Chapitre 01

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An 499 de la Nouvelle Ère

Il pleut, sur Priam. Depuis plusieurs semaines, déjà. Il semble pourtant qu'une éternité s'est écoulée, grain après grain dans un sablier beaucoup trop grand, depuis le dernier rayon de soleil. On en a presque oublié l'été, sa chaleur sourde, écrasante. Le sol qui se craquelle sous la sécheresse, les bêtes qui parcourent les rues, faméliques, à la recherche d'un point d'eau. On ne se souvient que des longues soirées, lorsque le soleil disparaît derrière l'horizon, des rires qui montent jusqu'au ciel étoilé, et cette ambiance nocturne si particulière, lorsqu'enfin la pression et la lourdeur de la journée s'évaporent enfin, les terrasses qui s'ouvrent, la ville qui respire enfin. On s'en rappelle presque avec nostalgie, comme un souvenir de jeunesse, un conte raconté aux enfants pour les endormir, pour les rassurer, lorsqu'ils se plaignent avant d'aller se coucher. Lorsque cette période reviendra, on ne rêvera plus que de la pluie.

 Mais, pour l'instant, on la maudit doucement, à demi-mots, pour qu'elle n'entende pas et daigne tout de même revenir l'année prochaine. La boue colle aux bottes et alourdie les pas, les gouttes froides et insidieuses transpercent les vêtements et glissent le long de la colonne vertébrale, l'humidité s'insinue partout, tout le temps. Les pieds sont froids, et même le plus ardent des feus ne semble pas assez puissants pour les réchauffer. Les caniveaux débordent d'eau sale et encore poussiéreuse qui giclent sur les passants dès qu'un cheval cavale un peu trop près du trottoir. Pourtant, cette pluie est salvatrice, tout le monde en a conscience. Elle assure les réserves d'eaux pour les sept mois de sécheresse qui arriveront bien trop vite. Et elle permet aux quelques plantations qui osent pousser en périphérie de la ville de s'abreuver tout leur soûl. Aimer détester ce qui est nécessaire à la survie quotidienne du peuple semble être un trait commun à tous les habitants de Priam.

 Dans l'une des nombreuses petites rues qui constituent la ville, comme autant de fils à une toile d'araignée gigantesque, un vieux chat particulièrement courageux bondit d'une poubelle vide. A peine a-t-il posé les pattes sur le sol qu'il secoue son pelage sale dans l'espoir vain de le sécher. Les gouttes qui volent autour de lui ne sont que remplacées par de nouvelles, toujours aussi froides, toujours aussi grosses. Elles glissent entre ses poils et glacent désagréablement sa peau. Vaguement rassasié des quelques restes frugaux qu'il a réussi à voler en ce début d'après-midi, il se lèche paresseusement les babines. Il s'avance, de sa démarche molle de vieux chats de gouttière qui en a vue d'autres, à la recherche d'un abris où passer le reste de la journée, peut-être même la nuit, s'il a de la chance.

 Pour une fois, il n'est pas aux aguets du moindre bruit. Depuis quelques jours, découragés par le mauvais temps, les humains ne pensent même plus à le chasser. Il ne va pas s'en plaindre. Il a vu trop de ses camarades se faire attraper pour ne plus jamais réapparaître, alors qu'une odeur de viande grillée flottaient dans l'atmosphère. Il ne prend d'ailleurs même plus le risque d'aller dans les bas-quartiers. Poussés par la faim, certains s'y risquent parfois. Certains en reviennent. D'autres, non. Lui préfère ne pas tenter sa chance. C'est probablement pour ça qu'il est toujours en vie. Au moins, s'il meurt de faim, il ne pourra s'en prendre qu'à lui. Il préfère mourir seul et affamé qu'éviscéré et grillé. Alors il se contente de se glisser dans les poubelles pour chaparder quelques restes et passe ses nuits dissimulé dans de vieux cartons. Il ne va pas s'en plaindre. Les humains lui ont déjà arraché un œil. Autant ne pas leur offrir le deuxième. Une insulte, un caillou lancé, une douleur, et voilà. Il a mis un moment, avant de pouvoir de nouveau chasser les rats correctement.

 Il n'y a bien qu'aux alentours de la Foire que le chat peut se balader tranquillement sans craindre les coups de pieds mal placés qui peuvent le blesser. Ici, malgré la saleté, la faim et la soif qui les taraudent parfois, les humains sont toujours gentils avec lui. Il l'a appris il y a longtemps, et il ne se prive pas d'aller y faire un tour. Quand ils peuvent, on lui donne même un morceau de viande ou de fromage, pas grand chose, juste de quoi tenir quelques heures de plus. Ils ne le savent peut-être pas, mais ils lui ont sauvé la vie plus de fois qu'ils n'ont de doigts. Ils lui ont même trouvé un nom mais, de toute façon, le chat n'y répond pas. Il ne veut pas se faire dicter sa conduite par les hommes, devenir un chat douillet, gras et docile qu'on finirait par lâcher dans une poubelle une fois sa vie écouler. Au moins, s'il meurt dans une poubelle, c'est parce qu'il l'aura choisit.

 De toute façon, il n'est pas assez beau pour ça. Il n'a jamais été beau, d'ailleurs. Il a le poil rêche, dont la couleur blanche a disparu depuis que sa mère a arrêté de lui faire sa toilette. Son nez, enfoncé dans son crâne, lui donne un air constamment vexé, et une vilaine blessure à la mâchoire lui a laissé les dents de devant proéminentes. Il s'en fiche bien, il n'a même pas conscience de la beauté d'un chat. Il ne comprend que la liberté, dusse-t-elle lui coûter quelques jours de famine de temps à autre, lorsque les humains de la Foire ne sont plus là. Ça arrive, de temps en temps. Ils disparaissent, du jour au lendemain, sans préavis, pour ne revenir que quelques semaines plus tard, toujours aussi extravagants, toujours aussi bruyants.

 La plupart du temps, la Foire n'est occupée que par ceux qui y travaillent. Les autres humains ne sont plus impressionnés. De temps en temps, un groupe de jeune s'y aventure, riant nerveusement lorsque l'Homme en Rouge surgit devant eux en brandissant son haut de forme rapiécé. Ils observent, avec un frisson d'excitation et de dégoûts, les hommes disloqués et les femmes transparents. Les plus rares des humains, les plus grotesques, sont rassemblés ici. Les humains de l'extérieur ne s'aventurent presque jamais vers la partie la plus intéressante de la foire, cependant. C'est trop prêt des bas-quartiers pour eux. Malgré le haut et épais grillage qui les sépare de la bordure de la ville, les humains du centre tiennent toujours une distance raisonnable avec la frontière. Le chat peut sentir leur peur, comme si les humains de l'autre côté pouvaient les contaminer, uniquement en posant leurs regards fatigués sur eux. Ou peut-être ont-ils peur d'être mangés, comme le chat.

 En tout cas, ceux du centre ne s'approchent jamais de la tente. Tant pis pour eux. Le chat ne va pas s'en plaindre. Les visiteurs ne sont pas des humains de la nuit. Ils préfèrent marcher d'un pas pressé, tout le temps, comme si le monde était à leur trousse. Ceux-là n'hésitent pas à chasser le chat d'un coup de pied douloureux lorsqu'il s'approche de trop prêt, comme s'il risquait de leur faire du mal. Quand les humains de la nuit, comme ceux de la Foire, sortent enfin, le chat peut se permettre de se promener entre leur jambe. Parfois, il laisse même leurs doigts l'effleurer, le temps d'une rapide caresse. Mais jamais très longtemps. Il reste prudent.

 La tente, aux lourdes toiles pourpres, détonne du reste de la Foire. Entourée de bougies dont la flamme ne s’éteint jamais, elle brille dans la grisaille ambiante, phare étrange dont on n'ose s'approcher. Les effluves entêtante des encens et de la sauge enveloppent le chat alors qu'il s'approche d'un air nonchalant. Il éternue. Il aurait dû détester cette odeur étrange, mais elles sont désormais synonymes pour lui de confort et chaleur. Il se glisse à travers l’entrebâillement des tentures, silencieusement. Un courant d'air se serait d'avantage fait remarquer. La Femme est là, agenouillée au milieu d'une montagne de coussins élimés, face à une petite table couverte de cartes, de pierres et de bougies. La chaleur englobe le chat, se glisse entre ses poils trempés pour le réchauffer de l'intérieur, il en baille. Les coussins semblent lui tendre les bras, l'appeler pour qu'il s'y installe et s'y endorme doucement, bercé par les voix des humains et leurs odeurs étranges.

 Sous le parfum des encens, il devine celui du Garçon. Il n'est pas là, mais il a dû quitter la tente quelques minutes auparavant. Quelle dommage. Il aime bien le Garçon. Il ignore le chat la plupart du temps, mais, lorsqu'il s'en va, il prend toujours le temps de lui gratter les oreilles en passant. Il est souvent dans la tente, accompagné de l'Autre Garçon, qui semble beaucoup moins content d'être là. L'Autre Garçon se comporte comme s'il était un chat, lui aussi. Constamment sur ses gardes, prêt à bondir. Ça rend le chat nerveux. Il a l'impression que l'Autre Garçon a quelque chose à se reprocher, et il n'aime pas ça.

La Femme le repère enfin, elle tend une main pour l'inviter à s'approcher. Le chat continue d'avancer avec désinvolture, comme s'il n'avait pas vu, qu'il n'était là que par pur hasard, il a vu de la lumière, et il est entré. Il n'aime pas montré qu'il a besoin de quelque chose. Et aujourd'hui, il a besoin d'être au sec. Il n'est pas un chat d'intérieur, mais il préfère tout de même la chaleur de la tente à une nuit dans un carton détrempé. Et puis, il peut toujours partir, s'il le veut. Il finit par donner un petit coup de tête amical à la main pâle de la Femme. Elle lui gratte le museau, caresse son dos rêche, frotte sa croupe. Il en ronronnerait presque. Il saute sur ses genoux, pétri ses cuisses du bout des pattes. Il tourne deux ou trois fois sur lui-même pour être certains de trouver une position agréable et, enfin, se laisse lourdement tomber.

 Chaque fois qu'il s'installe de cette manière, il est presque étonné du confort que les humains peuvent parfois apporter. La Femme lui frotte les poils distraitement, de nouveau préoccupée par les objets posés sur la table. Elle ne s'occupe presque pas de lui, et ça lui va parfaitement. Il pourrait presque s'y habituer. Parfois, il est tenté de rester. Passer le reste de ses vies dans la chaleur réconfortante de la tente, nourri de morceaux de viande que les humains de la Foire acceptent de lui jeter. Il n'aurait plus jamais à s'inquiéter de la faim, du froid ou de l'humidité. Il ne passerait plus ses journées à chercher un endroit sécurisé pour lui nuit. Ce serait bien. Mais il y a toujours cet appel profond de liberté qui le pousse à partir, systématiquement, au petit matin.

 Il tressaille lorsque les pans de la tente s'écartent, prêt à bondir, fuir, se cacher pour qu'on ne le trouve pas, qu'on ne lui fasse pas de mal. Ses yeux s'écarquillent, cherchent une issue de secours tout en gardant son attention focalisé sur l'intrus qui entre. Son cœur s'accélère, l'adrénaline afflue dans ses veines alors qu'une paire de bottes noires entrent dans la tente. Un petit rire résonne entre les murs de toiles, la main de la Femme se pose sur son dos. L'Homme en Rouge entre, écarte les bras comme s'il voulait enlacer tout ce qui se trouvait devant lui. Le cœur encore battant, le chat s’apaise. Il n'y a rien à craindre. L'Homme en Rouge est peut-être le meilleur de tous les humains de la Foire. Et puis, de par un fait qu'il ne comprend pas, si l'Homme en Rouge le regarde, le chat peut le comprendre.

 Le chat ne comprend jamais les humains. Tout d'abord, parce qu'il n'a pas envie. Et puis, ils ne parlent pas le même langage. Il peut saisir leur peur, leur anxiété, leur joie, aussi. Mais il ne les comprend pas. Ils utilisent des bruits qui ne sont pas les siens, des intonations qui ne font aucun écho dans son esprit. Avec le temps, il a finit par attribué certains sons à diverses intentions, les chuchotements qui se veulent rassurants, les espèces de glapissements qu'ils font lorsqu'ils sont joyeux. Mais le chat ne saisit pas réellement les affaires des humains. Ça ne l'a jamais dérangé. Il s'en fiche bien, de savoir ce qu'ils peuvent se dire. Ils savent parfaitement se faire comprendre lorsqu'ils lui décrochent un coup de pied dans les côtes ou lui jettent des cailloux.

 Mais l'Homme en Rouge, lui, peut se faire comprendre. Et le chat peut lui répondre. Il ne sait pas pourquoi, il ne sait pas comment, et d'ailleurs il ne s'est jamais posé la question. Presque tous les humains savent faire des choses étranges. Ils jouent avec le feu, changent la couleur de leurs poils, se rendent très grand ou tout petits. Mais il y en a très peu qui peuvent communiquer avec lui. Ou, tout du moins, très peu qui prennent la peine de le faire. Après tout, qui se fatiguerait pour un chat sauvage comme lui ?

 Aujourd'hui, l'Homme en Rouge ne semble pas vouloir se faire comprendre. Il s'assoit face à la Femme, et ils parlent tous les deux dans ce langage que le chat ne peut pas saisir. Il ne peut que percevoir quelques mots qui émanent de l'Homme en Rouge comme des odeurs, ou des pensées matérielles. Il sent l'espièglerie habituelle de l'Homme en Rouge, et la neutralité reposante de la Femme, bien que teintée cet après-midi là d'une pointe d'inquiétude. Le chat ferme les yeux, doucement. Il n'a rien à craindre, ici. Personne ne lui fera de mal. Il se laisse bercer par le langage des humains, le bruit de la pluie qui tombe sur le toit de la tente, et la musique étouffé qui leur parvient de l'extérieur. La chaleur l'enveloppent doucement, le berce, le caresse. A travers un brouillard de sommeil, le chat perçoit quelques idées de l'Homme en Rouge. Ils parlent du Garçon.

 Sa dernière pensée, avant de s'endormir, va vers la viande qu'il aura peut-être ce soir, s'il reste suffisamment longtemps.

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