souffla sa colère sur les Yūmá. À ses tempêtes, Átīrá joignit ses sagaies de tonnerre.

— Est-ce que le Néant les a arrêtés ?

— Est-ce que le Néant les a punis ?

— Allons, les enfants, le Monarque du Néant règne sur le vide. Qu’aurait-il fait ? S’il avait été un dieu des monstres, alors il les aurait griffés et mordus, se serait révolté. Il leur aurait démontré le miracle de la vie, cette affranchie des lois du monde, née de rien, née de lui, et sa multitude d’enfants au père inexistant. Mais nos dieux, vous savez, ils diffèrent de ceux des sorciers. Plus cruels, plus odieux. Plus hargneux, plus haineux. Moins yūmán, plus monstrueux. En fin de compte, les enfants, le Néant se souciait trop peu de nous pour intervenir.

Les petits garçons et les petites filles se couvrirent la bouche. Se regardaient les uns les autres. Avaient-ils bien entendu ? La vieille Sán médisait des dieux eux-mêmes ?

Il ne lui arriva rien toutefois : point de javelots de foudre, point de tambours sismiques, point de griffes de flammes, ni de gifles de vent. Les dieux aussi s’étaient pris d’affection pour la vieille excentrique.

— Mais même nos dieux, est-ce que vous pensez qu’ils se souviennent ? Qu’ils se souviennent que le premier, que l’aîné, n’est autre que le Néant ?

Un petit garçon toussota. La forte voix de la vieille Sán avait dû lui faire oublier que c’était à elle de lui demander l’autorisation de parler.

— Si le Seigneur du Néant existe, est-ce que ça veut dire que nous, pas vraiment ?

— Non, mon petit. Ça veut dire que certaines choses ne sont pas. Ces choses-là engendrent celles qui sont.

L’enfant sentit une migraine poindre.

La vieille dame avait vécu parmi les monstres dàmò, il fut un temps. Là, elle s’était imprégnée de leur manie de parler sans permission, ainsi que de leurs étranges récits. Le garçon n’était pas certain, mais il lui semblait que les monstres manquaient à la vieille Sán.

Aucun ancien n’est très rationnel cela dit, alors que voulez-vous.

— Il est bien plus aisé de ne pas exister, tu sais. La plupart des choses ont fait ce choix. Toi, tu t’es montré plus courageux.

Le petit garçon bomba le torse. Il ne comprenait pas entièrement pourquoi, mais ça semblait approprié.

Et la vieille Sán acquiesça.

— Mais Sán, intervint une petite fille d’une voix implorante, tout ce qui est… est. Non ? Je veux dire… Ce que je veux dire… Exister, je me souviens pas que c’était dur, je crois.

— Ouais, c’est rien de spécial, convint le petit garçon. Pour être spécial il faut être un dieu, ou peut-être chef ou shaman. Moi, je serai chef un jour, alors je serai spécial quand même.

Encouragé par les « oh » et les « ah » des petites filles admiratives, il se cambrait si haut et fort que ses joues gonflées d’air rappelaient à Sán les rongeurs de Chal. Les petites filles restées silencieuses, quant à elles, ruminaient leur détresse.

— Mais moi je peux pas être chef, c’est que pour les garçons !

Sa voix claire et triste rappelait à la vieille Sán sa propre jeunesse, ses propres rébellions inachevées.

— Oh, mais tu es spéciale, chère petite. Un instant évanescent, une rareté éphémère au sein de l'infini néant.

— C’est pas très gentil, vieille Sán. Tu vas la faire pleurer.

— Je pleure pas !

Elle se mordit la lèvre, rongée par l’inquiétude.

— Je vais mourir jeune pour sûr ? Comment tu sais ?

— Tout ce qui vit est de courte durée, chère enfant, aux yeux du Néant.

— Mais… je veux pas arrêter d’exister.

La vieille Sán avait dit des choses similaires, il fut un temps. Au monstre-sorcier et au sorcier-monstre qui avaient rencontré des dieux méconnus des Yūmá. Ils leur avaient dit des choses similaires aussi, et avaient reçu la réponse qu’elle répétait à présent :

— Personne ne cesse d'exister. Quoi qu'il advienne, tu auras toujours été.

La petite fille, comme l’attroupement d’enfants, ouvrit la bouche à demi sans qu’aucun son n’en sorte, les yeux dansants sur le vide et sur les dunes, égarée dans une réflexion sourde. Enfin, elle fronça les sourcils.

Ça n’aide pas du tout.

La vieille Sán s’y était attendue, puisqu’elle-même s’était sentie perdue. Insignifiante. Un sentiment qui ne l’avait jamais quittée. Mais elle ne possédait pas toutes les réponses, ni même un peu. Et si les mots d’un dieu n’étaient d’aucun secours… Eh bien, qu’y pouvait-elle, elle, pauvre mortelle ?

Allons, les enfants. Venez maintenant, et aidez-moi à cuisiner. L’astre se lève, vous voyez. Soyez attentifs, parce que vous savez, c’est l’un des plus rares spectacles du monde.

Pfaha ! éructa un garçon en se levant et s’époussetant. Qu’est-ce que tu racontes, Sán ? T’es aussi toquée qu’on le dit !

N’est-il pas vrai, jeune homme, que ça n’arrive qu’une fois par jour ?

Une petite fille sourit, et le garçon pouffa de nouveau.

— Sán la barrée ! fredonna-t-il. Sán la timbrée ! chantèrent-ils.

Sânshá déposa dans la poêle de terre cuite quelques herbes aromatiques, desséchées par le désert.

Mamie, pourquoi tu leur racontes pas une histoire heureuse, pour une fois ?

Je ne leur mentirai pas. Après tout, la mort clôture l’histoire de chacun. On s’en retourne tous au domaine du Néant.

Cela aussi, elle l’avait entendu de la bouche des monstres qui avaient parlé aux dieux.

L’adolescente soupira, un sourire au coin de la bouche.

C’est à cause de ce genre de réflexions que tu n’as qu’une seule amie dans le monde entier.

Oh ? Qui donc ?

Sânshá mima la maussaderie, marqua un temps.

— … Voilà pourquoi tu n’as aucun ami dans le monde entier.

La vieille Sán avait eu des amis, il fut un temps. Des amis monstrueux, ensorceleurs. Mais le Néant les avait depuis réclamés, certainement.

Ma très chère petite-fille, ignores-tu que si je possédais l’éternité, je la passerais à tes côtés ? Ma plus tendre amie, nous n’aurions plus à craindre le ruissellement de chaque instant jusqu’à minuit, jusqu’à notre séparation, jusqu’au dernier répit.

Au tour de la vieille Sán de soupirer. L’injustice la révoltait, mais personne n’y échappait.

Qu’y puis-je, de toute façon ? Je ne leur mentirai pas : d’autres s’en chargeront.

Elle se renfrogna. Murmura presque :

Il n’y a que les Yūmá pour se convaincre de l'importance des Yūmá.

Un autre aphorisme rapporté du domaine des monstres, sans nul doute. Sânshá fonça les sourcils. Qu’avait vu sa grand-mère parmi les clans dàmò et les citadelles ēlú ? Comment en venait-on à se sentir si… insignifiant ?

Elle posa une main affectueuse sur l’épaule de la vieille femme. Quoiqu’elle fasse, elle ne saurait préserver les enfants de leurs propres croyances. Une réalité inventée n’était pas moins réelle, dès lors qu’on lui avait donné vie.

Elle pouvait seulement les préparer à la mort, comme les monstres préparaient leurs enfants à la vie. Elle ne pouvait que les préparer au douloureux savoir qu’une simple humeur divine pouvait les détruire, eux et leur sphère d’existence entière ; que seul le sacrifice incessant de leurs proches assurerait la continuité de la tribu ; que rien ne les attendait dans la mort, si ce n’est peut-être la douleur ; que tout les dépassait et que s’ils osaient s’interroger, on les tuerait sur-le-champ.

Comment les préparer à cela ?

Ne t’inquiète pas, mon enfant.

À la vérité, la vieille Sán s’adressait à elle-même.

Demain nous évadera de la prison d’aujourd’hui, et les problèmes présents s’envoleront comme du sable au vent.

Pourquoi avait-elle dit cela ? Aussi folle la tribu la croyait-elle, sa mémoire tenait davantage du grès grinçant que de la cendre dissipée. Et elle se languissait des paisibles jours passés parmi les monstres et les sorciers au second pouce atrophié.

Ces jours si doux lui avaient donné les mots pour décrire son angoisse. Et, par magie ou infamie, lui avaient ôté de sa menace. De sa suprématie.

Pourquoi les koxjin inspirent-ils l’horreur et la stupeur ? s’était interrogé le monstre pâle.

Homme ou femme, c’était difficile à dire, avec eux.

Le sorcier ancien, grand et fin, l’avait regardé, rassemblant ses pensées au sujet des êtres divins. Rassemblant ses souvenirs, avait songé la vieille Sán quand elle était encore jeune.

Ils nous donnent l’impression d’avoir aperçu ces choses qui nous dépassent, ces choses qui ne se destinent pas à nos jeunes âmes. Ils nous rappellent à notre insignifiance, à tout ce que nous ignorons, à tout ce qui nous restera à jamais hors de portée.

Il n’était pas entièrement sorcier, mais tenait un peu du monstre aussi. Le monstre pâle, d’ailleurs, tenait lui aussi du sorcier. L’idée que les monstres puissent devenir des mages terrifiait les Yūmá craintifs. Mais à Sán, tout cela importait peu.

Le sorcier avait claqué des doigts.

Ils pourraient effacer notre existence par mégarde, mais ce n’est même pas ce qui nous effraie vraiment. Leur présence éclaire les vastes, sombres recoins de l’univers, de sorte que l’univers nous remarque. Toutes les questions que cela soulève nous terrifient.

Je ne suis pas d’accord.

L’apprentie du sorcier venait de parler, sans crainte ni honte.

Les ssajianü m’ont été décrits comme de patients aînés, motivés par le bonheur de leurs cadets. Ils sont aimants et chaleureux, riches en leçons à léguer.

Ils n’avaient pas puni son interruption comme les adultes yūmá l’auraient fait. À la place, ils avaient considéré ses remarques.

Tu parles des endormis, de l’ombre du reflet d’une fraction de leur nature véritable. Tu parles des formes frêles dont ils s’habillent pour nous atteindre sans briser le monde. Je parle de leur soi réel, des savoirs et pouvoirs incommensurables qui composent leur âme. As-tu déjà rencontré un ssajianü ?

La petite sorcière avait baissé la tête. Elle avait murmuré un triste « non ».

Le monstre s’était avancé vers elle. Les oreilles basses, un frisson dans la voix :

Alors tu ne sais pas. Tu ne connais pas même l’effet de leur masque mortel. Tu ne t’es jamais sentie entièrement, absolument dépassée en tout ce dont tu vantais ta maîtrise. Tu n’as jamais senti ton âme affolée s’efforcer de fuir ton corps. Tu n’as jamais redouté que leur prochaine pensée te désagrège. Tu n’as jamais ressenti la peur.

Moi, si, avait dit la jeune Sán dans son accent maladroit. Les tribus connaissent cet aspect des dieux. Cet aspect seulement, si je peux me permettre.

La petite Ēlú l’avait observée, confuse.

Mais le Chroniqueur disait que les dieux yuman sont distincts des ssajianü, non ?

Le sorcier s’était contenté d’un haussement d’épaules. Il avait jeté un œil interrogatif à la jeune Sán, qui l’avait fixé avec embarras. Le regard de ces géants l’ébranlait.

Est-il possible que… peut-être appartiennent-ils à un autre panthéon ?

Le sorcier s’était frotté le menton et avait griffonné sur un parchemin. Des formules, peut-être ?

Et même sans parler de ça, s’était impatientée la fillette, si jusqu’aux endormis sont si effrayants, est-ce que ça signifie… Je veux dire, je pensais qu’on ne pouvait pas distinguer les endormis des jeunes âmes comme vous et moi ?

Ça ne dure qu’un temps, avait soufflé le sorcier. Ça ne dure jamais qu’un temps.

Une pointe de regret avait percé sa voix, reflétée dans les yeux du monstre. Mais la jeune Sán n’avait pas osé demander. Elle avait été élevée dans la tribu, où ses questions importunaient. Alors elle s’était tue.

Peu importe, avait grondé le monstre. Ils sont retournés au néant dont ils sont venus, alors c’est un débat stérile.

Les monstres n’ont pas oublié, vous voyez.

Que le premier, que l’aîné

N’est autre que le Néant

Les amis de Sán n’étaient plus que des cendres envolées, à présent. C’était inévitable, anciens comme ils l’étaient lorsqu’elle comptait ses années sur ses deux mains. Ils s’en étaient allés retrouver le Néant, s’étaient joints à la longue file des êtres nés et déchus, des choses jamais apparues, et des dieux à la fois bienveillants et terrifiants qui parlaient aux mortels.

Même les dieux chutent dans son royaume, vous voyez.

Parce que le premier, parce que l’aîné

Parce que celui qui sera aussi le tout dernier

N’est autre que le Néant.

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