Amours ratées (n°23)

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Je me souviendrai toujours que tu me l’as annoncé devant l’Obergefreiter Oskar Sarfert. Un parmi quarante-cinq mille.

Cela fait vingt ans que nous ne sommes pas revenus ici. Au mitan des années 90, c’était notre première campagne. Nous allions publier des pages et des pages ensemble, et peut-être prendrions-nous le temps de faire un enfant ou deux. Mais voilà, les recherches, les séminaires, les colloques, les thèses à soutenir, les chaires dans les universités prestigieuses, et en fin de compte, nous avons oublié de nous reproduire. Oh, certes, nous avons accouché de nombreux ouvrages, conjointement ou séparément, mais donner chair à un être vivant, jamais.

Mais qu’est-ce que tu as ? Tu as d’ordinaire la voix plus assurée ; on peut t’entendre clairement à l’autre bout d’un amphithéâtre. Je suis sûre que le plan Schlieffen s’est conçu plus simplement et rapidement que le pauvre salmigondis qui sort de ta bouche. Allez, largue ta bombinette, tu en es déjà à m’avouer que l’aventure dure depuis déjà des mois.

Ah non, pas cette petite grue ! Pas Miss Obus de 75 !!! Non mais, excuse-moi, pour mémoire, c’est toi qui lui as trouvé ce surnom. Je ne sais même pas comment elle s’appelle. D’ailleurs, je ne veux pas le savoir. Ça, je veux bien croire que tu dois t’amuser avec elle. Tu lui dessines la cote 80 entre les deux seins quand tu t’ennuies ?

J’imagine très bien quel a été ton plan d’attaque. J’ai été moi aussi ton étudiante, puis ton assistante, puis ton factotum – et accessoirement ton épouse. Tu as joué de ton bagout, tu l’as impressionnée avec tes connaissances, tu l’as assommée avec ta culture. Je me souviens comment tu m’as séduite. Tu es drôle, fin, épuisant, plus tout à fait à la page, en fin de compte trop fait comme un vieux fromage. À l’université, c’est bien simple : on ne t’a jamais connu jeune. Au fil des ans, tu es devenu un vrai parasite, incapable de faire quoi que ce soit par toi-même – dactylographier un manuscrit, répondre au téléphone, établir un bon à tirer, planifier un voyage. Bon débarras, ça va me faire de l’air. J’aperçois déjà la ligne bleue des Vosges.

« Non ma chérie, ici ce sont des Bavarois. » Toi, tu continues imperturbable ta visite parmi les rangées de croix. Toujours cette pointe de condescendance quand tu me corriges. Tiens d’ailleurs, combien pèse une croix en fonte, Deutsche Qualität ? On doit certainement la sentir quand on s’en reçoit une en pleine tronche. Tu sais quoi ? Tout à coup, je regrette infiniment que les Allemands n’aient pas songé à disposer des croix de granit dans toutes leurs nécropoles. Dommage que nous ne soyons ni à Wicres ni à Carvin : à quelques kilomètres près, nous aurions effectué de toutes nouvelles expérimentations au plus proche des objets d’étude. J’arpente le terrain à ta suite ; j’essaie de repérer s’il n’y en a pas une qui soit un peu descellée. À l’arrivée, j’ai remarqué les poppies de plastique semés parmi les rangées de tombes près de l’entrée. Par exemple ! Les Britanniques font des mamours aux Allemands, et c’est l’armée française que l’on cocufie. Oui, Monsieur, on nous cocufie en plein jour !

J’ai prononcé à voix haute cette dernière phrase, et tu tournes vers moi un visage stupéfait. « Ma chérie, pas de ça s’il te plaît. C’est très laid. Calme-toi. Je sais que tu es capable de te maîtriser. » Ce ton légèrement onctueux et las, le même que tu emploies pour demander le calme au fond de la classe. Cela ne se fait pas d’élever la voix dans un tel endroit, et comme tu continues de faire semblant de t’occuper, je vais bien trouver un moyen de te faire comprendre que la guerre ne sera ni courte, ni fraîche, ni joyeuse. Me reviennent en mémoire toutes les allégories ornant les monuments aux morts de France et de Navarre – la mère patrie gravement offensée, prête à en découdre avec les Uhlans, Marianne revancharde offrant sa poitrine à la mitraille ennemie, la République redressant son front fier et altier vers des lendemains meilleurs, le poilu allant au combat, la vareuse claquant au vent, la baïonnette au fusil et l’amour de la patrie au bord des lèvres – toutes attitudes excellentes à reproduire en cet instant, sauf sans doute celle de la mère éplorée veillant son fils occis, version laïque de la pietà de Michel-Ange. Il ne faut pas exagérer quand même. La République t’emmerde et ne te regrettera pas.

Tu es parti cinq mètres en avant et tu ne me regardes surtout pas. Comme tu as raison. Achtung Minen. Tu détournes constamment la conversation comme si tu découvrais l’endroit pour la première fois. D’ailleurs, je te félicite pour le choix du lieu. Ça sent le calcul. Point de porte à claquer ni d’assiettes à faire voler. L’infini des tombes, l’herbe et les arbres. Et peut-être bien que cela te fait quelque chose de trottiner dans ce champ clos, toi l’Alsacien d’origine qui te demandes sans doute si des jeunes hommes de ta région reposent ici sous les ramures centenaires. Ils étaient de quel côté, tes ancêtres, hein ? Étaient-ils lâcheurs, félons, parjures, infidèles, renégats, traîtres ? Il faut paraît-il compatir avec les Alsaciens, il faut leur trouver des excuses. Ce ne serait de la faute à personne. Mais moi, mon cœur n’a jamais balancé entre le sens du devoir et l’infamie, je n’ai jamais fait le zouave, j’ai toujours su où mon camp se trouvait. Je ne suis ni mi-figue ni mi-raisin comme… comme… Ah zut. Comment mettre une pensée l’une après l’autre ?

Je ne te hais même pas, mais si tu savais à quel point je te méprise ! Imagine un peu que ta Miss Repos-du-Guerrier te fasse un marmot. Quelle belle incarnation du papa moderne ! Qu’est-ce que tu vas bien pouvoir faire pour rattraper le 21e siècle, toi qui ne daignes même pas te servir d’un téléphone portable ? Tu chanteras à ton mouflet « La Madelon » pour l’endormir le soir ? Ça va être joli tout plein. En attendant, la vaisselle qui traîne dans l’évier, les poubelles qui débordent, la caisse du chat qui pue, ce n’est pas toi qui lèveras le petit doigt pour t’occuper des contingences quotidiennes. Est-ce que tout ceci va me manquer ? Mais non… Au fait, non. D’autant qu’il n’y a rien de plus tue-l’amour que la vie maritale avec toi, à la longue.

Retourne-toi. Reprends ta marche. Ce n’est pas parce que j’ai esquissé un sourire que tout va mieux. Tu es prompt à guetter les premiers signes d’éclaircie. Le temps est pourtant toujours à l’orage, tu sais. Ne compte pas sur une trêve. Tu devrais plutôt prêter attention au sifflement qui annonce une marmite ou une enclume, de la catégorie de celles qui creusent d’énormes trous sur les champs de bataille. Tu pourrais en recevoir une d’ici peu. Bien sûr, l’idée que ta punaise se transforme bientôt en petite Sœur de la Charité et joue la garde-malade à plein temps me fait franchement jubiler, mais si tu te mettais à faire le jeune homme rien que pour elle ? Si tu faisais des efforts ? Si tu te surpassais ? Impossible. Elle va bientôt comprendre que la plus grande illusion sur le couple est que le couple rendrait heureux. Ce n’est pas parce qu’on est ensemble qu’on fait forcément la paire.

Et je vous souhaite le moins de réconciliations possible. Tu ne seras pas heureux avec elle, je te le défends. Il y aura des crises, quelques guerres de tranchées, mais pas de drapeau blanc, je vous l’interdis. Elle ne viendra pas dans ma maison, ne couchera pas dans mon lit, ne saccagera pas mes plantes dans mon jardin. Tu reprends la parole très opportunément. « J’avais pensé à m’installer dans le sud. » Pas possible, tu comptes te rapprocher des Dardanelles ? Mais bon sang, que va faire un spécialiste de la Grande Guerre dans le Midi, aussi loin de la ligne de front ? C’est une plaisanterie, j’espère ? C’est grotesque. Je préférerais savoir que tu vas t’enterrer dans un coin de l’Argonne. Notre véritable biotope, ce sont les champs à la terre lourde et grasse, les villes de la Reconstruction, l’enfer du Nord, les aubes laiteuses, les côtes crayeuses, le Chemin des Dames, le Mort Homme, enfin tout sauf la chaleur et les cigales, et j’espère bien que tu ne songes même pas à la Côte d’Azur, ce paradis empalmé pour croulants catarrheux. Qu’est-ce que tu irais foutre au bord de la mer avec ta morue ? Ne me dis pas que tu vas l’emmener en week-end à Nice au soleil quand moi… moi… moi… je n’ai eu droit qu’à des fins de semaines à Péronne par gros temps. Je le confirme : la Somme, c’est un autre style de promenade des Anglais.

« Ah ! Les larmes, maintenant ! On ne peut pas être tranquille un seul instant… Est-ce que je me plains, moi ? » Vieux débris. Raclure de shrapnel. Elle a des problèmes de vue, ta petite étudiante, ou peut-être a-t-elle désespérément besoin d’une mention à son prochain examen. Non, je ne pleure pas. Je te jure que je ne pleure pas. Je vais simplement vous étrangler tous les deux, ou plutôt te zigouiller, toi seul, et te cacher sous le gazon de cette nécropole. Voilà une idée grandiose et géniale. Personne n’ira chercher un macchabée dans un cimetière. J’ai une énorme envie de t’envoyer vérifier si le feldgrau est biodégradable en pleine terre. Comme l’endroit est fréquenté une fois tous les deux ans, j’ai tout le temps de te faire disparaître. Un parmi quarante-cinq mille. J’ai pour coutume d’enseigner à mes étudiants que sous les croix, il n’y a pas forcément des corps entiers, mais parfois des morceaux d’êtres humains, des gars qui ont été démembrés, broyés, hachés, réduits à moitié en chair à pâté. Tiens, j’ai plein d’idées… Ne te retourne pas, franchement c’est pas la peine, continue ta marche, fais comme si de rien n’était. Je vais trouver un moyen, accorde-moi juste quelques minutes. Les couronnes sont déjà sur place.

Et puis regarde-moi cette tristesse. Ce gâchis. Ce cimetière de notre vie. Ce jardin du souvenir.

Je fais une pause. Les arbres cachent le paysage. Le ciel se couvre de nouveau. Ich hatte einen Kameraden, einen bessern findst du nicht.

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