Une petite troupe de cavaliers cheminait tant bien que mal sous des trombes d'eau. La mousson déversait des déluges de pluie sur les collines et les vallées et ils avançaient avec grande difficulté.

Un juron fusa et le cavalier qui menait la petite troupe se retourna :

- Nagib ?

- Mon cheval a encore failli trébucher, mon frère. Cette monture n'est pas aussi fiable que mon regretté pur-sang. Il va falloir que j'en trouve une autre...

- Tu devras attendre notre retour à Lucknow pour t'en occuper... Mais ne l'accable pas trop, la route est difficile et on n'y voit pas grand-chose...

- Sommes-nous encore loin, Sahib ?

- Non, Pedro, soupira Alex. On ne devrait pas tarder... Enfin, si mes yeux ne me jouent pas des tours car chaque colline ressemble à sa voisine avec toute cette pluie...

Ils arrivèrent enfin en vue du village où ils avaient prévu de faire étape. Alex avait hâte d'arriver à Bhimtal pour retrouver les siens. Dans sa dernière lettre, Luna lui avait fait savoir qu'elle se portait bien, que le bébé se développait bien et bougeait beaucoup. Elle avait même ajouté "beaucoup plus que Myriam". Il n'aurait su dire si c'était signe que l'accouchement était proche, toujours était-il qu'il avait été bien content d'obtenir sa permission, accordée par le remplaçant de Charles John Wingfield, le lieutenant-colonel Lousada Barrow.

Depuis que Sir Lawrence avait abandonné le commandement au profit de Lord Outram, c'était déjà le quatrième gouverneur à être nommé pour Oudh, en deux années et demies. Alex s'interrogeait quelque peu sur cette "valse" des nominations, espérant surtout que chaque nouveau gouverneur ferait confiance aux hommes en place et ne voudrait pas tout réorganiser à sa façon. Petit à petit, Alex et les autres responsables de district parvenaient à obtenir des résultats et il s'en réjouissait. Il espérait surtout demeurer sur le même secteur car il commençait à bien le connaître. Lors de sa dernière inspection, au retour de Bhimtal à peine deux mois plus tôt, il avait encore noté des changements positifs par rapport à celle effectuée avec William en début d'année. Pour lui, c'étaient des signes encourageants.

**

- Pas fâché d'arriver !

Nagib poussa un long soupir de soulagement. Les belles maisons de villégiature dessinaient leurs formes et leurs couleurs sur la colline d'un vert soutenu. Le ciel avait été plus clément pour cette dernière journée de voyage et s'ils avaient cheminé sous la pluie en quittant le dâk-bungalow où ils avaient passé la nuit, cela n'avait pas duré et ils s'étaient vite retrouvés sous un franc soleil.

- Les voilà !

Alex sourit en voyant Roy trépigner et sautiller de joie alors qu'il arrêtait Kashmir devant la maison où logeaient leurs familles. Le petit garçon échappa aux mains d'Arthur, posées sur ses épaules, pour se précipiter vers la petite troupe. Alex eut tout juste le temps de descendre que Roy lui sautait dans les bras :

- Parrain ! s'écria-t-il avant de glisser aussi vite pour attraper les jambes de Nagib en lançant : Mon oncle !

Nagib éclata de rire et retrouva sa bonne humeur :

- Alors, petit diable ! Comment vas-tu ?

- Bien !

Alex les laissa à leur joie et à leur conversation et salua Arthur.

- Tout va bien, Alex. Luna se porte bien, lui dit-il alors qu'ils se serraient la main.

- J'en suis bien soulagé. Je voulais partir avant la mousson, mais elle nous a rattrapés en chemin et nous avons eu deux journées assez difficiles. Mais enfin, nous voici arrivés.

- Les femmes sont au jardin, précisa Arthur. Roy voulait absolument vous guetter. Cela fait deux jours que je joue à la sentinelle avec lui ici...

- Quel dévouement ! fit Nagib qui arrivait avec le petit garçon, grimpé sur ses épaules.

- Je te passe le relais, Nagib... Ca va me faire des vacances, s'amusa Arthur.

Alex traversait déjà le long corridor et gagna l'arrière de la maison. Un joli jardin fleuri et arboré s'étendait là, offrant des endroits agréables pour les résidents. Toute la famille était installée et Alex vit bien des sourires s'afficher sur les visages, mais le seul qui compta à cet instant pour lui était celui de Luna.

Elle se leva avant qu'il arrive à leur hauteur, précédée par Myriam, ravie de l'arrivée de son père. Il dut la prendre dans ses bras et écouter ses premières confidences avant de pouvoir serrer Luna contre lui. Elle portait son ventre bien rond en avant, ce qui n'était pas sans lui rappeler les formes qu'elle avait prises peu avant la naissance de Myriam. Et il se dit qu'il était temps qu'il arrive...

**

C'était déjà la fin de journée et le dîner se présenta vite, ce qui ne fut pas pour déplaire aux cavaliers. Les dernières journées de voyage avaient été assez pénibles, en raison des fortes pluies, et la perspective de prendre du repos faisait plaisir à tous.

Myriam était ravie de revoir son père et son oncle et elle se disputa avec Roy les faveurs des genoux de Nagib.

- Inch Allah ! fit-il. Dieu m'en a donné deux !

Et il cala Myriam à sa gauche, alors que Roy fanfaronnait à sa droite.

- Je me demande comment je vais faire quand Elisabeth réclamera à son tour, sans compter ton futur enfant, mon frère ! lança-t-il tout autant à l'adresse de Sophie, assise presque en face de lui, qu'à Alex, à sa gauche.

- Tu les mettras sur tes épaules, Nagib ! Tu seras ainsi bien décoré !

- Je ne suis pas un banian, Arthur, qui étend ses branches pour que les petits singes viennent y courir !

- Les petits singes sont des gentils, mon oncle, fit Myriam en levant ses beaux yeux gris vers lui. Ils viennent me manger dans la main, et les oiseaux aussi...

- Quand Roy n'arrive pas à toute vitesse pour les effrayer, soupira Brenda en levant les yeux au ciel.

- Je l'occupe autant que possible, fit Arthur. Mais cet enfant a vraiment beaucoup d'énergie !

- Et toujours beaucoup d'idées pour faire des bêtises, renchérit Sophie en faisant les gros yeux en direction de son fils.

- Pourquoi papa n'est pas venu avec vous, parrain ? demanda Roy sans prêter attention à la remarque de sa mère.

- Il sera là dans quelques semaines, répondit Alex. Pour assurer notre retour à Lucknow.

- Ah...