Chapitre 7 : Les jeunes soldats de Sir Henry Lawrence

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Luna poussa un long soupir en se retrouvant enfin seule dans sa chambre. Elle ne sentait plus ses pieds et n'était pas mécontente d'être enfin débarrassée de ce corset qu'elle trouvait toujours trop serré quoiqu'en disaient sa tante et Margareth qui ajustait le sien plus étroitement encore. Ameera venait de quitter la chambre après avoir refermé avec soin les lourds rideaux des deux fenêtres. Elles étaient arrivées quelques semaines plus tôt à Londres et Julia s'employait à occuper le temps libre des jeunes filles en veillant surtout à ce que Margareth puisse rencontrer de bons partis. A bientôt dix-huit ans, il était grand temps pour sa fille unique de se marier et de donner si possible très vite un petit-fils à la famille, petit-fils auquel son beau-père pourrait léguer ses biens et sa charge.

Ainsi donc les jeunes filles passaient-elles leur temps soit en essayages de robes car il ne convenait pas qu'on les vît deux fois avec la même, soit en visites chez des proches, des connaissances. Deux fois déjà, Margareth et sa mère s'étaient rendues à des soirées, mais sans Luna que Julia estimait trop jeune. Cette soirée organisée par la Compagnie des Indes devait être une des seules à laquelle la jeune fille allait pouvoir assister.

Le sachant, Luna ne s'était pas sentie très à l'aise. Elle n'avait participé qu'à un seul bal, donné à Wellington pour l'anniversaire de sa cousine, à la fin du printemps précédent. Elle n'avait pas encore elle-même fêté ses seize ans, mais elle avait cependant été autorisée à y participer. Elle avait compris l'enthousiasme de Margareth, sa joie aussi d'être ainsi le centre de toutes les attentions. En grandissant, les deux fillettes devenues adolescentes étaient restées proches, Margareth aidant souvent sa cousine à accepter certaines contraintes. Luna estimait que Margareth avait bon cœur et que cela ne faisait que renforcer sa beauté.

Elle-même ne se considérait pas comme jolie et encore moins belle, même si elle s'efforçait de répondre aux critères en vigueur et aux préconisations de sa tante, aux conseils de sa cousine. Car jamais elle n'aurait le teint clair et blanc comme neige de Margareth, ni ses si affriolantes boucles blondes. Sa longue et lourde chevelure noire lui pesait parfois et bien qu'elle évitât le soleil autant que possible, rien ne pourrait effacer la couleur dorée de sa peau. Ameera la consolait en lui disant qu'aucune Indienne n'avait la peau blanche, ni les cheveux clairs, et que ces traits étaient comme un rappel de ses origines, même si elles étaient espagnoles et non indiennes.

Cette sortie s'annonçait donc peu intéressante pour Luna qui préférait de loin passer une soirée à lire, plutôt que perdre son temps en conversations polies, mais vides de sens. Or, à sa grande surprise, il n'en avait rien été. Elle se réjouissait d'avoir revu Sonya Randall qui avait toujours pris grand soin d'elle, s'était toujours enquise de ses nouvelles. Luna avait gardé précieusement leurs échanges, même si les lettres n'étaient pas très fréquentes : ainsi, de même qu'en parlant avec Ameera, elle avait le sentiment d'entretenir le lien ténu qui la reliait à Lucknow et à la maison de son père et de son grand-père, sa maison natale, la maison de son enfance.

Mais cette soirée avait finalement été l'occasion pour elle de revoir Alex. Sonya lui parlait de son fils dans chacune de ses lettres. Ainsi, Luna avait-elle appris que le jeune homme avait quitté l'Académie militaire en tant que lieutenant, puis était déjà retourné aux Indes, et plus précisément au Pendjab. Il n'avait pu se rendre à Lucknow à cette époque. Elle savait qu'une guerre s'était déclenchée là-bas et elle avait espéré, tout en étant bien loin d'être au fait des réalités militaires, qu'Alex ne participerait pas aux combats et ne serait pas blessé. Puis Sonya lui avait fait savoir, dans sa dernière lettre, qu'il allait être démobilisé, mais qu'il ignorait encore quel poste administratif on lui proposerait.

"Ainsi, Alex, vous serez à Bareli... A deux journées à peine de route de Lucknow... Je sais que vous vous y rendrez, ne serait-ce que pour prier sur la tombe de votre père... Quelle tristesse fut la mienne en apprenant cette terrible nouvelle... Mais elle allait bientôt être suivie, pour moi, par l'annonce de la maladie de mon grand-père... Je crains donc chaque jour d'apprendre qu'il n'est plus et de ne pouvoir le revoir... Sommes-nous donc condamnés à perdre tôt ceux que nous aimons si fort ? Il vous reste votre maman et il me reste aussi Ameera... Mais vous avez la liberté, cher Alex, de retourner dans notre pays... Moi, je vais devoir rester en Angleterre..."

Elle s'étendit dans son lit, remonta l'édredon et porta la main au médaillon qu'elle n'avait pas ôté de son cou. Le portrait de sa mère s'y trouvait toujours. Le soir, d'habitude, elle l'enlevait et le gardait sur sa table de nuit, mais, ce soir-là, elle ressentit le besoin de le garder contre elle.

"Alex... Vous êtes si différent de mon souvenir et pourtant, je vous ai reconnu d'emblée... Vous avez grandi, ce qui n'est pas étonnant, et la vie militaire vous a donné ce port altier et cette force que je sens en vous... Mais votre regard est toujours aussi bienveillant et doux... Que vos yeux gris sont beaux ! Et si les traits de votre visage, parfois, avaient tendance à s'effacer de ma mémoire, votre regard, lui, restait bien présent. J'aimerais vous revoir avant votre départ, mais je crains que ce ne soit possible..."

**

Ils avaient quitté la soirée assez tardivement. William logeait avec eux, dans l'appartement prêté par une amie de Sonya Randall qui avait ce petit pied-à-terre à Londres et qu'elle occupait rarement. Cette soirée de juin était des plus douces et des plus agréables. Comme bien souvent, Alex était silencieux, perdu dans ses pensées. Sonya y était habituée et William également, aussi ce dernier s'adressa-t-il plutôt à la mère de son ami qu'à celui-ci.

- Il y avait encore plus de monde que je ne l'imaginais, fit-il remarquer. Les Indes regorgent de richesses que l'on retrouve ici, même sous la forme de robes aux tissus tous plus beaux les uns que les autres ou de bijoux si nombreux qu'ils finissaient par m'éblouir.

- Pourtant, William, je pense qu'il en faut beaucoup pour vous éblouir, sourit Sonya en lui répondant avec amusement.

Elle appréciait beaucoup William MacLeod dont elle avait pu faire la connaissance très tôt, lors de quelques jours de vacances dont les jeunes hommes avaient pu bénéficier lors de leur première année d'étude. Elle avait vu en lui l'ami fidèle, le compagnon de route, qui resterait auprès de son fils aussi longtemps qu'il lui serait possible. Elle ne doutait pas non plus que cette amitié perdurerait avec les années, même s'ils étaient affectés dans des régiments différents. De les avoir su ensemble, au Pendjab, l'avait plus d'une fois rassurée : même si des combats avaient lieu et qu'ils étaient amenés à y participer, elle ne doutait pas qu'ils veilleraient l'un sur l'autre. Et elle pensait aussi, dans ces moments de doute et d'inquiétude propres à une mère qui sait son fils au loin, à ce Nagib dont Alex lui parlait fréquemment dans ses lettres. Cette autre amitié ne l'avait pas plus étonnée, connaissant la facilité d'Alex de se lier avec des Indiens, qu'ils soient Hindous ou Musulmans, voire Sikhs maintenant qu'il se trouvait au Pendjab.

- Certes... Néanmoins, il y avait des jeunes femmes ravissantes ce soir... Et vous l'étiez vous aussi, Madame !

Sonya éclata de rire :

- Vous avez l'art des compliments, William. Je ne suis plus de première jeunesse... Mais j'en conviens. Il y avait de nombreuses jeunes personnes bien agréables et fort belles. Je vous ai d'ailleurs vu en inviter plus d'une à danser...

- Je suis pourtant piètre danseur, mais je suis parvenu à ne pas leur écraser les pieds, c'est un bon point pour moi. Néanmoins... je ne me vois pas m'embarrasser d'une femme pour l'heure. Elle serait fort malheureuse dans la garnison de Meerut... et encore plus à se languir en Angleterre... Non, vraiment, je n'ai pas du tout le temps de me marier avant de repartir !

Cette remarque fit rire Sonya et sourire franchement Alex. Il imaginait en effet très mal son ami convoler alors qu'il ne parlait et ne pensait qu'à sa future affectation. Quant à lui-même, il n'avait pas plus l'intention de prendre épouse avant de partir, mais de revoir Luna de Malanga l'incitait pourtant à changer ses projets. Et s'il ne participait pas à la conversation entre sa mère et William, c'était qu'il réfléchissait déjà à la possibilité de la revoir...

Il avait été plus qu'étonné de la retrouver à l'occasion de cette soirée. En tant que jeunes officiers de la Compagnie des Indes, présents à Londres, ils avaient été invités. Tout auréolés des victoires de Sir Lawrence et de la paix signée au Pendjab, ils faisaient figure de héros. D'autant que les "jeunes soldats de Sir Henry Lawrence" comme on les appelait déjà bénéficiaient d'une aura qui les accompagnait bien au-delà des frontières de la vaste province du nord-ouest, puisqu'il était souvent question d'eux dans les conversations liées aux territoires annexés par la Compagnie.

Il ne fut pas fâché, cependant, d'arriver enfin et de pouvoir se retrouver seul, dans sa chambre, et réfléchir. Le coup au cœur qu'il avait ressenti en revoyant Luna l'étonnait, mais n'était pas pour lui déplaire.

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