Cochon Brillant

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Pauline marchait, la tête dans le brouillard, sur la route de l’Université ; le vacarme habituel de la ville la faisait grimacer. Sa tête la tirait violemment ce matin, le réveille à l’aube avait été difficile et les différentes tisanes miracles s’étaient révélées inefficaces. Elle n’avait pourtant pas tant levé le coude que ça hier soir… Enfin peut-être que si… a mémoire lui jouait décidément des tours en ce moment.

  • Eh là ! V’là Pauline ! La source de l’appel enthousiaste se trouvait beaucoup trop proche du pauvre crâne de l’étudiante qu’une douleur vrilla méchamment. Diable ! Ça n’a pas l’air d’aller fort, on n’aurait pas fait ribote hier ? Et sans m’inviter ! Au moins, j’échappe à ce qui semble un formidable mal de cheveux.
  • Ah ! Veux-tu bien te taire, Émile ! J’aurais dû rester dormir… Le cours du père Kokosh va m’assommer, je le sens.

Émile était un étudiant en ingénierie. Plus jeune que Pauline, il n’en était encore qu’aux bases du difficile apprentissage des graphes. L’étude de la prographomancie était encore balbutiante en Lordalen, mais permettait déjà de créer des lignes de production autonomes, des objets bien pratiques comme des lampes sans gaz, et même de permettre de remarquables applications médicales. Tout cela passionnait Pauline, elle en avait déjà une connaissance exemplaire ; retenant de mémoire une grande variété de graphes, elle arrivait à imaginer des systèmes comme si cela lui était naturel. Elle rêvait de visiter Austyr, un pays en tout point plus avancé que Lordalen, ils avaient même des trottoirs là-bas…

Émile jacassait toujours, il parlait de la une des journaux : un duel entre deux hommes de lettres ; un scandale politique ; une erreur dans un prographe ayant fait des dizaines de morts dans une usine… Arrivée au portail de l’Université, Pauline le salua enfin. Il était gentil, mais elle était bien contente qu’ils ne soient pas dans le même département d’études. L’Université était composée de différents bâtiments entourant une grande cour, une sorte de parc où les étudiants flânaient entre les arbres. Pauline se dirigea vers une petite annexe à la forme arrondie : l’amphithéâtre de dissection, lieu où une vingtaine de personnes tenaient difficilement autour d’un cadavre récupéré dieu sait où et qui exposait gentiment tout son intérieur. Définitivement pas le mieux pour faire passer un mal de cheveux…

Elle alla se placer un peu à l’écart de ses camarades en n’oubliant pas de fermer son col sur le bas de son visage afin de bénéficier du petit respirateur intégré qui lui évitait l’odeur du cadavre sur la table. C’était un homme qui devait avoir dans les trente ans, peut-être un ouvrier au vu de sa musculature solide. Il était nu et soigneusement rasé du crâne aux orteils. Le corps était intact, on aurait pu croire qu’il dormait ; le bonhomme avait sûrement succombé d’une maladie du cœur, ou alors d’une noyade, voire d’un étouffement. Le professeur était comme à son habitude en retard, certains parlaient d’une liaison avec la directrice du département alors que d’autres, pour se moquer, assurer plutôt l’avoir vu en compagnie d’une vendeuse de salade. L’un des élèves était justement à raconter une longue anecdote obscène quand le principal sujet de la fable entra dans la pièce. Tout le monde se tut instantanément. Le professeur Koshkov, spécialiste en biologie et chirurgie, originaire d'Iborras, s’avança d’une démarche hautaine vers son estrade, posa ses fiches et balaya la salle d’un regard où se mêlait tout à la fois l’ennui, l’agacement, la fierté personnelle et l’ironie du professeur méprisant ses élèves. Pauline s’agaçait déjà ; décidément, on ne s’y habituait pas à celui-là.

Le père Kokosh s’éclaircit la gorge avant de commencer son cours de sa voix traînante. Il décrivit lentement le cadavre, puis débuta l’explication de l’expérience qu’il allait effectuer devant ses chers étudiants. Mais avant cela, il prit, comme de coutume, quelques minutes pour exposer en long, en large et en travers à quel point la promotion était fainéante et combien elle ne méritait pas son enseignement. Le petit rituel effectué, il lista une dizaine de graphes nécessaires à la leçon. Il posa quelques questions relatives aux possibilités de combinaison pour former un prographe cohérent, puis s’énerva de ne pas recevoir des propositions assez rapidement à son goût. De peur d’assister à une seconde complainte dramatique sur le manque d’attention et d’intelligence des élèves, Pauline leva la main. Balbutiant légèrement à cause de sa douleur matinale, elle fit tout de même un assez bel exposé ; Kokosh dut le reconnaître, bien qu’il pointât deux erreurs qu’il jugea malencontreuses, évitables.

Le professeur grava, à l’aide d’un fin scalpel, un prographe sur le crâne du mort. Ce dernier eut un spasme avant de s’animer. Il se releva pour se tenir debout, à côté de la table. Bien sûr, il n’était rien d’autre qu’une marionnette obéissant aux fonctions codées dans le prographe, rien de semblable à de la vie ; pour la simuler, il faudrait quelque chose de bien plus complexe. Toujours avec son scalpel, Kokosh fit une incision traversant le torse du haut jusqu’en bas. Il l’ouvrit pour en sortir les poumons inertes, grava délicatement un prographe simulant un comportement anormal, une insuffisance respiratoire. À partir de là, il expliqua les phénomènes se déroulant sous les yeux des élèves, les causes ainsi que les remèdes possibles. Il ne l’avait vraiment pas volé son surnom de cochon brillant ; les deux tiers des étudiants buvaient ses paroles comme du petit-lait, attentif aux moindres gestes techniques, notant frénétiquement chaque terme complexe.

Cochon brillant… C’était indirectement elle qui en avait baptisé le professeur, au cours d’une soirée à l’estaminet de M. Mourier. Pauline s’y était attablée avec son ami Lucien qu’elle n’avait plus vu depuis un certain temps, elle sortait justement d’un cours harassant de Mr. Koshkov. La petite salle était encombrée d'étudiants bruyants se plaignant des cours, se plaignant de politique, se plaignant de l'estaminet lui-même ; mais avec beaucoup de gaieté, riant avec le patron, un solide gaillard en tablier blanc que tous connaissaient bien. Du fond de la salle s'entendaient les coups secs des joueurs de billard qui s'ajoutaient à la symphonie chaotique du verre contre le bois. Les lampes à gaz perçaient difficilement l'épaisse fumée de tabac régnant en maître dans l'établissement ; cela, additionné à la chaleur étouffante et au vacarme terrible, ferait s’écrier à un bourgeois égaré : « Parbleu ! Me voilà donc tombé en enfer ! ».

  • Diable ! Que cette journée était longue ! Le père Kokosh est vraiment insupportable, il a encore fait pleurer un pauvre p'tit gars ce matin, pendant le cours d'anatomie.
  • Eh bien ! Il a vraiment l'air monstrueux ton prof. Je suis bien content d'en avoir terminé avec mes études moi. dit en riant Lucien que l'agacement ambiant amusait beaucoup.
  • Il est tout de même passionnant ; c’est une sommité, je ne dis pas le contraire. s'exclama Pauline dans un grand mouvement qui agita ses courtes tresses. C'est un cochon, mais un cochon brillant !

À ces mots, le brouhaha cessa subitement le temps d’une seconde ; une dizaine de visages souriants se retournèrent vers les deux amis. Les verres se levèrent d'un geste joyeux.

  • Au père Kokosh ! Au cochon brillant ! S'écria dans un joli désordre la foule hilare.

Le mot fit beaucoup de bruit, on parla même de faire renommer l'estaminet ; le patron dit en souriant qu'il y réfléchirait.

  • Boire un verre au Cochon Brillant, ce serait si drôle. Tu pourrais écrire quelques colonnes là-dessus n'est-ce pas ? Je connais tout un tas d’élèves qui s’arracheraient ton papier. Pauline but une longue gorgée de bière, satisfaite de son bon mot. D'ailleurs, ça marche bien pour toi en ce moment ? Ça fait longtemps que je n'ai pas vu ton nom dans les torchons que je ramasse parfois dans la rue.
  • Ce fut difficile, mais j'ai enfin réussi à obtenir un contrat pour un journal, la Revue de Marigueux ! Finis le payement à la colonne, j'ai enfin un vrai salaire.
  • Ah ! Bravo l'ami ! Tu pourras payer les tournées alors, dis ? Allez, si tu publies un article sur le Cochon Brillant j’en offre une aussi. C'est dit ?
  • Mais non, je ne peux pas écrire sur ça ; c'est une feuille sérieuse, vois-tu ? répondit le jeune homme en triturant sa moustache. J'ai déjà une idée d'article, je vais frapper tout de suite très fort. J'en connais qui vont bondir, ça fera jaser crois-moi ! Un éclat d'enthousiasme brillait dans les yeux de Lucien alors qu'il finissait sa bolée de cidre.
  • Fait quand même gaffe de ne pas offusquer trop d'honnêtes gens, cela risquerait de se retourner contre toi ; et surtout, évite de faire des personnalités, tu t’attirerais un duel. Quoique cela me ferait bien rire de te voir brandir un coupe-chou en tremblant de tous tes membres.
  • Oui maman, on verra... On verra... Tiens, ça me rappelle ! Ma vieille doit m'attendre. Salut la Pauline, guette les journaux !
  • C'est ça, rentre bien. Pense tout de même à l'article, hein ? Tant pis pour le sérieux, ce serait farce entre le feuilleton et la météo.

  • Mademoiselle Auger ! Cessez de rêvasser, vous voulez bien ? Et bien oui, il faut faire l’effort d’écouter si vous souhaitez passer votre licence de médecine.
  • Excusez-moi monsieur, j’ai une satanée migraine depuis ce matin.
  • La migraine ? Vu l’état de vos yeux, il ne m’est pas difficile d’en connaître la cause. Vous devriez vous montrer plus sérieuse pour vos études.
  • Oui monsieur.

Le père Kokosh l’aimait bien, il faut dire que c’était souvent elle qui se proposait pour répondre à la place de ses camarades terrorisés. Au bout du compte et aussi étrange que cela puisse paraître, elle finissait elle-même par l’apprécier, ce sacré cochon brillant.

Nouvelles diverses

  • Mardi matin, à sept heures moins un quart, une forte détonation, accompagnée d’une épaisse fumée, c’est fait entendre dans la direction de la citadelle de Marigueux. C’était la salle d’artifice du génie qui venait de voler en éclats. Cet accident, dont la cause est attribuée au dépôt de fusées expérimentales ornées de prographes, aurait pu avoir les conséquences les plus graves. Bien heureusement, la perte est purement matérielle. Le feu d’artifice que le génie devait tirer publiquement jeudi prochain n’aura vraisemblablement pas tout l’éclat qu’on attendait.
  • L’estaminet de la rue de l’université « Chez Mourier », établissement populaire et lieu de loisir pour nos étudiants, s’est vu récemment renommer « Au Cochon brillant ». L’origine de ce nom étonnant viendrait d’un sobriquet relatif à un certain professeur de la faculté de Marigueux que nous choisissons, pour une raison évidente, de garder anonyme. Cette décision amusante de la part de Mr. Mourier a créé une incroyable émulation chez les jeunes gens fréquentent l’estaminet, une enseigne fort réussite représentant un cochon affublé de lunettes assis devant un livre a même été confectionné par des élèves de l’école d’art. Nous espérons que « Au Cochon brillant » prospérera en gardant sa joyeuse humeur et nous vous recommandons la curiosité d’y passer un moment de détente autour d’une bolée de cidre ou d’un verre de vin.
  • La baisse barométrique, qui commençait hier sur les côtes d’Austyr, a fait aujourd’hui de nouveaux progrès ; ce matin, elle s’étend jusqu’au centre de Lordalen. Les vents sont revenus à l’ouest, et à Ivrét, ils ont déjà pris une assez grande force.

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