Chapitre 4 : Une enveloppe bordée de noir

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Un vent froid et coupant balayait la cour de l'Académie militaire. Debout dans leurs vêtements de parade, les élèves officiers se tenaient bien droit. Ils allaient en ce gris jour de novembre rencontrer Lord Duttler, représentant des instances dirigeantes de la Compagnie des Indes Orientales et, à ce titre, un des plus importants mécènes de l'Académie.

Frissonnant malgré le col de sa veste remonté haut, Alex attendait aux côtés de William. Celui-ci se pencha légèrement vers lui et dit :

- J'ai connu pire vent dans les glens de Skye, Alex. Ce petit zéphyr n'est rien du tout. Et pour qui s'est retrouvé en plein hiver au sommet du Sgurr Coire Choinnichean, je peux t'assurer qu'il ressemble à une douce brise venue du sud.

- Peut-être, souffla Alex sans bouger, fixant toujours un point au-dessus de l'épaule de l'élève placé devant lui, mais il me donne la goutte au nez. Je déteste être enrhumé.

- C'est pour mieux nous préparer pour le Pendjab qu'il nous fait attendre ainsi ?

- Ce n'est pas pour nous... Enfin, pas tout de suite.

William soupira, reprit la position : par une porte de côté, les "officiels" venaient d'apparaître pour passer en revue les jeunes recrues. Sur les deux premiers rangs se trouvaient les élèves officiers qui seraient amenés à partir pour les Indes au printemps prochain. Alex et William les enviaient secrètement : eux devraient attendre encore plus d'une année avant de pouvoir embarquer. Ils avaient déjà, l'un comme l'autre, fait leur choix, si tant était qu'on leur permettrait de le suivre : servir au Pendjab, alors en pleine conquête, sous les ordres de Sir Henry Lawrence. Un original aux yeux de certains dignitaires de la Compagnie des Indes, mais qui savait obtenir les résultats qu'on attendait de lui. Un héros pour d'autres et, parmi eux, se trouvait Philip Randall qui avait eu l'occasion de lui parler une fois, lors d'une mission à Delhi. Il avait raconté, dans une longue lettre adressée à son fils, cette rencontre inattendue. Et, depuis, étayée par de nombreuses discussions, Alex n'avait plus qu'une envie : servir dans l'armée du Pendjab. Et il avait vite convaincu William, prêt lui aussi à partir pour cette région au nord de l'Inde.

Ce dernier lui avait dit une fois, alors qu'ils discutaient justement d'une future affectation et qu'Alex avait rappelé à William les propos de son père sur Sir Lawrence :

- Alex, mon ami, je te suivrai partout aux Indes. Tout ce que tu m'en dis ne cesse de me conforter dans mes choix. Alors Oudh, Delhi ou le Pendjab... ma foi, peu m'importe pour commencer.

- William, avait répondu Alex, ce n'est pas toi qui me suivras, mais moi qui te suivrai... Un homme tel que toi possède une telle énergie que tu es toujours quarante pas en avant...

William avait éclaté de rire, sachant très bien à quel incident Alex faisait allusion. Lors d'un exercice militaire qui devait permettre à un groupe de soldats de ne pas être fait prisonnier par un autre groupe, William s'était retrouvé à les mener alors qu'il aurait dû se contenter d'obéir aux ordres d'un élève officier de la classe supérieure. Cela n'avait pas plu à leur instructeur et encore moins à l'élève officier dont William avait gaillardement usurpé la place et il allait toujours lui en vouloir. Mais William se souciait de cela comme d'une guigne. De ce jour, leurs instructeurs s'étaient toujours montrés plus sévères avec William quand bien même son initiative avait été couronnée de succès car elle avait permis de rassembler tout leur groupe et d'éviter qu'il ne soit pris en tenaille par le groupe adverse.

Après la revue, ce fut l'hommage aux couleurs, puis les élèves officiers purent regagner leurs chambrées, hormis ceux qui allaient prochainement partir. William se laissa tomber sur son lit en soupirant, Alex tenta de se réchauffer encore un peu près du petit poêle déjà bien entouré par d'autres camarades tout autant frigorifiés que lui.

- Où passeras-tu la Noël, Alex ? demanda l'un d'entre eux.

- Avec ma mère, répondit-il. Elle songe à repartir à Lucknow au printemps prochain et ce pourrait être notre dernier Noël ensemble en Angleterre.

Il ignorait encore que les événements allaient se précipiter et qu'une terrible nouvelle en provenance de Lucknow allait changer les projets de Sonya Randall.

**

Alex serra tendrement dans ses bras sa mère éplorée. Il ferma un bref instant les yeux, vaincu lui aussi par une émotion violente. Quand il les rouvrit, il aperçut sur un guéridon l'enveloppe bordée de noir. Sans doute la lettre annonçant le décès de son père et les circonstances de celui-ci s'y trouvait-elle.

Sonya n'avait écrit qu'un court message à son fils, le priant de venir à Horncastle dès que possible. Un malheur était arrivé à son père. Il n'en savait pas plus, mais la simple phrase de sa mère à son arrivée, ce "il est mort..." avant qu'elle ne s'écroule en larmes dans ses bras, avait suffi à le plonger lui aussi dans une douleur profonde. Il ne parvint pas à pleurer ; parfois, le chagrin est si fort que les larmes ne peuvent couler. Mais cela n'empêchait pas la douleur...

Il la laissa s'épancher sur son épaule un long moment, même s'il aurait déjà voulu en savoir plus, comprendre... Dans la dernière lettre que son père lui avait adressée, il semblait encore en si bonne forme... Etait-il arrivé un accident ? Une maladie subite ?

Enfin, Sonya se reprit et s'écarta d'Alex.

- Ca... ça va... Alex... Je suis soulagée que tu aies pu venir...

- Je ne pouvais vous laisser seule, mère. Que s'est-il passé ?

Sonya se tourna et désigna la lettre. Avec un rien d'hésitation, Alex s'en empara. Il garda un moment l'enveloppe dans ses mains, comme s'il avait voulu retarder l'échéance, suspendre encore un peu ses découvertes. Sonya respecta son attente, puis, sans lui jeter un regard, Alex se décida à ouvrir l'enveloppe et à déplier la lettre. Elle était courte et portait la signature de Lord Hardinge, le plus haut représentant de la Compagnie des Indes installé à Calcutta et ayant le titre de gouverneur.

A Madame Sonya Randall,

Madame, j'ai la douleur de vous annoncer le décès accidentel de votre mari, le colonel Philip Randall, qui a succombé à une mauvaise fièvre. Je viens d'apprendre la nouvelle, via un courrier expédié depuis Lucknow. Il a rendu son âme à Dieu le 12 septembre. Je fais procéder au rapatriement de ses affaires à Calcutta, afin de pouvoir vous les faire parvenir au plus vite. Tous les honneurs lui ont été rendus et que tout son régiment est très affecté par son départ.

Le capitaine Hertcliff et le lieutenant Sandow m'ont demandé de vous faire part de leurs plus sincères condoléances, ainsi qu'à votre fils Alex. Vous aviez eu l'occasion de bien les connaître, je crois, mais sachez que tous les autres officiers se sont joints à eux.

A mon tour, Madame, ainsi qu'à votre fils, j'adresse mes plus sincères condoléances.

Bien à vous,

Lord Hardinge

Alex replia lentement la lettre et la remit dans l'enveloppe, puis il se redressa, inconscient de s'être légèrement voûté le temps de la lecture. Son regard gris croisa celui de sa mère.

- Une mauvaise fièvre... soupira-t-il. Alors qu'il était encore si vaillant !

- Nul n'est à l'abri, Alex, tu le sais bien...

Il secoua doucement la tête. Oui, toutes sortes de dangers menaçaient les Européens en Inde, et les Indiens eux-mêmes y étaient sujets. Maladies, attaques de fauves, morsures de serpents, empoisonnements divers à cause de nourriture avariée ou d'eau non potable. Sans compter les autres dangers, causés par l'homme.

Sonya fit quelques pas et s'assit dans un des fauteuils. Son visage était marqué. Alex vint s'asseoir à ses côtés et lui prit les mains :

- Je vais rester un peu avec vous, maman.

Elle appuya sa tête sur son épaule, ferma les yeux et ne dit rien. Oui, la présence de son fils lui faisait du bien, mais il ne pourrait s'attarder. Lui aussi allait partir. Pour l'Académie militaire, puis pour les Indes... Le reverrait-elle seulement ?

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