Le promeneur bienheureux

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Six heures ! C’est l'heure de sortir du lit. Il me reste du sommeil dans les yeux, mon esprit est empli d’une brume persistante. Une sonnerie stridente me vrille le cerveau. J’empoigne mon smartphone pour le faire taire. Je combats l’impulsion de le lancer contre le mur, face au lit.

Kawa du matin, trop chaud, mais pas le temps de le laisser refroidir, je dois y aller. Je presse le pas en direction du bus. Il se gare le long du trottoir, il va partir sans moi. Je cours, c’est mon sport quotidien. Le souffle court, j’escalade en catastrophe les trois marches qui conduisent au chauffeur. Je lui tends ma carte, une fois encore, un geste identique cinq jours par semaine, comme un rituel absurde. Mon supplice de Sisyphe perso. Aucune place assise, normal, c’est l’heure de pointe. Tant pis, je reste debout. Je m’accroche aux barres d’acier brillantes, salies des traces de sueur matinales. Mes doigts effleurent ceux de ma voisine. Excuses pleines d’embarras, surtout ne pas sembler harceler : courtoisie ? Si peu… apathie ? Oui, c’est le bon choix. Ne pas exprimer de gentillesse. Elle pardonne, avec un sourire condescendant.

J’arrive juste avant la limite horaire, soulagement. J’endosse vite fait mon costume de servage. Un costume invisible, interne, intemporel, au tissus produit pour tenir solidement aux travers des ans. Ne plus penser, ne cogiter que dans le cadre d’un univers professionnel reconnu, consenti par le commandement. Des principes stricts, certains explicites, d’autres non dits, mais tout aussi incontournables.

Mais vers quel espace secret, dans quel repaire mon esprit s’est-il soustrait de cet environnement accablant ? Il n’est pas ici. Je ne suis pas ici pendant mes heures de travail. C’est une question de survie. Mon esprit reviendra habiter mon corps quand sonnera le moment de quitter ce purgatoire.

Souris, sois aux ordres, efficace, montre leurs combien la motivation te rend joyeux quand tu partages ces projets passionnants avec eux. Fais briller ce superbe costume de serf qui te va finalement si bien.

Sourires convenus, plaisanteries immuables, conversations banales, c’est mon monde, mon univers diurne. Mais parfois mon regard se carapate, mon cerveau met les voiles. Sur un sentier sinueux, sur le flanc d’une montagne, je me vois cheminer paisiblement, sous l’abri des larges branches d’immenses sapins. Le soleil vient de se lever au-dessus des pics rocailleux. Une brise nonchalante caresse mes cheveux et fait danser langoureusement les arbres. Quelques nuages musardent dans le ciel d’azur. Rien ne presse, il n’y a pas d’objectif, seulement le chemin.

Ainsi, des doutes parfois me hantent. Abandonnant le chemin de montagne, lorsque je reboutonne mon habit de serf, suis-je alors de retour dans le vrai monde ?

Suis-je un promeneur bienheureux souffrant chaque jour d’un cauchemar familier ?

Suis-je un serf captif d’un univers issu d’une imagination sordide, avide de paix sur une piste solitaire et fleurie ?

Bien entendu, je ne peux pas parler de mes doutes dans mon entreprise. Ce ne serait pas convenable, pas professionnel. Mais j’escompte bien, un jour, sur mon chemin secret, rencontrer quelqu’un avec qui partager mes incertitudes. Quelqu’un, homme ou femme, pourquoi pas un enfant, qui pourra m’expliquer lequel des deux univers est le vrai, auquel des deux mondes j’appartiens.

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