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7 décembre 2018, route de Douvaine


Félicien Dumas se rendait à son travail. Il était 6h00 et il roulait à vive allure. Radio Nostalgie allumée. Lara Fabian : Tout ! Tout ! Tout est fini entre nous...la voix puissante de la chanteuse envahissait l'habitacle.


Il était 5h45. La femme surveillait. L'homme sciait. Le tronc de l'arbre. Dans la nuit complète, c'était lune noire. Deux cordes étaient attachées à l'arbre de sorte que celui-ci ne tombe pas lorsque le point de rupture serait atteint. La femme regardait le ciel, son bonnet péruvien sur la tête. La circulation à cette heure très matinale était sporadique. Depuis le quart d'heure que l'homme travaillait, seulement deux véhicules étaient passés. Direction Genève. Il lui fallut un quart d'heure de plus pour parvenir à ses fins : le tronc était maintenant désolidarisé de la terre, et ne tenait debout que grâce aux deux cordes.


Félicien Dumas venait de franchir la douane et accélérait fortement. Sa peugeot 307 en avait sous le capot. Lara Fabian était toujours là : TOUT ! TOUT ! TOUT EST FINI ENTRE NOUS ! NOUS ! et Félicien chantait avec elle : TOUT ! TOUT ! TOUT EST FINI ENTRE NOUS ! NOUS !

Puis, un fracas épouvantable remplaça Lara Fabian.

La voiture venait d'être arrêtée net.

Quelque chose dont Félicien ne connaîtrait jamais la nature exacte, venait de s'enfoncer directement dans son cou. Son sang aspergea l'airbag blanc qu'une simple petite branche avait transpercé réduisant à néant sa fonction salvatrice.

La radio était toujours allumée et Lara Fabian arrivait au bout de sa chanson, paraphrasant sans le savoir, telle une musique de film, la fin de Félicien Dumas : TOUT ! TOUT ! TOUT EST FINI ENTRE NOUS ! NOUS !





Hans, la sirène en marche passa à toute vitesse le village de Vésenaz, la Pallanterie pour arriver sur les lieux du crime. Il se gara à côté de la mini d'Alice Noît. Abdel était également là et lui ouvrit la portière.

- Salut Abdel ! « E » revendique ?

- Oui.

- Personne n'a touché ou déplacé le corps.

- Non. Mais de toute façon je ne vois pas comment on aurait pu le déplacer. La première personne arrivée sur les lieux est un certain Jean-Claude Brivère, 50 ans, habitant Thônon, de nationalité suisse. Il se rendait à son travail. Directeur des ressources humaines d'une banque genevoise. Il est très choqué. Un psychologue doit arriver.

Alice les avait rejoint.

- Hans, c'est dégueulasse à voir, fit-elle.

Hans ne lui répondit pas. Il marchait à grandes enjambées. Abdel et Alice lui couraient après.

- Vraiment dégueulasse, renchérit-t-elle.

Et elle avait raison. Quand il vit le corps de Félicien Dumas prisonnier de ce qui restait de sa voiture, il pensa à l'étonnant effet collatéral qu'une action peu avoir. Ici, il n'avait pas suffit que la branche traverse la gorge du malheureux. Une autre, petite, qui poussait sur la branche principale, avait pénétré le bas de l’œil droit de la victime et avait chassé le globe oculaire de son orbite. L’œil pendait maintenant sur la joue à un petit filament blanc et rougeâtre.

- Monsieur...monsieur... ?

- Brivère, lui rappela Abdel.

- ...va avoir besoin d'un bon soutient psychologique, dit Hans. Montre moi le message !

- C'est par là !

Cinq mètres plus loin, à l'endroit où le tronc était plus épais, taillé au canif.  comme le font les amoureux, le message de « E » :



« SI VOUS VOULEZ QUE TOUT CELA CESSE,

FAITES COMME MOI : AGISSEZ ! »


- « E » aime l'ironie, commenta Alice.

- Oui. Absolument ! Il faut que je voie le témoin, dit Hans.


Jean-Claude Brivère était assis sur une banquette à l'intérieur d'une camionnette de pompiers. Ceux-ci attendaient le feu vert de la police pour pouvoir commencer le travail de désincarcération du malheureux et de l'évacuation de l'arbre qui empêchait tout passage de véhicule dans les deux sens. Les trois inspecteurs montèrent rejoindre le directeur DRH. Et celui-ci regardait par terre en tenant un café dans la main.

- J'ai été lui chercher un café à la station service du coin, dit Abdel en remarquant l'étonnement de Hans.

- Tu vas m'en chercher un aussi s'il te plaît. Deux sucre, une crème, dit Hans.

- Moi aussi ! Noir ! s'empressa Alice.

Il partit en quête de ces boissons chaudes, et Hans et Alice restèrent seul avec Jean-Claude Brivère. Hans commença par un lapidaire, maladroit et peu inspiré :

- Le psychologue va bientôt arriver...

Pour ce qui est des subtilités sentimentales des relations humaines, le suisse-allemand n'était pas et n'avait jamais été au point. Alice était naturellement plus habilitée :

- La victime n'a probablement pas eu le temps de souffrir. Elle est morte sur le coup ! Alors, ce que vous venez de voir n'est que spectaculaire. Mais mourir comme ça, n'est pas pire que de mourir d'une crise cardiaque...

- ...Mais...l’œil...c'est horrible...comment je vais faire pour enlever cette image de la tête... ?...j'ai vomi tout-à-l'heure...

Le témoin gardait la tête baissée.

- Le psychologue va vous aider pour cela. Vous donnez des trucs, des exercices pour vous aider à évacuer votre traumatisme.

Hans interrompu Alice un peu abruptement :

- Pour quoi vous rendiez-vous au travail si tôt ? Vous êtes dans les ressources humaines on m'a dit...

Alice le regardait, surprise. Était-ce l'heure matinale ? S'était-il levé du mauvais pied ? Pourquoi donc Hans était-il parfois si cavalier ?

Cependant, Jean-Claude Brivère répondit. Et sembla même retrouver un regain de vitalité. Parler de son travail, de ce qui constituait une part importante de la réalité de sa vie, dans laquelle jusqu'ici il n'y avait pas eu d’œil sorti de leur orbite, de gorge traversée de branche d'arbre, de sang répandu dans des cockpits de voiture, lui faisait du bien :

- Je me rendais à mon travail plus tôt, car j'ai une réunion très importante à 9h00 et, j'avais pris du retard dans la préparation. Je dois gérer un roulement prochain de trois personnes...

- D'accord, d'accord, l'interrompit Hans. Et quand vous êtes arrivé sur les lieux du crime ?

- Du crime ? Ce n'est pas un accident ?

- Non.

Monsieur Brivère regarda pour la première fois son interlocuteur dans les yeux, complètement ahuri.

- Avez-vous vu quelque chose qui vous a paru étrange, inhabituelle ?

Monsieur Brivère réfléchissait. La porte arrière du fourgon s'ouvrit et Abdel apparu avec trois cafés dans des gobelets en plastique avec couvercle. Il grimpa dans le véhicule et distribua les boissons :

- J'ai déjà mis le sucre et la crème, dit-il.

- Merci, fit Hans en buvant immédiatement une gorgée.

Puis, il fixa le témoin :

- Alors ! Avez-vous vu quelqu'un, un véhicule, une moto, un vélo ? C'est très important !

- Non. Je ne crois pas. Je ne me souviens pas. J'ai été tellement surpris par ce que je voyais, alors j'ai rien vu d'autre.

- Vous vous êtes arrêté et après ? demanda Alice.

- ...J'ai du prendre mon courage à deux mains. Il n'y avait aucun cris, aucun pleurs, juste la radio qui fonctionnait, j'étais presque sûr que le conducteur était mort. Mais j'étais seul là. Je devais y aller sinon c'était non-assistance à personne en danger...

Il baissa de nouveau la tête. Il fallait faire l'impasse sur le chapitre suivant, la découverte du corps de Félicien Dumas par Jean-Claude Brivère.

- C'est vous qui avez appelez les secours ? demanda Alice.

Hans et Abdel la laissait faire. Ils savaient maintenant avec l'expérience que certaines parties d'un interrogatoire, c'était son boulot.

- Non. Une voiture est arrivée en face et j'ai crié d'appeler des secours !

Il y eut un silence, avant que Hans ne conclue :

- Merci monsieur. On va vous laisser. Vous serez convoqué au poste pour signer votre témoignage. Le psychologue sera bientôt là. Au revoir.

Les trois inspecteurs sortirent. Alice tapota l'épaule droite de Jean-Claude Brivère en signe d'encouragement.


Une tente de fortune avait été montée. Les trois s'y rendirent. Le chef de la police scientifique les y attendait.

- Salut François, fit Hans en lui tendant la main.

- Salut Hans.

- Tout le secteur est bouclé le temps qu'il vous faudra pour faire ce que vous avez à faire. Je veux que absolument tout ce qui peut être relevé pour analyse le soit. On doit mettre le maximum de billes dans notre sac à pièces à conviction.

Alice sourit. Hans maniait si bien la langue française pour un suisse-allemand, et inventait même des expressions. Le chef des pompiers entra.

- Vous tombez bien, vous ! fit Hans en rigolant. Vous êtes au chômage technique jusqu'à ce qu'il vous donne carte blanche, dit-il en pointant du doigt François Champs.


Les trois inspecteurs sortirent de la tente. Hans et Alice finissaient leurs cafés en marchant vers leurs voitures quand Abdel rappela à chacun ce que chacun souhaitait ne pas entendre :

- La victime est française...

Avec la revendication de « E », cet état de fait était pour ainsi dire une déclaration de guerre ! Hans en était parfaitement conscient et ne fut nullement surpris lorsque son natel sonna et que la cheffe de la police genevoise, Séverine Mélisse était à l'autre bout de la ligne :

- Bonjour inspecteur Pfäfi, les autorités françaises vont rappliquer. Peut-être même le président Matton en personne !

- Entendu !

Il raccrocha, monta dans sa BM en lâchant :

- On se retrouve à 10h00 au poste !



Hans gara sa voiture devant chez lui à 8h30, et en sortant de sa voiture il tomba nez-à-nez avec les deux petits chiens de sa voisine qui lui sautaient dessus.

- VANILLE ! CHOCOLAT ! RETOUR ! AU PIED ! cria leur maître.

- Vanille ? Chocolat ? fit Hans , surpris.

- Oui ! Ça leur va bien non ? L'une était brune, l'autre noire, c'était des femelles.

- Celle là, j'aurais plutôt penché pour caramel, rétorqua Hans.

- Oui. Vous n'avez pas tort. Mais ma fille insistait pour Vanille. Et c'est sa chienne, alors...

- Oui, je comprends.

Hans caressait Vanille qui lui léchait les mains. La vie est incroyable pensa-t-il. Il y a des gens complètement barges qui coupent des arbres pour qu'ils s'écrasent sur des routes et des voitures, et qui tue ainsi des gens. Et d'autres qui promènent simplement leurs chiens. Et il trouvait étrange comme lui-même parvenait à faire le grand écart. Traiter le cas de l'affaire « E » et dans la demi-heure qui suivait discuter chiens avec sa voisine. Il en arrivait parfois à se demander si lui-même était normal. Et tout d'abord qu'est ce qui était normal, et qu'est ce qui ne l'était pas ?

Sa voisine remarqua son état absent :

- Vous allez bien, monsieur Pfäfi ?

Hans soupira et lâcha, ça lui faisait du bien :

- Je peux vous le dire, de toute façon vous allez l'apprendre à travers les médias. « E » a encore frappé...

- Ah bon !?

- Un arbre a été abattu sur une voiture...

- Non ?

- Après la douane de Douvaine.

- Et qu'est-ce qu'il est arrivé au conducteur ?

- Tué sur le coup.

L'expression de sa voisine se figea deux secondes, puis se relâcha. Elle appela ses chiennes. Il fallait faire attention. Même si la route qui descendait sur l'artère principale n'était pas très fréquentée. Mais les chiennes étaient obéissantes, revenaient aux pieds de leur maître. Puis repartaient aussitôt.

- Vous savez monsieur Pfäfi, je crois que les choses se passent comme elles doivent se passer...

Hans la regardait. Étonné mais pas non plus complètement surpris. Sa voisine, il la voyait comme une personne plus de la terre que de la ville. Et, Hans l'avait déjà remarqué à plusieurs reprise dans son travail d'enquêteur, les gens de la ville réagissent plus émotionnellement aux événements. Les gens de la terre, de la campagne, plus concrètement. Et lui-même venait de la campagne à Amriswil. Et lui-même n'avait pas besoin de soutien psychologique suite aux événements de ce matin, contrairement à Jean-Claude Brivère.

Sa voisine développa :

- Vous savez...j'ai deux enfants. Alors je peu vous dire que quand vos enfants n'arrivent pas à trouver un job à Genève, et qu'ils doivent partir ailleurs comme mon fils, j'ai des légumes pour vous d'ailleurs, et que en même temps on donne des permis de travail aux français...et bien...franchement... « E », je le comprends !

- Même si « E » tue ?

- En faisant tomber l'arbre sur la voiture, est-ce que « E » était sûr et certain de tuer le conducteur ? Était-ce son but ? Il y a une part d'aléatoire là-dedans, monsieur Pfäfi, je crois...

Sa remarque était des plus intéressante, pensa Hans. Et c'était évidemment également valable pour le motard de Certoux. Le câble tiré en travers de la route ne pouvait pas forcément, inéluctablement être mortel. Il y avait eu une part de fatalité.

- Donc si cela est arrivé, c'est que cela devait arriver ? fit Hans, tout de même un peu dérangé par une telle philosophie.

- Je sais...ça dérange beaucoup les gens quand je dis ça...

- Disons que c'est très arrêté comme vision...

- Pas plus que n'importe quel avis.

Ils furent interrompus dans leur discussion par une voix d'homme qui appelait de l'autre côté de la maison.

- C'est mon mari. On doit y aller. Je vous amène vos légumes.

Elle rappela ses chiennes et partit vers sa porte d'entrée, saisit un carton jaune qui contenait les fameux légumes que Hans allait laisser pourrir dans le frigo, et les lui amena :

- Et voici des vitamines pour vous aider dans votre enquête !

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