135

8 minutes de lecture


Dimanche 12 mai 2019


Un grand soleil se tenait là dans le ciel, à faire la nique aux saints de glace. Un bon 21 degré Celsius les ridiculisaient.

Il était dix heure du matin et, Hans déjeunait sur la petite terrasse presque trop à l'ombre des bambous dont la propriétaire devait être amoureuse. Pour en planter autant, c'est que l'on est amoureux. Privilégier l'ogre vert au magnifique panorama sur les montagnes qu’offrait les hauteurs de Sézenove signifiait que les bambous faisaient partie d'un panthéon intime. Et obligeait Hans, trop à l'ombre , à enfiler un pull à col roulé couleur anthracite. Il buvait son café et tartinait sa troisième tranche de pain de beurre et confiture d'abricots. Il appréciait le calme du dimanche matin, seul à Genève. Et en avait aussi un peu honte. Il laissait sa femme se démener avec les enfants et le chien, tandis que lui déjeunait tranquillement sur la terrasse.

Mais il n'était pas si tranquille que cela. L'affaire « E » était au point mort, Franco Bernardi commençait à sérieusement montrer des signes d'impatiences, la relation avec Alice était tendue. Jamais ils n'auraient du s'embrasser mais ils l'avaient fait. Entre-ouvrir la porte d'une relation charnelle rêvée, désirée par dessus-tout, puis l'interdire, rendait celle-ci encore plus désirable, et corollaire inévitable, d'humeur très irritable.

Il était dix heures passé de quelques minutes, et Hans pensait qu'il ne fallait surtout pas oublier d'arroser les fleurs des Pericolos. Il y avait peu de chances que cela arrive car il avait précautionneusement écrit en gros sur une feuille de papier A4 qu'il avait posée bien en vue sur la table de la cuisine : « ARROSER FLEURS ! », et un post-il sur la porte d'entrée faisait rappel! Non, il n'omettrait pas la demande d'Elena.

Et quelle était la meilleure manière de s'y prendre ? Le faire toute de suite avant de partir avec Stéphane chez Étienne Fournier, ils avaient rendez-vous à midi trente. Midi trente parce que monsieur Fournier jouait au tennis à quatorze heure, et qu'il n'avait trouvé que cette petite fenêtre dans son emploi du temps. Chargé.

Le joueur de tennis et ami de Jérôme Bonnetière s'était rappelé de quelque chose d'un peu étrange , et souhaitait en faire part à l'inspecteur, mais pas par téléphone. Tout ce que Hans savait était qu'il était question d'un SMS que Étienne aurait reçu mais il y a de cela un à deux ans et où quelqu'un, il pensait que c'était une femme, s'était montrée assez virulente et avait incriminé Jérôme. Étienne avait promis qu'il allait faire des recherches pour essayer de retrouver des traces du SMS.

Hans débarrassa la table, rangea la vaisselle dans la machine, ce qui était, Klara lui aurait fait la remarque, un peu ridicule. Il avait toujours mangé seul dans son appartement de Sézenove, hormis une fois, et donc la saleté sur la vaisselle avait le temps de sécher quinze fois avant que Hans daigne mettre le programme de lavage économique en route.

Il mit son assiette avec quelques traces de beurre et de confiture, à côté de celle avec de la sauce tomate. Séchée. La machine n'était pas assez pleine pour la mettre en fonction : Hans avait parfois des petits relents d'écologiste en herbe, plus pour se donner bonne conscience et avoir un peu d'arguments lorsque un vrai de vrai, écologiste, le sermonnait sur la grosse bête noire parqué devant la maison et avec laquelle il se déplaçait sans se poser trop de questions : la BMW 4/4 !

Il mit ses chaussures et sortit de son appartement. Il passa devant la cuisine, une grande vitre laissait tout voir, et il vit surtout trois grandes plantes posées sur le plan de travail. Il se rappelait qu'Elena lui avait dit qu'elle rassemblerait les plantes pour pas qu'il en oublie. Sauf une très grande, au sous-sol.

Il arrivait devant la porte d'entrée et s'accroupit pour prendre les clés sous le paillasson. Elles étaient bien là. Une chose mit mal à l'aise l'inspecteur. Attachée aux trois clés du trousseau, l'une d'elle devait être la clé de la porte d'entrée, les deux autres des clés de moindre importance, boîte aux lettres, et deuxième verrou de la porte sans doute, attachée à celles-ci donc, avec une petite cordelette en cuir, une lettre majuscule dorée. Chose tout-à-fait habituelle au demeurant, mais par les temps qui court, cette lettre fit frissonner Hans, puisque cette lettre était évidemment, c'était logique, la lettre « E ». « E » pour Elena !


Il prit la plus grosse clé et l'enfonça dans la serrure, tourna à droite deux tours, baissa la poignée et poussa la porte.


Elena avait de l'humour. Un certain sens de l'humour. Qui pouvait être assez acerbe, Hans l'avait déjà remarqué. Mais là !

Elle poussait le bouchon bien loin !:

Devant lui, suspendu à un fil, au plafond, une lettre orange, ces lettres en plastique que l'on peut aimanter sur les portes de frigo. Hans en avait acheté pour Frida au moment où elle apprenait à lire. Et cette lettre pendait là, devant Hans qui ne savait pas s'il fallait rire ou s'énerver. Quand même ! Elle savait que la situation, sa situation n'était pas facile. L'enquête piétinait, sa femme lui mettait la pression, son chef également. Sa vie entière était actuellement sous pression !

Et Elena se permettait de piquer là où ça fait mal ? Elle lui accrochait la lettre « E » à l'entrée de sa maison d'une manière absolument non-fortuite puisqu'elle lui avait demandé de lui arroser ses plantes et savait qu'il serait la première personne à pénétrer dans sa maison depuis leur départ ! Alors pour ce qui est de l'humour, cet humour là, il aurait préféré qu'elle s'abstienne!

Bon. Passons. Ne nous énervons pas inutilement. Je manque sans doute d'humour : Hans essayait de se raisonner.

Il enleva ses chaussures. Et entra dans la cuisine. L'arrosoir était posé sur le vitrocéram. Un grand arrosoir rouge. Il le saisit et s'approcha du levier, il se pencha pour tourner le robinet d'eau quand un petit papier attaché avec une ficelle au ledit robinet attira son attention. Il le prit. Il était plié en deux. C'était du carton rose qui lui rappelait furieusement quelque chose. Il l'ouvrit. Lu ce qui y était inscrit et demeura figé. Il le relut à voix haute, comme pour se le faire entendre à lui-même : «  Hans, je suis votre plus grande admiratrice : E » .

Bon. Elle a vraiment décidé qu'elle allait faire de l'humour vitriolé. Ou alors c'était décidément lui qui en manquait en ce moment, de l'humour.

Ou alors?

Le papier cartonné rose?

C'était, il en avait vraiment l'impression, exactement le même papier que celui du premier message de « E ». L'admiratrice de Jérôme Bonnetière. Comment avait-elle put ? Trouver ce même papier ? C'était vraiment déroutant.

Hans ouvrit le robinet. Pendant que l'arrosoir se remplissait, il essayait de mettre un peu d'ordre dans sa tête. C'est un pur hasard qu'elle ait put trouver ce même papier. Est-ce que dans la presse, il avait été fait mention de la qualité du papier utilisé pour ce premier message ? Les journalistes, avides de détails pour rendre leur récit plus vivant, vibrant, auraient-ils pu obtenir cette information ? Alors que la seule chose qui avait été transmisse à la presse était la fameuse phrase.

L'arrosoir était plein. Hans partit en quête de sa mission : arroser les plantes que Elena avait rassemblées au salon, à la cuisine, et un seul, trop lourd, qu'elle avait du laisser au sous-sol.

Elle lui avait tout spécifié.

Il veillait à ne pas trop secouer l'arrosoir pour ne pas semer de l'eau partout.

Au moment de franchir le seuil de la grande porte du salon, quelque chose l'arrêta. Et du coup, il renversa tout de même de l'eau par terre.

Un fil si fin qu'il ne l'avait pas vu, avait été tendu, traversant l'encadrement de la porte. Il le toucha des doigts et ne put évidemment que penser à une chose : le motard de la douane de Certoux !

Toute la sympathie qu'il avait emmagasinée pour Elena s'évaporait. Ce n'était plus de l'humour, c'était de la méchanceté. Comment pouvait-elle avoir faite une chose pareille ? Il tira sur le fil, il dut s'y employer énergiquement avant qu'il ne cède. Énervé maintenant, il se mit à arroser les plantes.



Hans retourna ensuite à la cuisine pour remplir une deuxième fois l'arrosoir. Puis, il pris l'escalier.

Au fur et à mesure des marches qu'il descendaient, et au fur et à mesure qu'il s'approchait de la chose posée sur un simple tabouret, juste à côté de la grande plante qu'il était sensé arroser, il ressentait comme un balancement entre un sentiment d'irréalité concevable et de réalité inconcevable (des oxymores dans un escalier sont dangereux) ; machinalement il saisit la main courante. Dans un ultime effort de rationalisation, il se demanda si tout cela pouvait être une vaste blague très subtile d'Elena.

Mais.

Non.

Cela ne pouvait être.

Il y avait là, devant lui à moins de deux mètres maintenant, un objet, quelque chose qui allait au-delà de tout espoir d'un humour, certes diabolique, dénué de tout inhibition, d'une totale maladresse, sinon d'une totale méchanceté, mais d'un, in fine, humour quand même. Il était tout bonnement impossible que cette chose, sur ce tabouret, soit là par la force du hasard. Et n'était-ce pas ce que Elena lui avait déjà dit. Qu'elle ne croyait pas au hasard !

Alors Hans eut alors vraiment l'impression de flotter, et ce fut comme en hypnose qu'il s'avança jusqu'à la chose, le bel objet, le délicieux produit qui lui était personnellement destiné. L'étiquette mentionnait son nom en lettre italique :


Pour Hans Pfäfi


Il avait été décidé d'un commun accord, que l'épisode du magnum de bordeaux offert à Jean-Pierre Lonfat resterait tue à jamais. Nul ne le saurait. Et surtout pas la presse. Il était clair que l'épisode surréaliste du goûté chez les Lonfat à Laconnex ne pouvait pas être relaté car elle créerait un scandale si explosif que Genève ne s'en remettrait pas. Chacun qui avait participé à ce moment de doux délire, se demandait d'ailleurs, après coup, comment il avait put en arriver là ? Un moment d'égarement collectif. Cela avait été la faute à François Champs et son goût immodéré pour les bons vins. Où alors à Jocelyne Lonfat et à son esprit terre-à-terre, jusqu’au-boutiste dans la logique : cette bonne bouteille est là pour être bue ! Et en plus j'ai acheté une bonne couronne des rois ! Mais bon. Tout le monde avait été étrangement d'accord de participer. Donc on opta pour une mise aux oubliettes de cet épisode burlesque !

Pour se rappeler aujourd'hui au douloureux souvenir de Hans Pfäfi.

C'était la même bouteille. Un magnum de bordeaux. L'étiquette était la même sauf qu'elle ne contenait pas le sulfureux texte qui avait été adressé à Jean-Pierre Lonfat. Mais juste ce sobre Pour Hans Pfäfi !

Et à côté du tabouret, la plante dont Hans n'avait plus rien à faire, avec une grande enveloppe C5. Justement intitulé :


Découverte de la vérité... !


Hans la prit et la détacha.

Le titre était était écrit en lettre manuscrite.

Pour la première fois.

Nerveusement, il ouvrit l'enveloppe, et s'asseyait sur l'escalier.

Il ployait le genou.

S'avouait vaincu.

« E » allait, dans cette lettre, gentiment lui expliquer l'histoire de l'affaire « E » qu'il n'avait jamais réussit à résoudre !

Et c'est ce que « E » fit.

Hans déplia les feuilles A4 pliée en deux et commença à lire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Dam Filip ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0