Les Moissonneurs

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Léo40 ouvrit les yeux. La pénombre de sa chambre imprégna ses rétines. Une angoisse lui serra le cœur. Il referma ses paupières par réflexe, dans une vaine tentative de ne pas accepter l’évidence.

Non, c’est rien, je peux redescendre, se dit-il, pour se rassurer. Il s’efforça de visualiser l’épais nuage pourpre, doux et moelleux, comme il faisait d’habitude. Il devait inspirer lentement et s’enfoncer à chaque expiration dans les replis cotonneux, de plus en plus profond, jusqu’à retrouver ses rêves. Mais sa respiration s’accéléra.

Non, je suis réveillé, finit-il par admettre avec effroi.

Il ouvrit de nouveau les yeux. Instinctivement, il tourna la tête vers la porte. Aucune lueur ne filtrait sous le seuil. Elle était fermée à clé, mais Léo40 savait que ça ne changerait rien si les Moissonneurs venaient le chercher.

Son cœur battait la chamade. Il commençait à transpirer.

Il se releva pour vérifier son bracelet. Le dernier balayage de la zone remontait à près de quarante minutes. Ça lui donnait une vingtaine de minutes pour replonger dans le sommeil.

C’est jouable, tu peux le faire Léo, tu peux y arriver, se répéta-t-il pour se calmer.

Mais pourquoi s’était-il réveillé totalement ? Il parvenait toujours à redescendre d’habitude… Il avait pourtant pris ses trois doses avant de se coucher, non ? Il essaya de visualiser la scène, mais il avait du mal à s’en souvenir avec certitude. Ces saloperies de gélules lui fusillaient le cerveau. Il ne tiendrait pas longtemps, à ce rythme-là… Et si elles cessaient d’avoir de l’effet ?

Léo40 fut pris d’un accès de panique.

Non, non, calme-toi, Léo ! se sermonna-t-il. Tu sais ce que tu dois faire. Ben24 te l’a expliqué, tout ira bien.

Il jeta un nouveau coup d’œil à son bracelet. 17 minutes avant le balayage.

Il se leva et traversa la pièce pour rejoindre la salle de bain, guidé par les zébrures que l’éclairage public projetait sur la moquette, à travers le store.

Ça va aller, se répéta-t-il, ça va aller, tandis qu’il refermait la porte derrière lui. Mais Léo40 tremblait toujours.

Il alluma en mode veilleuse. Un visage apparut dans le miroir. Son teint cadavérique et ses yeux cernés ne firent rien pour le rassurer. Léo40 s’approcha tout près de son reflet, en tirant ses joues vers le bas. Il scruta ses globes oculaires plusieurs secondes, à la recherche de lésions. Les premiers signes de dégénérescence. En voyait-il ? Difficile à dire…

15 minutes. Il fallait qu’il s’active.

Où était le dermojet ? Il ouvrit le premier tiroir de son meuble et le fouilla fébrilement. Rien. Le deuxième. Toujours rien. Il commença de nouveau à trembler.

Qu’est-ce que j’en ai foutu, déjà ? marmonna-t-il, en sentant l’affolement le gagner.

Enfin, au fond du dernier tiroir, il reconnut le coffret de la seringue hypodermique d’urgence. Il souffla un peu. C’était la première fois qu’il allait l’utiliser pour de vrai. Tout ce qu’il avait à faire c’était charger la capsule, armer la seringue et la placer sur son cou. En appuyant sur la gâchette, il s’injecterait une mégadose et moins d’une minute plus tard, il s’écroulerait dans son lit, pour finir la nuit, sain et sauf.

12 minutes.

Léo40 appliqua le dermojet sur son cou et prit une inspiration. Dans le miroir, il avait l’impression qu’un homme livide en face de lui était sur le point de commettre un suicide.

Il pressa la gâchette.

Il entendit un faible chuintement. L’injection elle-même était sans douleur, mais il était normal de percevoir le produit, à mesure qu’il se diffusait dans le corps.

Léo40 attendit quelques secondes, le dermojet plaqué contre son cou. Mais il ne sentait rien.

Pas de panique, Léo, ça va venir, souffla-t-il pour se rassurer.

Quinze secondes plus tard, il ne sentait toujours rien.

C’est pas possible, j’ai entendu le pschitt, oui ou non ? La capsule n’était tout simplement pas bien mise, c’est tout, se dit-il. Il ouvrit le compartiment de chargement et vérifia le montage. La capsule semblait bien clipsée. Il referma la petite trappe.

Ok, Léo, respire, on va réessayer.

Il secoua la seringue pour tenter de faire circuler le produit, sans vraiment savoir si ça changerait quoi que ce soit. Il appuya de nouveau le dermojet contre son cou et pressa la gâchette.

Nouveau chuintement.

Léo40 attendit. Toujours rien. Pas de brouillard, pas d’impression de sombrer. Rien. Il pressa furieusement la gâchette plusieurs fois.

C’est quoi cette merde ? Ça devrait marcher, c’est pas possible ! lâcha-t-il, en serrant la seringue avec colère.

Il regarda son bracelet. 9 minutes. L’adrénaline gicla dans ses veines. Léo40 savait qu’il ne devait pas crier pour éviter d’attirer l’attention, mais il ne parvint pas complètement à se contenir.

Qu’est-ce que je vais faire maintenant, BORDEL ? s’exclama-t-il.

Il se mit à suffoquer, cédant à la panique pour de bon.

Il fouilla frénétiquement son armoire de toilette. Non, non et non ! répétait-il, désespéré. Il renversa plusieurs boîtes de ses gélules habituelles. Même s’il en avalait dix à la fois, il était trop tard maintenant, ça ne fonctionnerait pas.

Les deux mains sur le lavabo, il s’arrêta pour fixer son reflet, haletant.

Réfléchis Léo, s’encouragea-t-il, en se frappant le front plusieurs fois.

Soudain, il s’immobilisa pour regarder sa paume.

Non, pas ça, murmura-t-il.

Si, Léo, c’est la seule solution, lui répondit son reflet.

Même si c’était complètement dingue, même si la panique l’empêchait de réfléchir normalement, Léo40 comprit qu’il n’avait plus le choix : pour être inconscient avant le prochain balayage, il allait devoir s’assommer, se mettre K.O. d’une manière ou d’une autre.

Léo40 se prit la tête dans les mains et laissa échapper un sanglot d’impuissance.

Et s’il abandonnait ? S’il laissait les Moissonneurs l’emporter ? se demanda-t-il au bord du désespoir. Non, il reste encore 7 minutes ! se reprit-il.

Acculé, Léo40 retrouva quelques instants de lucidité.

Comment allait-il s’y prendre ? Il n’aurait qu’une seule tentative. S’il échouait la première fois, il n’aurait probablement plus assez d’énergie ou de courage pour se cogner de nouveau, sans compter qu’il allait forcément se faire mal…

Il s’imagina prenant son élan, une main derrière la tête, pour se fracasser le crâne sur le rebord du lavabo. Il eut un haut-le-cœur. Est-ce qu’il allait y arriver ? Y’avait-il une autre option ?

Il éteignit la lumière et rouvrit la porte de la salle de bain.

Il fit le tour de la chambre du regard, pour tenter de trouver une alternative. Son lit. Son bureau. Sa chaise. Son petit meuble bibliothèque. Son placard à vêtements encastré, son coin cuisine un peu plus loin dans le renfoncement… En deçà de la panique, Léo40 ressentait une ironie cruelle à devoir envisager son environnement habituel, simple et rassurant, en une arme potentiellement mortelle. Des séquences d’images grotesques traversaient son esprit tandis que les secondes défilaient.

Et s’il s’électrocutait ? Ce serait peut-être plus facile, se dit Léo40. Oui, mais plus dangereux également. Il ne fallait pas non plus qu’il se tue ou se transforme en légume… Alors, quoi ?

5 minutes avant le balayage. La panique reprit le dessus.

Léo40 réprima un nouveau cri. Il n’avait plus le temps de réfléchir, il fallait agir, vite.

Abandonnant l’idée du lavabo, il vint se placer dos à la porte d’entrée. La porte d’où surgiraient les Moissonneurs s’il était encore conscient, d’ici quelques minutes. Cette dernière pensée l’empêcha de tétaniser. Il fléchit ses jambes et posa ses deux mains en appui contre le métal froid. Il prit une inspiration. Puis poussa de toutes ses forces pour lancer le sprint, tête baissée.

Il traversa la pièce en quelques pas. En pleine accélération, son crâne vint percuter le mur blanc avec un bruit sourd. Il y eut un petit rebond. Léo40 perdit conscience instantanément. Le reste de son corps encaissa le choc, se tourna sur le côté et s’écroula en glissant, les épaules contre la paroi.

Le silence revint dans la chambre.

– Monsieur Léo ! Monsieur Léo ! Vous m’entendez ?

Léo finit par ouvrir les yeux avec une grimace. Une douleur aiguë lui vrillait la tête. Un homme avec des lunettes se tenait penché au-dessus de lui et lui tapotait le visage.

– Eh bien ! Vous m’avez fichu une sacrée trouille, vous savez ? Comment vous sentez-vous ?

Léo prit peu à peu conscience de son environnement. Il était assis par terre, les épaules contre le mur. Il essaya de se relever.

– Non, ne bougez pas tout de suite ! lui dit l’homme. Attendez un peu de reprendre vos esprits.

– Qu’est-ce que… ? articula-t-il avec difficulté.

– Vous vous êtes cogné la tête. Nous étions en pleine séance d’hypnose, vous savez, pour vos insomnies. Et puis à un moment, vous vous êtes agité, je n’ai pas réussi à vous calmer et vous êtes tombé.

L’information se fraya un chemin à travers le mal de crâne de Léo. Les séances d’hypnose, le docteur Benjamin… Des images peinaient à se former dans le brouillard épais de ses souvenirs.

L’homme s’assit sur le canapé pourpre et continua :

– Nous touchions au but cette fois, vous savez ?

– Ah bon ?

– Oui. Il y a une peur très intense, une frayeur, enfouie au fond de vous. Malheureusement, je n’ai pas réussi à vous la faire exprimer précisément. Lorsque j’ai voulu insister, vous vous êtes mis dans un état de panique et votre discours est devenu incohérent. Vous vous trouviez dans une salle de bain, vous sembliez désespéré. J’ai essayé de vous rassurer. Je vous ai demandé de décrire ce que vous voyiez autour de vous. Mais vous vous êtes débattu en pédalant dans les airs et vous avez fini par tomber par terre, en vous cognant la tête. Je suis sincèrement désolé. Je pensais pouvoir y arriver.

– Ce n’est pas de votre faute… Mais j’ai vraiment mal, docteur.

– Ça, vous ne vous êtes pas loupé, comme on dit. Vous souffrez peut-être d’une commotion cérébrale… Il serait prudent de consulter l’un de mes confrères après notre séance. Mais dans l’immédiat, avez-vous un quelconque souvenir de ce qu’il s’est passé ?

Léo tenta une nouvelle fois de fouiller sa mémoire, mais cela ne fit qu’augmenter son malaise. Il sentit un goût métallique dans sa bouche.

Une succession de bip-bip-bip électroniques retentit.

– Ah, dit le docteur en regardant son bracelet, malheureusement notre séance touche à sa fin, monsieur Léo. Nous reprendrons la prochaine fois, mais je sais que nous sommes tout proches ! Vos insomnies ne seront bientôt qu’un mauvais souvenir, croyez-moi. En attendant, je vous conseille de poursuivre avec le traitement habituel, trois gélules avant le coucher, ni plus, ni moins.

Sur ces paroles, le docteur se leva et se dirigea vers la porte.

Léo, toujours groggy, tenta d’intervenir.

– Je suis désolé, monsieur Léo, répondit-il. Mais vous le savez bien, l’heure, c’est l’heure. Et votre heure est venue. Bonne chance…

Le docteur éteignit la lumière et disparut dans la pénombre.

Assis par terre, Léo ne comprenait pas ce qu’il se passait. Il avait tellement mal à la tête. Encore une insomnie ? se demanda-t-il.

Son regard se posa sur les zébrures qui filtraient sur la moquette, à travers le store. Il eut une boule au ventre. Ça n’allait pas du tout. Quelque chose allait se produire… Quelque chose d’horrible.

Et puis Léo40 se souvint et la panique explosa dans son crâne.

Un trait de lumière apparut dans l’encadrement de la porte. Les Moissonneurs étaient là.

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