26 juin 1992 - 15h13

4 minutes de lecture

Je suis née le 14 octobre 1979, il y a précisément 12 ans, 8 mois et 12 jours. Nous sommes le 26 juin 1992.

Du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours eu cette passion pour les dates et les chiffres, comme lorsqu'on transforme des jours en heures, en minutes, en secondes, jusqu'à produire le nombre le plus grand possible et qui pourtant veut dire exactement la même chose que 82 jours. Pour les mots à l'envers aussi. Mais vraiment à l'envers. Pas simplement ce qu'on appelle du "verlan". Non, ce que j'aime, moi, c'est lire les mots à partir de la dernière lettre, bien dans l'ordre, jusqu'à la première. Ainsi, mon nom complet devient : Yats Aole Arahas. Rien de très beau, bien sûr, mais depuis que cette sorte de tic m'a permis de découvrir, dans une de mes lectures, une information importante avant qu'elle ne soit révélée explicitement, je ne peux m'empêcher de l'appliquer à un peu tous les mots qui me paraissent importants.

Et mon nom me paraît important, puisqu'au final, que suis-je de plus ?

Ces deux prénoms et ce nom de famille sont ce qui se rapproche le plus d'une définition de moi. Le reste n'est qu'un amas flou de souvenirs, de gestes, de paroles, qui ne m'appartiennent pas vraiment, et qui sont tellement confus dans mon esprit que je n'arrive jamais à les démêler les uns des autres. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé, allongée sur mon lit, mon petit lit d'enfant, avec la seule aide de mon petit cerveau d'enfant. Parce que je suis encore une enfant. Je suis juste une fille qui n'a pas envie de regarder sa vie se déliter. Mais, malheureusement pour moi et pour tous ceux qui oseront encore s'approcher de moi, je n'ai pas tellement le choix.

Aujourd'hui, pourtant, je ne veux pas oublier. Je ne veux pas que ce souvenir se mélange au reste, je ne veux pas qu'il soit relégué dans un des nombreux tréfonds de ma mémoire, comme tous les autres. Je veux qu'il reste à jamais gravé en moi comme celui où mon connard de père a succombé à son cancer des poumons.

Connard, ou autrement dit, drannoc.

Un surnom, qui, je trouve, lui va à merveille, même si je n'ose jamais l'utiliser devant Maman. Je ne comprends pas très bien pourquoi, elle entre dans une colère noire dès que je le mentionne pour l'insulter, comme si, malgré tout ce qu'il nous a fait subir, elle tenait encore à lui. Comment peut-on simplement ne pas éprouver la haine la plus profonde à l'égard d'un tel homme, celui qui nous a violentées, ma mère et moi, pendant des années, et ce, pour moi, depuis mon plus jeune âge ? Comment peut-on simplement voir son visage, même seulement en pensée, et ne pas céder à la colère et au dégoût ?

Il m'a violée.

Il a violé ma mère.

Il m'a battue.

Il a battu ma mère.

Il m'a brisée.

Il a brisé ma mère.

Il a fait de moi une statue de pierre, avec rien de plus pour s'accrocher à la vie qu'un nom et deux prénoms.

Il a fait de ma mère une statue de pierre, avec rien de plus pour s'accrocher à la vie que la certitude que sa fille a encore besoin d'elle pour ne pas sombrer définitivement.

Il a fait de nous deux naufragées désespérées, suspendues par les bras à un minuscule monceau de bois, les jambes pendant dans l'eau glacée, les cordes vocales usées à force de hurler en vain, la bouche sèche à force de prier, les paupières tombantes à force de rester éveillées.

Il a fait de noux deux coquilles vides, et jamais je ne le pardonnerai pour ce crime infâme qu'est enlever la vie à deux corps vivants. Je voudrais le réduire en miettes, le piétiner, cracher sur sa dépouille, le faire souffrir comme il nous a fait souffrir, puis brûler ses restes et regarder avec délectation la fumée monter jusqu'au ciel. Mais même ça, même ça, je ne peux plus le faire. Parce qu'il est mort, et que je n'en ressens que la frustration la plus intense. Pas du soulagement. Ceux qui disent que les personnes oppressées, violentées, ne ressentent que de la joie lorsqu'elles sont enfin libérées, sont des menteurs, ou simplement des imbéciles. Pour nous, le calvaire est encore loin d'être terminé, et il ne prendra d'ailleurs jamais fin. Le souvenir de mon père continuera de me hanter toute ma vie, lui et lui seul, puisque tout le reste a disparu de la manière la plus horrible qui soit : il ne me reste plus que des sentiments, des émotions, des sons. De la douleur, des supplications, des hurlements à glacer le sang, de la terreur, de la rage, et, sans aucun doute les plus horribles : l'impuissance et la soumission.

Toute ma vie me poursuivra la certitude que je n'ai rien pu faire. Et que quand j'aurais pu, j'ai préféré laisser ma mère prendre des coups plutôt que de m'interposer.

Toute ma vie me poursuivra la certitude que je me suis soumise, soumise, soumise à l'infini à cet homme qui me répugne pourtant, soumise sans dire un mot parce que j'avais peur.

Infini. Ca aussi, c'est un mot puissant, important. L'infini, c'est ce qui ne se finit jamais, ce qui n'a pas et n'aura jamais de fin.

Inifni.

A ce jour, de mes 111 264 premières heures, je ne retiens vraiment qu'une seule chose : l'infini ne s'arrête jamais, exactement comme la folie. Les deux assemblés sont comme une sorte de pléonasme, mais surtout, c'est le pire mélange, le pire sentiment que puisse découvrir une personne, découvrir étant synonyme d'expérimenter.

Infinie folie, quel joli assemblage, sans queue ni tête, sans sens et pourtant plus sensé que la plupart des choses.

"On a tous nos propres démons."

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