La Bête

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(Musique d’accompagnement : Rúnfell - Bloodmoon https://youtu.be/JwYZfRqHnpA)

Ses muscles crissaient. Son cartilage grinçait. Ses os craquaient. Elle s'avançait péniblement à travers la fange dans laquelle sombraient des perles de sang. De quoi faire taire son odeur, peut-être.


À bout de forces, même l’étang la retenait. Ses grognements, aussi faibles fussent-ils, déchiraient le silence craintif de la forêt. Quand elle s'en extirpa enfin, le bruit des gouttes trahissait ses pas feutrés sur le tapis végétal.


Une vaste langueur l'envahissait, mais elle redoutait qu'à céder au repos, ses yeux ne s'ouvrent plus jamais. Rien qu'un instant, plaidait une partie d'elle-même, à laquelle une autre répondait en progressant sur le terrain inégal, truffe et oreilles gonflées de bruits, d’odeurs et d’ecchymoses. En quête de pitance, de quoi repousser la fin.


Elle ne sentait que son propre sang boueux et n'entendait que sa propre respiration laborieuse. Les bestioles cachaient jusque leurs battements de cœur. Ils la craignaient. Ils craignaient la mort.


Aucune aide ne lui parviendrait. Aucune aide ne venait jamais. Elle seule se souciait de sa survie. Ça n'avait pas toujours été vrai. Quand elle dépendait encore du lait de sa mère... Mais ça n'importait plus. La bête était seule. Aucune aide ne venait jamais. Une vérité aussi stricte que la douleur blesse, tue pour manger, et bois quand tu as soif.


Son estomac gargouilla. Elle émit un soupir éteint. Seul un œil rampant osa croiser sa route. Elle lui donna un coup de patte fatigué, agacée par la chose-qui-ne-se-mange-pas. À peine repoussée, la créature détala néanmoins, aussi vite que ses membres mous le lui permettaient ; droit dans le dard d’un grimpeur spongieux du même pourpre que cette sorte d’arbre où il se camouflait. La bête passa son chemin.


Une lueur attira bientôt son regard mi-clos ; son esprit embrumé suivit sans réflexion les effluves de viande qu’elle dégageait. La bête salivait. Ses espoirs s’éveillaient.


Au-devant de la chaude lumière vacillante et, à en croire ses instincts, dangereuse, elle se laissa choir en silence, tapie dans les ombres face au vent. Nez rivé sur la carcasse léchée par le feu.


Un bipède à crinière surveillait sa prise. La bête débattait intérieurement. Ce serait risqué. Trop risqué. Mais la faim…


Un bipède écailleux s’approcha du premier. La bête éreintée ne l’avait pas remarqué. Elle abandonna ses audaces insensées et s’autorisa à fermer les yeux, bercée par leurs gazouillis.


– Ziok ashshai ?

– Moeo sæ. Kapran kerꜵp, kekꜵi ?

– Kunyꜵ volya Nedatgi. Bziæl mas.

– Mm~... Vwoa kekalda tte.


Leurs babils cessèrent, et le calme sortit la bête de sa torpeur. Découragée, elle se releva avec difficulté, en tâchant d’ignorer la douleur ; d’ignorer les morsures, déchirures et fractures. Prête à embrasser sa fin. Elle se traîna, sans raison autre que l’instinct d’avancer. Et s’enfonça dans la forêt d’où lui parvinrent les gémissements d’un tricorne à sabots juvénile.


Elle s’accrocha au fumet comme à l’espérance et la faim. Força ses pattes meurtries à progresser, à écraser ses plaies. Flaira le sel chaud de sa chair. Une proie sans mère et sans défense. Enfin.


Elle traça des cercles autour de la proie condamnée. Malgré sa lente poursuite, il ne s’était pas enfui. Il battit des cils sous son souffle rauque et la fixa de ses grands yeux noirs ; ni résignés, ni implorants.


La bête ouvrit la gueule. Ses crocs enserrèrent le petit cou.



Alors pourquoi ?


Pourquoi le prit-elle sous son aile plutôt que sous ses griffes ? Pourquoi le couvrit-elle de caresses plutôt que de morsures ? Pourquoi le protégea-t-elle plutôt que de le tuer ?


Cela, nul ne le sait.




(Quelques illus de la bête et d'un tricorne adulte https://bit.ly/2SoNwn9, du grimpeur spongieux et de l'œil rampant https://bit.ly/3cXy9vr)

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