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Laconnex, samedi 5 janvier 2019


Jean-Pierre Lonfat avait passé des vacances de noël agitée. L'affaire "E" lui pourrissait la vie à un degré qu'il considérait lui-même comme phénoménal et totalement immérité.


Lui qui n'aspirait qu'à une fin de carrière politique, voire dans l'enseignement, il était prof d'histoire, sans rebondissements. Une tranquille voie de chemin de fer qui arriverait à la gare terminus, d'où il descendrait et se rendrait au buffet du quai d'Or manger des filets de perches.

Eh bien cette fin rêvée, fantasmée, souhaitée, revendiquée, et à priori tout-à-fait réalisable dans la réalité, d'ailleurs avant toute cette affaire il aurait signé les yeux fermé pour un tel plan sur la comète, eh bien cette fin, comme nous le disions, "E" l'avait torpillée !

Ses collègues, en le nommant président du Conseil d'État en remplacement de ce bon George Pendal, l'avait remis sous les feux des projecteurs, ce qu'il abhorait. Surtout quand cette lumière ne le mettait guère en valeur. Ce qui était malheureusement le cas. Puisqu'il devait gérer une affaire ingérable et unique dans l'histoire politique suisse, l'affaire "E", et en même temps, subir les sarcasmes de tout un chacun sur l'autre affaire vieille de trois ans, l'affaire du voyage à Dubaï, l'affaire Lonfat. La résurgence de cette histoire lui pesa particulièrement. Elle venait de se tasser un peu. On le laissait de nouveau agir, on l'écoutait de nouveau, il se sentait revivre un peu. Et puis, patatras ! "E" se ramena avec ses revendications, ses meurtres, ses agressions. Le coup des jumelles l'avait pétrifié et créer chez lui une attitude d'anxiété et d'angoisse quasi permanente. On était loin des filets de perches au buffet du quai d'Or. Il avait deux gardes du corps en permanence avec lui, merci Elizabeth Page ! Et il était persuadé qu'il était l'un des prochains sur la liste de "E". Car il avait lui-même favorisé des engagements de profs français lorsqu'il était au DIP, juste avant que Sylvie Delcourt n'hérite de ce département.

Donc tout était sujet à peur. Une voiture qui le suivait, ou qui avait l'air de le suivre, un courrier d'origine inconnue, il faisait une fixation sur l'attaque à l'antrax. Du coup, certain relevait le côté positif : il avait perdu du poids. Il avait toujours voté restaurant, télévision, et divertissement et non elliptique, rameur et pompe, et son corps avait prit la forme de ses convictions : un bon gros ventre dodu ! Mais. Que. Son angoisse réduisait. Un peu. Donc, le congé de fin d'année 2018, une annus horribilis assurément, de monsieur Lonfat, normalement dévolu à toutes sortes d'excès, fut réduit à de la peau de chagrin, tout simplement parce que le cœur du pauvre homme n'y était plus. La peur de trépasser d'un jour à l'autre suite à un nouveau tour de passe-passe de "E" tuait dans l’œuf toute velléités de détentes et réjouissances.

Alors, ce samedi cinq janvier, pour essayer de se distraire tout de même un peu, Jean-Pierre Lonfat lisait un livre sur les divinités indiennes, assis dans un confortable fauteuil dans son salon. Il posa le livre un instant, et prit sa tasse de thé, non sucré. Si cela continuait comme cela, il devrait changer toute sa garde-robe. Une gorgée du breuvage plus tard, que en temps normal, il n'appréciait guère, il était plutôt café et cappuccinos bien sucré, et l'on sonna à la porte. Il aurait été exagéré de dire qu'il sursauta, mais il ne put s'empêcher d'être de nouveau la proie toute faite d'inquiétudes plus ou moins justifiées. Il était seul. Sa femme était en course dans les rues basses, elle avait reçu des bons cadeaux à noël, qu'elle était en train de valider dans une prestigieuse boutique d'habits de la place. Il était 17h00 passée de quelques minutes. Qui pouvait bien sonner à sa porte à cette heure là ? Il se leva, et se rendit devant la porte d'entrée. Il regarda à travers le judas : un homme en tenue de travail semblait-il. Une casquette sur la tête. Honteux de sa propre peur, tout de même, il ouvrit la porte.

- Bonjour, BSVP, Boissons Sur Votre Paillasson, pour vous servir ! J'ai un colis pour vous ! Vous êtes bien Jean-Pierre Lonfat ?

L'homme, le livreur, une quarantaine d'année, lui tendit une grande boîte en bois, qui devait contenir une bouteille de vin, de toute évidence.

- Une bouteille de vin ? Qui en est l'expéditeur ?

- Alors je ne peux pas vous le dire, il a tenu à rester anonyme...

- ANONYME !!! cria monsieur Lonfat.

Ça y est ! Mon heure est venue ! était la pensée qui avait surgit comme une éclair dans son esprit. Mais une force surgit également ! Lui, Jean-Pierre Lonfat, président par intérim du Conseil d'État de la ville de Genève allait montrer à "E" que l'on ne lui la faisait pas. Il n'était pas aussi naïf que Georges Pendal, que le mari de Sylvie Delcourt, que Jérôme Bonnetière ! Non d'une pipe !

- Entrez ! Posez ça là, dit-il, autoritaire, en pointant la boîte du doigt.

Le livreur obtempéra et posa la bouteille sur la commode du hall d'entrée, en bois de chêne, recouvert d'un napperon blanc brodé des écussons de toute les communes genevoises, un cadeau d'un conseiller municipal. Jean-Pierre Lonfat ferma la porte, tourna la clé.

Bien ! Vous, vous restez là ! Vous ne bougez pas ! Je téléphone à la police !

Il sortit son smartphone et appela directement Hans Pfäfi. Le livreur ne comprenait rien à ce qu'il lui arrivait, le conseiller d'État le remarqua et tout en attendant que Hans veuille bien décrocher, il se mit à lui expliquer la situation.

- Vous n'êtes pas au courant de l'affaire "E", monsieur ? demanda-t-il au livreur.

- Euhh...si si. Mais bon.

- Comment ça, mais bon ?

Hans décrocha :

- Oui. Hans, qu'est ce qu'il se passe ?

Monsieur Lonfat était d'une énergie pleine d'enthousiasme, une manière de juguler sa peur :

- Ah ! Bien ! Vous devez venir immédiatement chez moi ! Vous ! Votre collègue, la police scientifique ! Tout de suite !

- Pourquoi ?

- Je viens de recevoir un colis extrêmement suspect....

- J'arrive !, l'interrompit Hans.

Monsieur Lonfat ferma son téléphone en soupirant de soulagement. Le livreur reprit, incrédule :

- Vous croyez que c'est "E" qui vous envoie cette bouteille ?

- Non seulement je le crois, mais j'en suis quasi sûr, monsieur !

- Ah bon ? Mais pourquoi est-ce que je dois rester ?

- Parce que la police doit vous entendre !

- La police ?

- Mais bien sûr !

- Mais j'ai rien fait...

- Mais si ! Vous m'avez livré un colis qui vient de E ! Vous avez peut-être vu quelque chose qui pourra mener la police sur la piste de "E" !

- Moi ??

- Oui ! Vous !


Hans Pfäfi habitait à Sézenove, une demi encablure de Laconnex, et il mit moins d'une minute ou presque pour sonner à la porte du conseiller d'état. Monsieur Lonfat lorgna de nouveau à travers le judas :

- Bonjour ! Je suis vraiment heureux de vous voir, inspecteur, fit-il en ouvrant la porte.

Hans entra :

- Alors c'est quoi ce colis ?

Jean-pierre Lonfat le prit par le bras et l'attira à distance de la commande, et de la bouteille !

- Regardez ! Cette boîte ! Elle vient de m'être livrée par ce monsieur (il désigna le livreur assis sur une chaise à côté de la porte de toilettes), livrée par une personne qui a souhaité garder l'anonymat ! L'anonymat, inspecteur ! Qu'est ce que vous en dites ?

Le conseiller d'état était en proie à une sorte d'excitation dont il ne percevait pas l'excès.

- Mais bon, monsieur Lonfat. Ouvrez la boîte avant de faire des suppositions...

Il s'exclama :

- Mais vous êtes fou ! Si en ouvrant, cela libère le même gaz qui a tué George Pendal !?!

Hans dut acquiescer. Pour le coup, même s'il avait l'impression que le politique était un peu embarqué tout de même, il devait admettre qu'il n'était pas impossible que l'ouverture de la boîte réserve une mauvaise surprise :

- La police scientifique est en route. Elle sera bientôt là...

On sonna de nouveau à la porte.

- On parle du loup, fit Jean-Pierre Lonfat, assez satisfait de lui-même.

Assurément, il avait eu le bon réflexe, la bonne idée. Et cela redorerait son blason. Et cela le revigorait ! Et cette fois il ouvrit la porte sans judas. C'était Alice Noît. Ce fut Hans qui lui conta l'histoire. Elle ne put s'empêcher de sourire. Tout de même.

- Mais, monsieur Lonfat, fit-elle, sceptique et encourageante, vous ne connaissez pas quelqu'un qui aurait put souhaiter vous faire cette surprise ; une bonne bouteille pour fêter la nouvelle année ? Et l'anonymat dont vous parlez prendrait fin une fois la boîte ouverte ?

Le conseiller soupira. Alice le faisait douter. Peut-être qu'il s'emballait. Il se rappelait tout d'un coup les remarques un peu désobligeantes de certaines personnes qui n'arrivaient pas à prendre ses soupçons sur tout ou rien au sérieux, et qui se moquaient ouvertement de lui. Alors il se dit que peut-être que oui, il en faisait trop. Et qu'il se ridiculisait. Et que en politique, le ridicule n'est pas sous la protection d'un dicton, et qu'il tue donc ! Il fut à deux doigts de se lever, et d'aller courageusement ouvrir la boîte quand l'on sonna pour la quatrième fois à la porte.

- Police scientifique cette fois ? fit-il alors. Laissons les faire...


François Champs fit évacuer toutes les personnes du hall d'entrée et les enferma dans la cuisine. Puis, lui-même, affublé d'une tenue complètement hermétique, d'un masque à oxygène, entrepris l'ouverture de la fameuse boîte. Il leva le loquet et bascula la porte latérale du boîtier. Bien scellé dans un demi-cercle en bois, la bouteille, un magnifique magnum de bordeaux, se présenta à lui. Il s'y connaissait en vin, et reconnaissait la forme typique de la bouteille du célèbre vin français. Par contre, l'étiquette n'avait rien à avoir avec celle du vignoble hexagonal ! Il hésita. Fallait-il extraire la bouteille de son nid en bois ? Où l'y laisser ? Et l'emmener en laboratoire ? Il scruta plus profondément la chose. Et. Non. Rien ne semblait pouvoir déclencher quoi que ce soit d'autre, bombe, gaz, s'il sortait complètement la bouteille de la boîte. Alors, malgré l'inquiétante étiquette, il saisit le magnum. Et le posa à côté de la boîte sur la commode. Puis il la tourna dans tout les sens, délicatement. Le bouchon semblait lui, bien être d'origine. Ce qui signifiait que sans doute, le contenu était bien du bordeaux. Qu'il avait une furieuse envie de goûter ! François Champs était ce qu'on appelle un vrai amateur de vins. Sa cave personnelle valait plusieurs milliers de francs ! Dans sa maison en France voisine, du côté de Thônon-les-bains. Il enleva son masque, respira profondément. Aucune odeur, aucun effet suspect. Il enleva sa combinaison.

On sonna à la porte. François Champs alla ouvrir. C'était le procureur général, Franco Bernardi. Hans l'avait appelé.

- Bonjour ! Alors, c'est quoi cette histoire de colis mystérieux, demanda-t-il en entrant.

- Je vous laisse le découvrir. Vous pouvez regarder la bouteille, mais pour l'instant ne la touchez pas. Je vais chercher les autres à la cuisine...

Le procureur s'approcha de la commode. Il sortit ses lunettes de lecture de sa poche intérieure et se mit à genoux, la position a croupie lui faisait trop mal.

- Voyons voyons, se dit-il à voix haute. Qu'est ce que c'est donc que ça ?

L'étiquette ressemblait à une vraie étiquette de bouteille de vin, mais ce qui y était inscrit n'avait rien à avoir avec ce qu'elle contenait !


Cher Jean-Pierre Lonfat, je vous offre cette bouteille de bordeaux, pour que vous puissiez vous remettre un peu de vos émotions. Cette fin d'année 2018, grâce à moi, fût bien mouvementée. Et pour vous encourager, vous et vos collègues, pour l'année 2019, qui sera une année extraordinaire pour notre petite république ! En effet, très rapidement, vous aurez affaire à de nouvelles aventures qui iront crescendo si vous ne faites aucun effort, comme jusqu'à présent, sur le thème de l'emploi et de votre préférence chronique et pathologique pour la main d’œuvre tricolore. C'est pathétique cette cécité ( Jean Delcourt doit vous maudire soit dit en passant) devant le ballon qui est dans votre camp et avec lequel vous refusez de jouer ! Des victimes il y en aura donc encore en 2019, mais bon, je suis d'avis que nous vivons dans une société qui sacralise et surestime à l'excès la valeur de la vie d'un être humain ! N'y finirons nous pas tous, dans la boîte ?
Bonne année !
E




Le procureur avait le souffle court. La prose était cinglante et désagréable. Et au vu des événements de ces derniers mois, il n'avait pas de doute quand à la probabilité que les menaces proférées ici soient misent en exécution. "E" était une personne de parole ! Parbleu !

Il se leva et tous les autres arrivèrent dans le hall d'entrée. Le procureur invita le conseiller d'État à prendre connaissance du message de l'étiquette, puisque c'était à lui qu'il s'adressait.


Quand Jean-Pierre Lonfat eut fini la lecture, sa femme, Jocelyne entra, les bras chargés de sacs à commissions. Elle fit une tête ! Un peu comme celle de son mari. Lui par effroi (il venait de finir la lecture de l'étiquette), elle par surprise :

- Mais ! Qu'est ce qui se passe ici?! s'écria-t-elle.

Et dix minutes plus tard, tous se retrouvèrent autour de la grande table de la salle à manger. Jocelyne Lonfat était pragmatique. Et ce pragmatisme l'avait emporté. Secondé par l'assurance du spécialiste François Champs, certifiant que la bouteille ne contenait que du bordeaux n'attendant que de satisfaire les papilles gustatives de tout un chacun présent ici. Et Jocelyne qui avait acheté une couronne des rois fourrée à la pâte d'amande dans une boulangerie huppée des rues basses, et c'est ainsi que tous se retrouvèrent donc autour de la grande table de la salle à manger. On déboucha la bouteille, on coupa la couronne en neuf parts plus ou moins égales, pour les convives de ce goûté complètement inattendu : Jean-Pierre Lonfat, sa femme Jocelyne, Hans, Alice, le livreur, Franco Bernardi, François Champs et ses deux employés. On eut un peu honte tout de même. Ce fût tout d'abord en silence que l'on dégusta le magnum, mais le vin était absolument exquis, et personne ne refusèrent un deuxième verre, et puis donc les langues se délièrent. Et le procureur général osa lever son verre :

- À .....(il hésita)...à....à....l'arrestation de "E" ! Voilà !

Et tout le monde fit tinter les verres ! C'était tout-à-fait surréaliste. On trinquait pour la mise sous verrou de "E" avec du vin offert par "E" lui-même ! Alice en fit la remarque. Tout en riant. Tout le monde finit d'ailleurs par en rire, même Jean-Pierre Lonfat. Et ce fut le livreur de BSVP qui trouva la fève et fut couronné roi !

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