Jeux dangereux

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Pierre jeta un coup d’œil des deux côtés du muret sur lequel il était perché et gémit. Il était bel et bien coincé. La relative immobilité du liquide pâteux ne le trompa pas. Sous ses airs tranquilles et paresseux, le gamin savait que le fluide cachait un caractère impitoyable et implacable. Rien ne lui échappait. Que Pierre endormît sa vigilance un instant et cela en était fait de lui.

Pour la forme, il tenta néanmoins de se concentrer un moment pour voir s'il pouvait observer des changements à l’œil nu. Mais comme il l'escomptait, aucun indice ne lui confirma la progression de son ennemi. C'était avec une patience infinie que celui-ci opérait son avancée. Millimètre après millimètre. Molécule après molécule. Lentement mais sûrement. Peu lui importait d'être aussi peu rapide car, ce qu'il prenait, il ne le rendait pas.

Pierre était persuadé que la troisième pile de roches du muret était encore visible il y a cinq minutes. Seul un liseré de couleur différent en indiquait désormais la présence. Il s'inquiéta. Et si son support s'effritait ? Avant même d'être submergé ou de s'être échappé, serait-il précipité à terre par l'effondrement de son abri ? Il n'y survivrait certainement pas, il le savait. Et sa propre lucidité le terrifia.

Il était au fait de ce qu'était la mort. Concept flou durant ses premières années, il en avait percé les mystères au cours de la sixième. Il avait compris que les gens finissaient par disparaître pour ne plus jamais revenir et qu'un jour son tour viendrait. Sa mère lui avait dit que cela arriverait dans très, très longtemps. Et il ne souhaitait nullement accélérer le phénomène. Il n'était plus un petit, ni un pleurnichard. Il affronterait cette épreuve comme un grand, le regard porté vers l'horizon et il s'en sortirait indemne.

Fermement résolu à ne pas se laisser abattre, il décida de prendre immédiatement les choses en main. Son premier réflexe consista à sécher les larmes qui étaient restées collées à ses joues. Il les effaça d'un geste un peu honteux, surtout rageur. On ne l'y reprendrait plus à être aussi faible. Il se sentit plus fort après cela, plus digne. Aussi s'enquit-il avec vivacité de sa seconde mission.

Il ne mit guère longtemps à la trouver. Cette idiote de Mathilda était encore plantée en plein milieu de ce qui avait constitué autrefois la cour d'école. Elle avait eu de la chance jusqu'à maintenant. Elle ne faisait pas partie de l'écrasant nombre de victimes que Pierre put recenser, lorsque le préau de la cour s'était effondré. Les piliers n'y étaient pour rien. Ils étaient conçus pour résister aux secousses sismiques et personne n'avait imaginé qu'un incident d'une quelconque autre nature eût été capable de les éroder.

Le gamin fit semblant de rien lorsque les cris de ses camarades résonnèrent de nouveau à ses oreilles, comme si le désastre était rejoué une seconde fois. Il devait tenir bon. Cela avait été horrible. Avant même que la première pierre du préau ne touche le sol, ou peut-être un crâne, quelqu'un de plus alerte avait lancé un cri d'alarme. Mais frappé par la surprise et l'ampleur de l’événement, le hurlement n'avait eu d'autre substance que celle de la terreur. Un cri informe de désespoir. Pierre n'eut même su dire s'il s'était agi d'une voix féminine ou masculine. Peut-être Lucile avait-elle voulu crier "Attention !". Peut-être Martin avait-il voulu hurler "Garez-vous !", son expression favorite, comme lorsqu'il courait à toute allure en esquivant les autres enfants.

Mais Pierre ne le saurait pas. Alerté lui-même par ce cri, il le garderait toujours en mémoire. Lorsqu'il s'était retourné, il n'avait pas eu besoin d'indices supplémentaires. Son jeune cerveau avait enregistré instantanément les informations retransmises par ses yeux et avait ordonné au corps du gamin de se pétrifier. Ses camarades avaient dû avoir la même réaction. Pierre trouvait cela stupide. C'était courir qu'ils auraient dû tous faire et non attendre que le préau ne leur tombât sur la tête.

Mais tout était allé très vite. Une fraction de seconde et une dizaine de hurlements s'étaient joints à l'original. C'était le premier concert auquel assistait Pierre et il en fut frappé de dégoût et d'horreur. Une autre fraction de seconde plus tard et tout était déjà fini. Les cris s'étaient tus aussi instantanément qu'ils avaient jailli, comme si un fantaisiste chef d'orchestre avait brusquement ordonné de couper le son. L'enfant avait cru devenir sourd. Puis, le soliste s'était manifesté afin de joindre son morceau à l'ensemble. C'était une longue plainte, lugubre, entrecoupée de sanglots et d'une toux douloureuse. La voix avait tenu le ton pendant quelques héroïques et horrifiantes secondes et elle avait décliné tout doucement jusqu'à laisser le silence s'installer. Personne n'avait applaudi. Si ce n'est le feu, qui, en crépitant, célébrait ça à sa manière.

Mathilda non plus n'avait pas goûté au spectacle. Elle avait été soufflée par l'explosion et avait atterri violemment sur le bitume de la cour. Pierre vit qu'elle saignait des coudes. Elle ne semblait toutefois guère s'en soucier. Tandis que le gamin avait pris ses jambes à son cou sans réfléchir, elle était restée tétanisée à l'endroit exact où elle était tombée, muette. Le gamin n'était pas assez âgé pour être capable de faire de l'ironie mais il était suffisamment vivace pour constater que son immobilité avait à la fois sauvé la fillette et l'avait dans le même temps pratiquement condamnée. L'endroit où elle se trouvait assise étant légèrement surélevé, elle avait été dans un premier temps épargnée par les premières vagues de magma qui avaient fusé de terre.

Cela n'avait pas été le cas de tous leurs camarades et plusieurs s'étaient effondrés en gesticulant, avant d'être lentement absorbés par le liquide létal. Plus aucun corps n'était visible dans la cour. On eût dit que par un heureux miracle, personne ne s'était trouvé là au moment de l'éruption.

Mathilda avait fini par réagir. Avisant la lave en train de se répandre, elle avait glapi et s'était relevée. À son âge, on n'avait pas encore appris ce que pouvait bien être du magma. Mais l'instinct de la fillette et les contorsions de ses camarades l'avaient vite mise en garde à propos de ce liquide pâteux, tantôt rapide, tantôt paresseux, qui se répandait dans son univers. Ou peut-être en avait-elle déjà vu des images à la télévision. Quoi qu'il en soit, personne n'avait cru bon expliquer à la petite ce qu'il fallait faire dans de telles conditions. Même ses instincts battirent en retraite. Aussi se contenta-t-elle de rester sur place une fois debout. Elle jetait de petits coups affolés d’œil çà et là et haletait pour aider son cœur à reprendre son rythme normal.

Lorsque Pierre prit conscience de la situation, elle n'était pas encore tout à fait encerclée. Elle pouvait être en mesure, par quelques bonds adroits, de briser le cercle et de s'enfuir. Il avait déjà constaté à quel point elle était agile, lorsqu'elle jouait à la marelle ou au saut à l'élastique. Elle en était capable.

Il se mordit la lèvre en réalisant que le temps qu'il avait perdu à trouver son perchoir et à pleurer aurait pu aider à sauver Mathilda. Il eut été simple de lui attraper la main et de la forcer à courir ou de faire état de la situation plus tôt pour lui crier d'agir. C'était de sa faute. Il allait devoir faire de son mieux pour se rattraper. Toujours aussi résolu, il prit une ferme inspiration et hurla le nom de la jeune fille à s'en déchirer la gorge, à plusieurs reprises. À vrai dire, il n'était pas utile de hurler étant donné l'absence de vacarme dans la cour. Seule la lave se contentait-elle de lâcher quelques gaz de temps en temps, ce que le gamin ne pouvait s'empêcher de trouver amusant.  Et cet amusement le mettait en colère.

Malgré le sang-froid dont il cherchait à faire preuve, la panique l'emportait. Il réussit tout de même à attirer l'attention de la jeune fille, qui tourna la tête dans sa direction en clignant bêtement des yeux comme si elle venait de se réveiller.

- "Oh, salut Pierre, je ne t'avais pas vu", dit-elle d'un ton paisible.

Elle semblait indifférente au chaos qui l'entourait. Un sentiment que le garçon était loin de partager. Peu habitué aux sautes d’humeur dictées par les défections de la raison, la réaction de sa camarade ne manquait pas de l’étonner.

-          « Mathilda ! Mets-toi en hauteur, tu seras en sécurité ! Faut pas rester là ! »

Quelques secondes s’écoulèrent sans que la fillette ne réagisse. Puis, comme si elle n’interprétait les sons qu’avec difficulté, elle plissa les yeux dans un effort pour comprendre ce qu’elle entendait. Cela n’eut pas l’air de lui plaire car elle fronça les sourcils et imprima à sa bouche une moue mi colérique, mi boudeuse.

-          « Laisse-moi tranquille Pierre ! Tu comprends rien ! Je veux juste jouer. Je risque rien, je vais aller au ciel, tu verras. »

Et se désintéressant totalement de lui, elle se mit à jouer de la manière la plus naturelle du monde après avoir passé pourtant les cinq dernières minutes recluse dans une immobilité quasiment complète. Située sur la première case d’une marelle, elle fit mine de reprendre la partie là où elle l’avait abandonnée. En guise de palet, elle se saisit d’un morceau de roche gros comme son poing provenant des débris du préau, et elle le lança avec aisance sur la deuxième case. Et elle virevolta. Une jambe, sauter une case sur une jambe, deux jambes, une jambe, deux jambes, le demi-tour, puis de nouveau une jambe, deux jambes, une jambe, récupération du caillou enfin, et saut de chat pour atteindre la première case et sortir. Un jeu d’enfant.

Sans s’accorder même quelques secondes de pause, la petite fille passa à l’étape suivante et lança, sauta, sauta, bondit, sauta, sauta, fit demi-tour avec grâce en riant, sauta, sauta, ramassa, bondit, sauta. Elle avait l’air dans son élément. Médusé par l’audace de Mathilda d’abord puis absorbé par ce deuxième spectacle auquel il assistait, Pierre s’oublia, bouche bée, et ne pipa mot tandis qu’elle lançait le caillou de plus en plus loin. Et que la lave se rapprochait.

La partie avançant, il ne put ignorer son imposante présence dans son champ de vision. Mais il était trop tard quand il s’arracha à la contemplation du ballet. Son ennemie avait patiemment tissé son ardente toile. Déjà, la plus haute case de la marelle en était recouverte. Il cria de nouveau en direction de la jeune fille dans l’espoir d’attirer son attention.

-          « Mais tais-toi donc nigaud ! »

Peine perdue. S’il n’avait pas été cerné lui-même, il serait descendu de son abri et serait allé la chercher de gré ou de force, quitte à la ramener en la tirant par les cheveux. Ses beaux cheveux blonds et bouclés qu’elle portait très longs et qui faisaient sa fierté.

-          « Ciel ! Et voilà le travail ! Tu vois, je te l’avais dit ! »

Elle avait posé le pied sur la case du même nom, son objectif, signe que la partie était terminée. Aussitôt, ses chaussures se mirent à siffler méchamment d’une complainte stridente qui agressa les tympans du garçon, quoique celui-ci fût situé à plus d’une dizaine de mètres. Il plaqua ses mains sur ses oreilles. Pourtant, ce son lui semblait presque doux par rapport aux hurlements précédemment entendus. De la fumée noire s’échappa des semelles.

Les vêtements de la petite fille s’embrasèrent.

-          « Bye bye Pierre ! »

Sa belle chevelure s’enflamma et cela fit un enchevêtrement de filaments lumineux fugaces sur sa tête. La chaleur montait rapidement et sa peau prit à feu à son tour. Malgré les immenses cloques qui dévoraient son visage de gamine, Pierre fut persuadé qu’elle lui avait souri. Il n’en douta plus lorsqu’elle ponctua sa risette d’un petit geste de la main, comme pour le saluer. C’était comme regarder quelqu’un secouer une branche enflammée. Ahuri, il lui répondit à son tour d’un signe qui lui parut grotesque à côté de sa propre prouesse technique.

Puis la petite fille s’effondra et cessa de bouger, tandis que le brasier faisait repas de sa chair. Pierre avait eu le privilège de contempler en exclusivité le premier spectacle de ballet accompagné d’effets pyrotechniques au monde. Encore une fois, les encouragements du public se firent limités, voire inexistants. Seul le feu célébra ça à sa manière en rigolant, sans pour autant délaisser son festin.

Le gamin haussa les épaules. C’était donc cela aller au ciel pour elle ? Pas étonnant qu’il ait eu toutes les difficultés du monde à lui faire entendre raison, elle était complètement folle. Douée pour la marelle certes, mais toujours en train de ricaner bêtement comme ces idiotes de filles savaient si bien le faire.  Bête elle avait été et bête elle était restée jusqu’à la fin. Il avait encore sa propre peau à sauver.

La mélancolie l’envahit un instant. Il n’osait le reconnaître, de peur d’être affublé de mêmes tares que sa camarade, mais il avait trouvé tout cela très beau. La manière dont la petite fille s’était donnée jusqu’à son dernier souffle. Les reflets chatoyants du magma, jaune, orange, rouge et d’une infinité de tons entre ces couleurs. La paresse méticuleuse de la lave qui grignotait petit à petit chaque pouce de terrain. Pour s’extirper de ces pensées dangereuses, il s’imagina un instant piquer une tête dans le lac d’allure plus martienne que terrienne étendu à ses pieds. Et pour exorciser, il s’esclaffa bruyamment d’un rire nerveux.

Quand il eut fini, il avait totalement repris ses esprits et arpenta le paysage du regard en vue de trouver une issue. Il distingua plusieurs passages dans les environs qui pourraient constituer une échappatoire correcte. Restait à trouver le moyen de s’y rendre. Pierre fit l’inventaire des endroits encore non atteints par le magma ou le brasier par lesquels il pourrait se faufiler pour s’en sortir. Plusieurs options semblaient s’ouvrir à lui. Mais il n’eut le temps de se décider pour le meilleur itinéraire.

Un craquement sinistre attira son attention, l’arrachant à ses calculs. Il ne sut d’où provenait le son avant que le premier pan du muret situé à cinq mètres de lui ne s’effondrât, le faisant sursauter. Son perchoir lui parut désespérément fragile et il se sentit affreusement vulnérable. Contemplant le bloc qui avait disparu, il constata que les pans de mur qui affleuraient cette zone commençaient à s’effriter à leur tour. Trente secondes plus tard, ils s’effondrèrent également avec fracas et un nouveau cycle démarra. Pierre se mit à courir sans réfléchir sur le mince sentier de moellons devant lui. Il n’avait pas le choix, seule une direction lui était ouverte. Il eut été incapable de sauter de l’autre côté du muret effondré et de toute façon, ne sachant pas où l’autre chemin menait, c’eut été prendre des risques inconsidérés.

Cela le rassura d’être actif. Après s’être réfugié en lieu sûr, il avait assisté en vain spectateur à la mort de ses camarades et amis. Courir lui permettait de mettre le maximum de distance entre lui et son destin.

Très vite, il ralentit tout de même l’allure, ayant pris un peu d’avance sur le cataclysme, pour s’assurer de son itinéraire.

C’est alors qu’il remarqua la présence d’autres survivants. La surprise manqua de le faire trébucher, persuadé qu’il était d’être le dernier resté. Comme il eut été ridicule de succomber à la première réception d’une lueur d’espoir ! Il plissa les yeux. Ils n’étaient pas si loin, il pouvait quasiment distinguer leurs visages. Ils étaient plus nombreux qu’il ne l’avait espéré. Il pouvait se tromper mais il en comptait sept pour l’instant. Ils couraient tous dans tous les sens. Pierre ne sut dire si c’était dû à la terreur inspirée par les évènements ou s’ils fuyaient quelque chose en particulier. Ils avaient l’air pourtant relativement en sécurité sur le terrain en hauteur qu’ils avaient rejoint. Il faudrait probablement des jours entiers avant que la lave n’atteigne un tel niveau.

Courant dans leur direction, un sourire d’espoir plaqué aux lèvres, le jeune garçon chercha un moyen de les rejoindre. C’est alors que l’un des gamins l’aperçut et lui fit signe. Il le reconnut. C’était Johan, un garçon de son âge d’une autre classe qu’il appréciait bien et avec qui il avait disputé quelques parties de foot.

-          « Hé Pierre, ça va ?

-          Salut Johan !

-          Tu fais quoi ?

-          J’essaie de m’échapper ! »

Pierre se demanda un moment si son ami n’était pas idiot. Que croyait-il donc qu’il était en train de faire ? Avait-il mis de côté les périls qui l’avaient menacé aussitôt après les avoir surmontés ?

-          « C’est nul, viens jouer au loup avec nous. »

C’était donc ça qui les effrayaient.

-          « Ok j’arrive, j’essaie de trouver un chemin pour arriver jusqu’à vous ! »

Cette réponse sembla convenir à son camarade puisqu’il pivota et se remit à cavaler pour se réintégrer à la partie qui se déroulait. Pierre en fut un peu déçu. Il avait escompté que son ami l’orienterait un minimum ou lui donnerait quelques conseils pour réussir à effectuer le trajet en confiance.

Il fit la moue. Il n’était pas trop d’humeur à jouer au loup, mais cela lui changerait les idées. Il faudrait toujours s’occuper de toute manière, en attendant les secours. Mieux valait se dépenser un peu et ne pas ruminer les derniers évènements. Il y aurait bien du temps par la suite pour réfléchir à tout ça.

Le gamin repéra soigneusement où il allait pouvoir sauter ou marcher et passa à l’action. Il effectua le chemin tout d’une traite, sans se permettre de trêve, par peur de se décourager. Dans l’ensemble, la chance lui sourit. Il avait toujours un temps d’avance sur la lave et trouvait toujours à se frayer une voie avant que ses pas ne soient engloutis. Il fut également très vite en sueur, compte tenu de la chaleur qui émanait du magma. Mais il n’en avait cure. Il était arrivé au pied de la butte. Seule une vingtaine de marches d’escaliers le séparaient de son objectif et il les gravit promptement, le cœur léger.

Il s’attendait à tout, mais pas à l’accueil qui lui fut réservé quand il arriva au sommet. Immensément soulagé de s’en être sorti, il avait prévenu de son arrivée en criant sa joie à la cantonade. Pourtant, sept visages frappés d’effroi et d’horreur le contemplaient. Lorsqu’il fit un pas vers eux, il y eu un mouvement de recul général de deux pas et plus, comme s’il eut été un pestiféré.

C’est alors qu’une main s’abattit sur son épaule et qu’il sut que c’était fini. Il l’avait compris avant que la voix ne susurre à son oreille.

-          « Touché ».

Presque instantanément, ses pieds gelèrent et il lui fut impossible de les décoller du sol. Tandis qu’il sentait le gel monter lentement le long de ses chevilles et malgré sa promesse de rester impassible et de faire front, il ne put empêcher un rictus rageur et dépité de s’afficher sur son visage. Il avait été si proche du but, c’était vraiment bête et injuste. Il maudit le destin alors que la glace commençait à grignoter son ventre. Il ne sentait déjà plus la moitié inférieure de son corps et relâcha ses muscles sans que cela n’affecte nullement sa posture. Il aurait voulu s’effondrer au sol mais la glace le maintenait debout.

Son agresseur ne lui accorda pas plus d’attention et se lança en direction des autres enfants, qui se dispersèrent en criant pour l’éviter. Pierre n’avait nul besoin de le regarder pour savoir de qui il s’agissait. Mais machinalement, profitant de ses derniers instants de mobilité, il avait jeté un œil sur la forme qui l’avait dépassé en bondissant. Il ne vit rien de plus que ce qu’il n’attendait. Un pelage gris, une queue touffue, des oreilles pointues bien dressées et une gueule sertie de crocs et inondée de bave. Il se déplaçait sur deux pattes, comme les humains.

C’était presque fini, il ne pouvait plus bouger les épaules. Il vit Johan se retourner et lui adresser une petite moue dépitée. Il était déçu que la partie se termine aussi vite pour Pierre, qui venait à peine de les rejoindre. Avoir affronté le feu et les cendres et succomber aux premiers froids, quelle nullité ! Pierre était honteux de s’être fait avoir si vite. Il s’était laissé aller à abaisser sa vigilance. La présence d’une autre statue attesta qu’il n’était pas le premier à s’être fait attraper, ce qui le consola un peu.

Ses joues succombèrent à leur tour. Il pouvait sentir la progression du gel au millimètre près. Il atteignait ses pommettes et allait pénétrer sa bouche. Pierre prit rapidement une inspiration avant de bloquer sa respiration. Son nez était devenu inutilisable lui aussi. Il hésita un instant et conserva finalement les yeux ouverts. Il les sentit se durcir petit à petit. C’était fini, il allait pouvoir se reposer.

Et il cessa finalement de bouger.

Et la sonnerie retentit. Johan s’arrêta net de courir.

-          « Oh non, on a pas eu le temps de finir la partie ! »

Pour souligner que la sonnerie concernait tout le monde et qu’il n’y aurait pas d’exception, les institutrices se mirent à frapper de concert dans leurs mains.

-          « Fin de la récréation les enfants ! Mettez-vous en rang, nous rentrons. »

Pierre et Johan sautèrent de la butte et trottinèrent en direction de leur classe respective. Ils ne se séparèrent qu’après promesse de se retrouver au même endroit pendant la récréation de l’après-midi pour terminer la partie.

Rassembler tous les enfants prit deux bonnes minutes. La classe attendit patiemment que la maîtresse les rejoignît. Celle-ci était en conversation animée avec l’une de ses collègues.

-          « Quand même, je suis contente que la cour ait été goudronnée. C’était vraiment hasardeux auparavant avec toutes les ornières et racines sur lesquels ils pouvaient trébucher. Je suis soulagée. À tout à l’heure ! »

Elle entraîna ses élèves à sa suite tout en les comptant méthodiquement, comme elle le faisait régulièrement. Ce n’est qu’arrivée sous le préau qu’elle les interpella.

-          « Il me manque quelqu’un les enfants, qui n’est pas avec nous ? »

Elle n’attendait pas vraiment de réponse et se contenta de froncer les sourcils et de passer tous les visages en revue. Ce ne fut pas long.

-          « Tiens, il nous manque Mathilda. Elle était pourtant là tout à l’heure. Est-ce que quelqu’un l’a vu ? »

Toujours soucieux de rendre service, Pierre leva la main.

-          « Elle est allée au ciel maîtresse. »

Toute la classe éclata de rire. L’institutrice fit la moue.

-          « Bon, elle a dû entendre la sonnerie, elle finira bien par nous rejoindre une fois qu’elle en sera descendue. »

Puis, ajoutant comme pour elle-même :

-          « De toute façon, la marelle est loin d’être le jeu le plus dangereux ».

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