Une nouvelle ère

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Les Dames d’Avalon priaient autour de leurs monolithes, plus vieux encore que l’âme de l’île. Des runes anciennes, gravées sur la pierre, brillaient sous l’éclat de la lune et pulsaient au rythme des paroles des femmes. Celles-ci vibraient et se mouvaient d’avant en arrière, entraînées dans leur danse folle et millénaire. Leurs chevelures dorées, brunes, rousses ou grises se balançaient et se mélangeaient. Elles n’étaient plus des individualités, mais des entités réunies en ce lieu pour un seul objectif, celui d’appeler la Déesse Dana, dans un dernier espoir de sauver l’humanité du chaos.

Eoline, celle qui avait remplacé Viviane, semblait en transe. Son front plissé ne parvenait pas à cacher son inquiétude et ses nuits sans sommeil. La Dame du Lac, la grande prêtresse, souffrait depuis quelque temps et ses sœurs, bien que soucieuses de son bien-être et toujours promptes à l’aider, n’avaient réussi qu’à l’affaiblir davantage en lui insufflant leurs propres peines et désespoirs. Plus jeune, Eoline souriait sans cesse et aimait partager sa joie de vivre avec tous les habitants de l’île. Sa nouvelle vie de disciple d’Avalon l’avait comblée.

Apprendre les rites sacrés, étudier les anciens textes pour faciliter la transition avec l’autre monde lors de la fête de Samain, distribuer les petites statuettes de fécondité pour la célébration d’Imbolc, aider à mettre en place le marché pour les jours paisibles des Lugnasad, ou assister les druides pour allumer les feux de Beltaine… Chacune de ses activités et chacun de ses apprentissages lui avaient redonné foi en elle-même, en la Déesse et en l’Homme. Cependant, Eoline n’aurait jamais pu prévoir ce qui allait se dérouler. Seule la peur grondait à présent en elle.

Les femmes se turent soudain tout en continuant à se tenir par la main pour ne pas briser le cercle. Elles rouvrirent les yeux lentement et fixèrent la grande prêtresse avec espoir. Cette dernière ne déviait pas son regard des pierres alignées. Elle prodiguait toute sa puissance dans cette intention. Eoline voulait y croire et restait concentrée. Leurs incantations allaient fonctionner. Elle mit de côté les murmures d’angoisse qui commencèrent à assaillir la colline, les pleurs et autres exclamations dramatiques. Face à la posture imperturbable de leur dirigeante, d’autres prêtresses l’imitèrent et, bientôt, seules les respirations saccadées des disciples trompaient le silence tendu des jardins suspendus. Les minutes passèrent et le temps s’étendit. Les voiles des robes claquaient sous la force du vent, tandis que les statues de pierre ne tremblaient pas, indifférentes à tout ce qui se jouait alors.

— Eoline, tu m’as appelée !

La grande prêtresse sursauta sous le choc, suivie par toutes ses camarades. Un visage translucide venait d’apparaître entre les rochers. Dana attendait patiemment, sa belle chevelure rousse volant au derrière d’un visage pâle et soucieux. La Déesse avait entendu leur appel et avait quitté les siens pour se rendre sur Terre. L’atmosphère grave se métamorphosa quand des sourires soulagés et des accolades enjouées se multiplièrent parmi l’assemblée. Eoline prit quelques secondes avant de trouver les mots adéquats pour que la Déesse ne perdît pas son temps et que toute la situation fût la plus claire possible. La Dame du Lac joignit les mains et s’inclina avec respect, puis prit la parole.

— Déesse, je suis sincèrement désolée d’avoir outrepassé mes droits, mais je n’avais pas le choix. Nous avons sollicité votre aide car l’île et votre influence se meurent. Les chrétiens n’ont jamais été aussi puissants et réputés. Depuis qu’Arthur a trouvé le Graal, notre pouvoir faiblit et les nôtres disparaissent. Cet artefact nous nuit. Nous ne savons plus que faire. Les femmes d’Avalon sont persécutées, pourchassées et tuées en place publique, parce qu’on les traite de « sorcières ». Les créatures enchantées quittent la terre des Hommes pour se réfugier ici, mais nous n’avons ni la place ni la puissance pour les protéger. Arthur ne veut plus entendre nos conseils et nous traite d’arriérées. Nous vous supplions, Déesse, nous ne savons plus quoi faire. L’ancienne tradition ne doit pas périr sous les flammes sombres de l’obscurantisme. Ayez pitié.

Dana avait écouté Eoline sans l’interrompre. Ses yeux fixaient un point dans le vide. La Déesse semblait absente. Elle réfléchissait et analysait tous les propos énoncés par sa représentante terrestre. Cette détresse s’était ressentie dans tous les Sidhs, lieux de repos pour certains êtres particuliers et antres sacrés pour la fratrie de la divinité. L’éclat de la lance du Dieu Lug avait terni et Nuada, le roi lunaire, ne parvenait plus à contrôler son bras d’argent. Le panthéon d’antan, supplanté par une trinité à la croix mortifère, ne ferait bientôt plus partie de ce monde. Le regard de Dana reprit vie. Eoline put y lire toute la haine que ses paroles avaient provoquée. Ces étincelles belliqueuses la troublèrent.

— Nous ne pensions pas que la situation pouvait être si grave sur Terre, car nos yeux, obnubilés par ce qui se passait chez nous, ne se tournaient plus vers vous. Cernunnos essaie déjà, depuis quelque temps maintenant, de rétablir nos pouvoirs majeurs. Nous pensions que nos ennemis, les Formorii, étaient en cause, mais je comprends qu’ils doivent autant souffrir que nous.

Dana fit une pause. La silhouette flottante se tourna vers chacune des femmes de l’assemblée. Celles-ci retenaient leur souffle et attendaient la suite. Avaient-elles eu raison d’invoquer la Déesse ? La moue satisfaite de la divinité inquiéta Eoline. Les Tuatha Dé Danann, la tribu de la déité, allaient-ils profiter de l’occasion pour annihiler les Formorii ou préféreraient-ils les aider eux, de pauvres Terriens qui sollicitaient leur aide ? Les combats entre Sidhs ne faisaient pas partie des préoccupations de la grande prêtresse, même si elle comprenait leur importance pour ses Dieux. Les créatures célestes immortelles savaient se montrer égoïstes, comme les humains, et ne se rendaient pas compte que la vie ne tenait parfois qu’à un fil. Le silence pesant fut enfin brisé.

— Merci, Eoline, d’avoir bravé les interdits pour m’appeler et me mettre devant le fait accompli. Mes frères et moi sommes d’accord. Il est urgent d’agir. Réunis tous nos meilleurs talents, dont Merlin, Taliesin, Viviane et Morgane. Nous tiendrons un conseil exceptionnel au sanctuaire, sur cette île, et déciderons d’une marche commune à suivre. Nous ne pouvons plus nous éparpiller et devons agir ensemble. En attendant, faites profil bas et ne vous attirez pas d’ennuis. Je sens qu’Arthur a encore confiance en nous et nous devons lui signaler qu’il a raison. Appelle-moi quand tout le monde sera en place. J’ai à faire et ne peux plus rester sur Terre.

Eoline n’avait pu placer aucun mot, elle avait subi tout le monologue. Dana ne se rendait pas compte de la difficulté de la tâche. Merlin, caché dans sa forêt, ne voulait plus voir personne ; il passait ses journées à s’occuper de Viviane, atteinte d’un mal inconnu qui l’affaiblissait heure après heure. Taliesin se cachait. Certaines disciples avaient entendu qu’il fomentait des actes rebelles contre la couronne, en formant des musiciens et des bardes. Quant à Morgane, elle se faisait torturer dans un cachot bien sordide et on disait qu’elle avait perdu la raison. La voix de Dana retentit sans qu’apparût son image.

— Pour vous aider dans votre tâche, je vous envoie deux de mes meilleures guerrières. Bonne chance !

— Merci, Déesse ! s’exclama Eoline, heureuse que ses pensées aient été entendues.

Une larme de soulagement coula sur sa joue. Dana allait tous les sauver. Eoline n’avait plus de nouvelles de sa fille, partie sur le front afin de soigner les blessés tombés contre les Saxons. Elle ne revenait toujours pas ; le cœur de la grande prêtresse, détruit, ne vivait plus que pour la récupérer et ramener la lumière sur ce monde empli de noirceur. Elle comptait mener cette mission de la plus haute importance elle-même, en espérant que Merlin, Viviane et Taliesin la suivraient sans encombre et que sauver Morgane ne s’avèrerait pas trop difficile. Les deux guerrières divines ne seraient pas de trop.

À suivre...

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