Chapitre 1 : Comme un frère pour elle

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Le manoir dessinait les formes pointues de ses cheminées sur le ciel gris. Le lieu parut plus petit à Alex que dans son souvenir. Il avait déjà, une fois, effectué le voyage jusqu'en Angleterre, quand il avait six ans, et en gardait de nombreuses images. Et notamment, celle de la maison des parents de sa mère. Il se demandait, alors que leur voiture remontait l'allée arborée, s'il reconnaîtrait son grand-père, d'autant qu'ils savaient le vieil homme malade. S'il avait quitté les Indes avec tristesse, il n'était pas mécontent cependant d'accompagner sa mère et de la soutenir si nécessaire. Certes, il ne resterait pas longtemps à Horncastle, dans le Lincolnshire, puisqu'il rejoindrait d'ici quelques semaines l'Académie royale militaire. Si le décès de son grand-père survenait, au moins pourrait-il revenir rapidement.

Alex était très attaché à ses parents, à sa mère en particulier, et vouait aussi une grande admiration à son père. Philip Randall était parti de rien ou presque. Avant-dernier fils d'une famille de petits commerçants de Lincoln, il s'était engagé comme simple matelot dans la Royal Navy. Remarqué par son capitaine pour ses initiatives judicieuses lors d'une tempête qui avait suivi un combat difficile contre une corvette hollandaise, il avait alors entamé des études pour devenir officier. La Compagnie des Indes recrutait et il s'était retrouvé engagé dans l'armée de cette dernière. De là, il avait gravi chaque échelon jusqu'au grade de colonel. Il était encore simple capitaine quand il avait, à la faveur d'une permission, rencontré Sonya de Horn, fille unique d'une famille de petite noblesse vivant à quelques lieues de Lincoln. Ils s'étaient mariés et avaient quitté l'Angleterre ensemble quand Philip avait dû repartir pour Delhi. C'était là qu'Alex était né et avait passé la majeure partie de son enfance, avant que son père ne soit muté à Lucknow, capitale de la province d'Oudh, qui venait tout juste de passer sous le protectorat de la Compagnie des Indes Orientales. Y maintenir l'ordre, faire accepter l'administration de la Compagnie n'était pas une mince affaire et Philip ne manquait pas d'ouvrage. Mais il aimait ce pays qui, à ses yeux, devait absolument rester sous l'influence britannique au risque de voir la Russie s'y implanter. Ce n'était pas la France qui, tour à tour, abandonnait chacune de ses lointaines provinces, qu'il craignait, mais la Russie si vaste et si conquérante.

Tout brillant qu'il était, Philip Randall n'oubliait jamais d'où il venait, ni son propre parcours, et il avait eu à cœur d'enseigner à son fils le respect de tout homme. Même s'il n'aimait guère les Français, il leur reconnaissait une pensée politique évoluée et s'était plu à lire, à ses heures perdues, les écrivains des Lumières. Il en avait tiré sa propre philosophie, enrichie par l'expérience de la vie militaire dans un pays lointain et si différent de sa propre patrie. Confronté à d'autres mœurs, à d'autres religions, il avait cependant perçu les ressemblances entre les hommes, qu'ils soient Anglais, Hindous, Musulmans, Sikhs, ou descendants du lointain royaume Mongol.

Alex avait appris à parler hindi en même temps qu'il apprenait à parler anglais. Il s'était lié d'amitié avec d'autres enfants indiens et connaissait plusieurs dialectes locaux parlés autant dans la région de Delhi qu'à Lucknow. Il possédait aussi, sans le savoir encore, de nombreuses clés pour comprendre l'âme indienne et certaines traditions qui paraissaient choquantes aux yeux des administrateurs de coloniaux n'étaient pour lui que des pratiques courantes d'un peuple en passe d'être conquis.

- Mère, dit-il soudain, pensez-vous que Miss Luna soit déjà arrivée à destination ?

- Je l'ignore, répondit Sonya en tournant son visage vers son fils. Sa tante nous disait vouloir s'arrêter à Londres quelques jours avant de gagner Wellington. Nous lui écrirons quand nous serons installés. J'espère qu'elle se fera à sa nouvelle vie.

- Ce ne sera pas facile pour elle. Elle ne connaît personne... fit remarquer Alex. Et elle ne parle pas bien anglais.

- Tu l'as bien aidée, cependant, Alex. Elle a fait des progrès au cours de notre voyage.

- C'est vrai, dit-il en fronçant légèrement des sourcils - ce qui le faisait ressembler terriblement à son père comme le remarquait Sonya à chaque fois -, mais ce n'était pas facile. Dès qu'elle me voyait, elle se mettait à parler en hindi. Et j'espère que ce ne sera pas trop dur non plus pour Ameera.

- Oui, soupira Sonya. Cette jeune femme est vraiment admirable. Elle est d'un tel dévouement à Luna... J'espère aussi que Lord Clifford ne la renverra pas... Ce serait terrible pour l'une comme pour l'autre.

Elle fixa son fils un instant, puis dit :

- Allons, nous penserons à elles plus tard. Nous arrivons.

**

Alex reconnut sans trop de peine les pièces un peu sombres de l'étage, même s'il n'avait gardé qu'un vague souvenir de la chambre qu'il avait occupée huit ans plus tôt. La fenêtre, petite, comportait deux battants dont le plus bas pouvait coulisser sur le plus haut, et donnait sur le jardin. Ce n'était pas un grand domaine ; il était joliment arboré et même en ce début de novembre, Alex pouvait deviner qu'au printemps, il offrait toujours de belles perspectives et des endroits ombragés.

L'un des deux valets de service avait monté sa malle, mais Alex y jeta à peine un regard. Il ôta cependant son lourd manteau de laine, et passa un bref coup du plat de la main pour défroisser un peu son gilet. Un coup d'œil dans le miroir situé au-dessus d'une table de toilette lui permit de voir qu'il était correctement coiffé et il quitta alors la pièce pour rejoindre sa mère et son grand-père dans le petit salon.

En y entrant, il retrouva des odeurs oubliées, souvenirs de son précédent séjour : cire d'abeille des vieux meubles, laine des tapis, odeur de l'âtre. Son regard ne s'attarda pas sur les quelques tableaux qui ornaient les murs, ni sur la petite tapisserie très ancienne, unique trésor ayant survécu aux divers partages qui avaient émaillé l'histoire de la famille et qui n'était rien d'autre que le témoignage du combat mené par un lointain ancêtre en terre de France au cours de la guerre de cent ans. Non, son regard se porta directement vers le vieil homme amaigri, étendu sur un long fauteuil, près de la cheminée dans laquelle brûlait un feu vif. Malgré les années passées et les ravages de la maladie, malgré la belle barbe blanche, il le reconnut sans peine.

- Ah, Alex, mon garçon... Quel beau jeune homme tu deviens ! Ta mère n'est pas arrivée là depuis cinq minutes qu'elle ne tarit pas d'éloges sur toi...

- Bonjour, Grand-Père, dit-il avec respect et en souriant. Je suis heureux de vous revoir.

Et il s'approcha du fauteuil. Le vieil homme lui prit d'emblée les mains, les serra brièvement dans les siennes.

- Il m'est doux de vous savoir enfin arrivés, même si je m'en veux un peu de vous avoir enlevés à ton père et à ce pays que vous aimez tant.

- Père, intervint Sonya, je ne pouvais vous laisser plus longtemps et il était temps pour Alex, de toute façon, d'entamer ses études. Même si vous vous doutez que Philip n'a pas perdu certaines de ses originalités, il tenait à ce que notre fils fréquente l'Académie royale militaire.

- Certes, certes, mais enfin... Tu ne commenceras qu'après la Noël.

- En effet, Grand-Père, mais... comment allez-vous ? demanda Alex avec franchise.

- Ah, je vais, je vais... soupira le vieil homme. J'ai tenu bon pour vous revoir. Et ma foi, je me réjouis que la mort m'ait offert un répit pour profiter un peu de ta mère et de toi. Tu auras certainement beaucoup de choses à me raconter sur la vie aux Indes et cela me réjouit déjà de t'entendre. Mais vous avez fait un long voyage et il est déjà tard... Je vais demander à ce que le souper soit servi sans tarder. Nous profiterons plus longuement de nous retrouver demain.

Alex comprit et prit congé alors que sa mère lui adressait un petit sourire. Il était soulagé de trouver le vieil homme en meilleure santé que ses dernières lettres n'avaient laissé penser, même s'il se doutait qu'il n'était pas très vaillant. Le fait qu'il les ait reçus en restant assis le prouvait. Il regagna alors sa chambre, non sans faire un détour par la bibliothèque, pour y trouver de la lecture à lui convenir et remonta l'escalier.

Sa chambre n'était pas aussi bien chauffée que le salon, mais il n'y faisait pas froid pour autant. Il frissonna cependant, et tenta d'oublier qu'à Lucknow, alors qu'il faisait encore nuit à cette heure, les températures étaient plus agréables. Ce qui correspondait à l'hiver aux Indes, du moins dans la province d'Oudh, était une des saisons les plus douces. Il faisait chaud, certes, dans la journée, mais pas de cette chaleur pesante et suffocante d'avant la mousson. Les nuits étaient relativement fraîches et agréables, et nécessitaient parfois de fermer les fenêtres quand le vent du nord, descendant tout droit des pentes de l'Himalaya, soufflait sur la ville. Il eut un bref élan de nostalgie à s'imaginer chevauchant aux côtés de son père, dans l'aube naissante, et arpenter la plaine qui s'étendait au-delà de la ville, jusqu'aux rives de la Gomti, la rivière qui traversait Lucknow et la scindait en deux quartiers bien distincts : la ville au sud et les cantonnements militaires au nord.

**

Pour leur premier repas à Horncastle, Alex et sa mère soupèrent seuls. Sonya expliqua à son fils que son père était trop fatigué pour les accompagner et qu'il mangeait dans sa chambre, le plus souvent en restant allongé. L'adolescent ne put s'empêcher de demander s'il survivrait jusqu'à Noël et sa mère lui répondit par un sourire triste :

- Je ne sais, Alex. Il doit recevoir la visite du médecin demain matin. Nous en saurons plus alors. Mais il est tard, ajouta-t-elle, et je me sens lasse. Si tu le souhaites, tu peux rester un moment dans le salon : il y fait bien plus chaud que dans les chambres.

- J'ai remarqué. Cela ira, répondit-il simplement.

Il la suivit du regard avant de s'abîmer dans la contemplation de son assiette vide. Le pas discret d'un serviteur le tira de ses pensées et il quitta la pièce peu après pour gagner sa chambre. Il regretta presque de ne pas avoir suivi la suggestion de sa mère, car il y faisait effectivement très frais. Il ne tarda pas à se coucher, lisant un peu à la lueur des deux bougies allumées sur sa table de nuit. Quand il éteignit, il ne s'endormit pas tout de suite pour autant. Ses pensées voguaient de son père à Luna, se demandant comment le premier allait, à quelles manœuvres il participait, s'il serait amené à rejoindre un autre régiment. Quant à Luna, il s'inquiétait de ce que la fillette ne se sentît perdue dans Londres, dans un pays qui lui était étranger, dans une famille qu'elle ne connaissait pas.

Au fil de leur voyage, il avait senti la confiance grandir entre eux, du moins celle qu'elle lui manifestait. Il se souvenait très bien des circonstances qui avaient amené les Randall à faire sa connaissance...

**

C'était deux ans plus tôt, alors que Marcos de Malanga se trouvait pris par une fièvre violente qui allait causer sa mort. Les Européens n'étaient pas encore très nombreux à cette époque à Lucknow, en-dehors des deux régiments, d'ailleurs en partie composés d'indigènes. Le père d'Alex était officier dans l'un d'entre eux. Les autres Européens, des civils, habitant la ville, étaient soit des représentants de la Compagnie des Indes, soit quelques riches négociants ou propriétaires terriens. Contrairement à d'autres provinces annexées depuis plus longtemps par la Compagnie, il n'y avait pas encore beaucoup d'Anglais à posséder des terres dans la province d'Oudh et Felipe de Malanga et son fils faisaient presque exception, non seulement en tant que propriétaires terriens européens, mais aussi en tant qu'Espagnols. La famille Randall était arrivée depuis un peu plus d'un an à Lucknow, en 1840. Ils vivaient près des cantonnements, au nord de la ville. Le domaine de Felipe de Malanga se trouvait plus à l'ouest, et était bordé en partie par la Gomti. S'ils avaient entendu parler d'à peu près tous les Occidentaux se trouvant à Lucknow, les Randall n'avaient pas eu l'occasion de les rencontrer tous, en partie parce que les militaires restaient entre eux et plus encore, les Britanniques présents ne fréquentaient guère les autres Européens.

La province d'Oudh était un lieu enchanteur, aux paysages variés, traversés par le Gange et plusieurs de ses affluents, et, quand on s'avançait vers le nord et le nord-est, on pouvait distinguer les contreforts de l'Himalaya. Mais c'était aussi une province turbulente, dont les habitants ne voyaient pas forcément d'un très bon œil l'arrivée d'étrangers. Pourtant, certains y trouvaient leur compte, notamment en échangeant des produits locaux contre de l'argent ou des bons émis par la Compagnie des Indes. Des richesses s'étaient ainsi rapidement constituées, mais elles n'étaient pas forcément à la portée de tous et cela attirait des convoitises.

Felipe de Malanga, assez isolé en tant qu'Espagnol, et quelque peu perdu face à la maladie de son fils, s'était résolu à faire appel à un médecin anglais, ami des Randall. Apprenant qu'il avait une petite-fille, Sonya s'était rendue un jour à la Casa de los Naranjos. Elle y avait été agréablement reçue et avait promis de revenir avec son fils, toujours curieux de rencontrer de nouvelles personnes. La mort de Marcos allait renforcer les liens entre Felipe, Sonya et Philip et, tout naturellement, entre Alex et Luna. Bien qu'ayant des petits compagnons et compagnes qui étaient souvent les enfants des domestiques, Luna n'avait pas d'amis parmi la communauté européenne et elle s'attacha à Alex un peu comme s'il avait été un frère pour elle.

Quand, se sentant vieillir et craignant de ne pouvoir assurer l'avenir de sa petite-fille, Felipe avait pris la décision de l'envoyer en Angleterre, dans la famille de sa mère, il avait tout naturellement demandé aux Randall, eux aussi sur le départ, s'ils pouvaient se charger de la fillette. Sonya avait accepté sans hésiter et c'était ainsi qu'ils avaient voyagé tous les trois, accompagnés par Ameera qui n'avait pas voulu abandonner Luna.

Alex poussa un long soupir. Malgré le voyage et la fatigue, malgré les émotions à revoir son grand-père, il ne trouvait pas le sommeil.

Il se demandait comment Luna vivait sa première soirée en Angleterre.

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