22 octobre 1992 - 11h05

4 minutes de lecture

C'est sûrement Cat qui me donne du courage, parce que je décide soudain de bafouer toutes les règles que je me suis imposées. Ne parler à personne, ne jamais, jamais faire le premier pas, et ne pas me faire remarquer.

Pourtant, sans savoir pourquoi ni comment je peux faire une telle chose, je marche d'un pas décidé vers cette fille, cette étrange fille qui me scrute depuis la rentrée. Et même si en mon fort intérieur, je tremble de peur et d'angoisse, je me force à mettre un pied devant l'autre, et encore un pied devant l'autre, et encore, et encore... si bien que je me retrouve finalement devant elle sans même m'en apercevoir. Ce n'est qu'en voyant le bout de sa chaussure que je pile net, manquant de lui rentrer dedans. Les yeux baissés vers le sol pour me donner du courage, je n'avais pas remarqué que j'étais arrivée à destination, et maintenant, me voilé toute désemparée devant elle, qui me regarde avec une expression totalement confiante et sereine. Elle n'est ni hautaine, ni méprisante, ni désintéressée, comme la plupart des élèves de ce collège à mon égard. Non, elle est juste... patiente, compréhensive.

Mais ça ne suffit pas à me rassurer. Mon coeur accélère encore plus, je commence à transpirer, et je bafouille, paniquée, une excuse que je ne comprends même pas moi-même.

- Pardon ?

Ce n'est pas la première fois que j'entends sa voix, mais de si près, oui. Elle parle, comme d'habitude, si doucement que, même à cette distance, j'ai peine à l'entendre. Elle doit avoir un bloquage là-dessus, parce qu'en cours, elle répète souvent trois ou quatre fois la même chose avant que nous puissions ne serait-ce que percevoir les sons qu'elle produit. Peut-être parce que, quand on y regarde de plus près, on s'aperçoit que sa voix est cassée, fêlée, ce qui la fait monter dans les aigus dès qu'elle ouvre la bouche. Peut-être. N'empêche, malgré ces deux petits défauts, je n'ai jamais entendu une voix aussi gentille à mon égard, mis à part celle de ma mère bien sûr.

- Je... je... pourquoi tu me fixes ?

Voilà, ça y est, c'est sorti. Je me recroqueville, prête à recevoir les coups qui évidemment ne viennent pas. Il n'y a que mon connard de père pour battre une personne parce qu'elle pose une question ou ramène un livre à la maison. Beaucoup de parents seraient en fait même très heureux que leurs enfants mettent le nez dans un livre sans y être obligés par l'école. Pas lui. Distraite par le cheminement de mes propres réflexions, je me suis déconnectée de la réalité et je n'entends pas sa réponse. Je ne reviens à moi que lorsqu'elle agite une main à toute vitesse devant mes yeux, ce qui me fait sursauter. J'effectue un bond d'au moins un mètre vers l'arrière, terrifiée, avant de finir par me rendre compte que cette main n'était pas destinée à me frapper. Ce n'est qu'à ce moment que je réalise vraiment ce que je viens de faire : prouver à la dernière personne sur Terre qui me regardait encore sans dégoût que je suis folle.

Mais non, à ma grande surprise, elle recule à son tour d'un pas et baisse la tête :

- Désolée. Je n'aurais pas dû.

Je dois écarquiller des yeux comme des soucoupes, parce qu'elle éclate de rire. Un rire si spontané, si joyeux, que je l'envie bêtement et égoïstement de pouvoir encore produire un son tellement vivant.

- Oui, je sais, tu t'attendais à ce que je te dévisage en me demandant si j'avais affaire à un extraterrestre... Des regards comme ça, tu as dû beaucoup en attirer, alors j'imagine que je ne devrais pas m'étonner tant que ça. On est deux, au moins.

Tout ça en moins, du moins de mon point de vue, d'une seconde. Elle l'a déclaré si vite qu'un moment, je me demande si elle ne l'a pas appris par coeur pour pouvoir me le réciter, regarder ma réaction, s'en aller et tout raconter à son groupe de potes dont elle s'est soigneusement isolée depuis la rentrée, dans l'unique but d'attirer mon attention sur elle. Foutue paranoïa! J'écarte ce raisonnement absolument délirant, même si une grande part de mon esprit continue de l'analyser à toute allure pour déterminer quelle chance il a d'être vrai. C'est pas possible, mon cerveau ne pourrait-il pas me laisser tranquille cinq minutes ?! Juste le temps d'avoir la première conversation civilisée de ma vie avec quelqu'un d'autre que ma mère.

- Je...

Mais je n'arrive à sortir que ce minable, ce ridicule, ce détestable petit mot. A me ridiculiser encore plus, en quelque sorte. J'hésite entre retenter le coup, avec une infime chance de sauver la mise, ou bien me taire et limiter les dégâts. Mais je n'ai pas le temps de trancher, parce que la fille enchaîne, toujours aussi surexcitée, joyeuse et souriante :

- Je sais. Et je m'appelle Shaylon, au cas où tu n'en pourrais plus de dire "l'autre " en pensant à moi.

D'accord. Cette fille... je veux dire Shaylon, est totalement, diamétralement, opposée à moi. Pas question que je continue de la fréquenter. Ca me ferait plus de mal que de bien. Vraiment ?

"Il y a les amis, il y a la famille, et puis il y a les amis qui deviennent la famille."

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