Chapitre 4 : L’appel

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Comme la veille, Ruth se réveilla à cause du remue-ménage du capitaine. Celui-ci finissait de s’habiller, sur le point d’aller se faire raser. Avant de claquer la porte, il lui fit un signe dont elle comprit le message. Elle sortit la pièce de sous son oreiller et la fit tourner de manière à ce que la lumière du jour révèle le bouclier effacé. Toujours aucune nouvelle de son don, aucune indication pour trouver le reste de ce trésor qui devait être conséquent.

Pour l’heure, il fallait qu’elle se décide à se lever, avant de se faire rabrouer par la cuistot. Elle chaussa ses bottines et sortit à petits pas de la cabine. Pour rejoindre les cuisines depuis les quartiers du capitaine, il fallait traverser le pont principal et les rangées de canons. Et au milieu de ses canons, une trentaine de pirates, à bas mot, sommeillaient dans leurs couches. Courbée et longeant les paroies, Ruth serpentait entre eux lorsqu’elle rencontra, au détour d’un hamac, deux pirates attablés. Aussitôt le silence régna. Si, aux premiers abords, ils ne bougèrent pas, à mesure qu’elle se rapprochait de la cuisine, ils semblaient sur le point de fondre sur elle. Prête à bondir hors de leur porté, Ruth crut perdre son cœur en entendant le miaulement d’un ventre affamé. L'appel dissipa la tension et les pirates retournèrent à leurs assiettes d’un air mauvais.

Devant la porte fermée, un chat tigré contestait de vive voix. Dès qu’il l'aperçut, il vint se frotter à ses mollets d’un miaulement enthousiaste. Ruth aurait pu passer des heures à le caresser. Bien qu’il s’était roulé dans la poussière et quelque chose de collant. Après une longue minute, elle se redressa et s’épousseta, Meredith allait finir par s’impatienter. Aussitôt le chat reprit ses injonctions.

  • Garde la bestiole hors de ma cuisine !

D’un grand coup de cuillère en bois, la pirate chassa l’animal.

  • T’as traîné, prends pas cette habitude avec moi. Et te laisses pas avoir par Wilbur. Cette sale bête essaie plus souvent de voler de quoi manger, que de chasser les rongeurs. Aller, au boulot. J’ai une tonne d’oignons qui t'attendent !

Maintenant qu’il faisait meilleur dehors, les lucarnes projetaient de faibles rayons de lumière dans la pièce. Malgré qu'elles étaient grandes ouvertes, le poêle dégageait une chaleur étouffante. C'était un four cabossé qui suffisait pour préparer à manger pour la petite centaine de pirates présents à bord. Meredith était postée devant le plan central de travail, occupée à découper la carcasse du poulet qu’elles avaient fait cuire la veille. Un sac en toile de jute était posé près d’une lourde caisse de bois, le petit tabouret, sur lequel Ruth avait épluché les panais la veille. La jeune fille récupéra un couteau et s’y installa, ramenant l’un des larges récipients à elle. Pour ne pas la perdre, elle posa la pièce en évidence sur la caisse et commença à effeuiller les légumes.

  • Tu garderas les épluchures, on en fera une soupe.

La cuistot lui tournait le dos. Non dénuée d’une certaine aisance dans ses gestes, elle maniait les objets tranchants avec expérience. Aujourd’hui dans l’incapacité de suivre ses compagnons au combat, elle n’était pas pour autant incapable de se défendre.

Dépiautant à la main les oignons, Ruth abîmait ses ongles. Son regard déviait régulièrement vers la pièce. La tâche répétitive dont elle avait la charge lui permettait de réfléchir à la manière de trouver ce trésor. Elle s’imaginait un coffre rempli de pièces et de diamants. Et après l’avoir remis au capitaine, que se passera-t-il pour elle ? Allait-elle faire partie de l’équipage ? Elle n’était pas sûre de vouloir de cette vie instable et périlleuse. C’est dans ces moments-là que le pensionnat lui manquait terriblement. Sa mère ne lui pardonnerait jamais sa fugue, même si elle fut forcée. Pourquoi avait-elle suivi Isabel ? Pourquoi lui avoir révélé son don ? Elle n’en serait pas là si elle n’avait pas été aussi stupide.

Peut-être se trompe-t-elle au sujet de sa mère, peut-être est-elle en train de la chercher, peut-être était-elle prise d’angoisse à l’idée de l’avoir perdue ? Ruth avait si peu de souvenirs d’elle. Était-elle douce et aimante comme elle se l’imaginait ? C’était décidé, elle devait retrouver sa mère en Angleterre. Pour cela, il lui faudrait regagner la terre. La pièce dénotait au milieu de la vaisselle empilée sur le meuble improvisé. Enveloppé d’une énergie nouvelle, Ruth se remit à éplucher les oignons. L’esprit tourné vers le foyer familial.

Monter les marches biscornues avec deux bols n'était pas une mince affaire. Mais Ruth se débrouilla toutefois, ignorant les pirates dont les regards perçaient son dos. Tant bien que mal, elle frappa à la porte de la timonerie. Presque au même moment, le vieux pirate lui ouvrit et la laissa passer. Et sans un mot, il sortit. Assis derrière le massif bureau, le capitaine dégagea les cartes, le temps qu’elle s’avance. Elle posa l’un des bols à côté de lui et attendit ses instructions.

  • Bah t’attends quoi. Va t’asseoir et mange.

La jeune fille prit place en face de lui. Le fauteuil était un peu trop haut pour elle, tout comme le plateau de la table. Les coudes levés, elle attaqua son petit salé. Les oignons et les lentilles fondaient à merveille sur le palais. Elles avaient fait mijoter la carcasse poulet avec les dernières tranches de lard avant d’ajouter le reste. Meredith avait pris soin de rallonger son bouillon dans sa portion, comme la veille. C’était la seule et unique fois qu’elle pourrait se désaltérer. Ruth réfléchissait à la manière dont elle pourrait mettre son plan à exécution. Pour l’instant, elle n’avait aucune idée de la direction à prendre. C’est alors que le capitaine ramena, d’un geste indolent, la carte au centre de la table.

  • Alors ? Toujours rien ?

La fillette observa son bol et fit signe que non.

  • Pas encore, ajouta-t-elle.

Le capitaine Arthur prit sur lui pour ne pas lui sauter dessus et la secouer. L’humeur de plus en plus noir, il demanda :

  • Et que faudrait-il faire de plus pour te motiver ?

Ruth entendit ses dents crisser, c’était sûr et certain que ce soir elle dormirait par terre. Il fallait qu’elle réussisse avant la tombée de la nuit.

  • Je pourrais peut-être marcher un peu dehors ? Je vois à peine l’horizon depuis la chambre.

Sa demande fut accueillie par un rire sardonique.

  • Te promener toute seule sur le pont supérieur, c’est une blague ? Sais-tu combien d’hommes souhaitent te voir disparaître ? Mais ils ne peuvent pas évidemment. Et ça aussi c’est un problème, je ne veux pas d'apparition maléfique sur mon bateau. Après tes tâches, tu repars dans mes quartiers.

Un sentiment d’injustice la traversa et c’est en maronnant qu’elle répondit :

  • Juste un petit tour alors ? Et puis, pourquoi ils feraient ça, faut être stupide pour le provoquer.

Une vérité qui la mettait aussi mal à l'aise, car elle était la dernière à réclamer sa présence. En parler était tout autant difficile, c’était accepter que jamais elle ne s’en débarrassera.

  • Les hommes sont bêtes quand ils ont peur. Mais soit, s’il te faut ça, je t’accorde une petite heure. Rejoins donc les frères et Efraim sur la dunette. Tu reviendras chercher tout ça après, lui dit-il lorsqu’elle fît un geste vers son bol vide.

La jeune fille comprit le sens derrière cet acte anodin. Tout comme lui, elle espérait bien avoir une réponse à son retour. La timonerie étant construite dans la dunette elle-même, aussi elle n’eut que quelques pas à faire avant de monter l’escalier qui menait au plateau supérieur. Elle promena sa main sur le lierre sculpté autour de la rambarde et regarda l'effervescence de l’équipage. Deux-trois hommes la repérèrent mais n’eurent pas le loisir de s’en préoccuper plus que cela. Il fallait dire que le maître d’équipage, et ses subalternes, les tenaient bien occupés. Les gabiers se mouvaient comme si le ciel les maintenait. Certains récuraient le pont tout en se disputant, d’autres briquaient leurs armes et s’entraînaient sous l'œil vigilant du maître d’arme.

Ruth le reconnut aussitôt à son maintien. Au pensionnat, il y a avait un ancien soldat aux manières intraitables identiques. Le soleil ne s'était pas encore présenté ; des nuages grisâtres les recouvraient. Machinalement, ses doigts jouaient avec la pièce. Dans son esprit, cette mère au visage oublié avait repris vie. Elle virevoltait et rigolait d'un amour maternel inégalable, installée dans un beau manoir tel que ceux décrit par les filles du pensionnat. La chaleur d'un feu crépitant les enveloppait tandis qu’elles se blottissaient au lit pour raconter une histoire. Elles étaient habillées à la dernière mode, avec des robes de soie, aux manches ornées de la plus délicate et pure dentelle qu'on ait conçue. Un vent algide l’ébouriffa pendant qu’elle grimpait les dernières marches.

  • Qu’est-ce que tu fais là toi ?

L’éclat de joie provenait du jeune curieux qui se tenait derrière un mince pupitre de bois sombre. Un autre homme, un peu plus âgé que lui, dirigeait la barre. Ses manches relevées présentaient des avant-bras aussi épais que les mâts du bateau. À sa grimace contrariée, elle comprit que sa présence n’était pas appréciée. Mais, même s’il fronçait les sourcils au point de s’en creuser des rides, il garda les yeux sur l’horizon et les lèvres pincées. Ce ne fut pas le cas d'un homme qui s'étouffa presque.

  • Non de… Putain de merde ! La petite démone vient nous buter ! J't'en vais la ramener au capitaine moi.

Au moment où il fît un pas dans sa direction, la voix puissante du second l'immobilisa. Et la fillette par la même, sur le point de prendre les jambes à son cou. Finalement, la vue depuis les quartiers du capitaine était parfaite.

  • Touche la et tu auras affaire à moi.
  • Tu n'aurais aucune chance le vieux. Tu ne pourrais même pas tenir ton arme ! Cette chose n'a rien à faire ici, faut qu'elle dégage !

Près de l’escalier opposé, le vieux pirate subissait ses menaces sans la moindre inquiétude. Il reporta son attention sur Ruth.

  • Qui t'as donné l'autorisation d'être là ?

D’une petite voix, elle s’étrangla.

  • Le capitaine m’a dit que je pouvais venir un petit moment ici.
  • Plutôt mourir ! Le capitaine est complètement détraqué. Ma cousine était aussi comme ça, elle…
  • Si tu ne veux pas la voir, tu n'as qu'à descendre faire une ronde, ou vérifier si la voile a été recousue comme il faut, le coupa Noah d’une logique implacable.

Le sang bouillant, le pirate faillit bien lui sauter dessus. Un regard sur le timonier l’en avisa. Ce dernier continuait de barrer cependant, dans sa posture, on sentait une tension certaine. La jeune fille combattait ses propres instincts pour échapper à l’ambiance chargée. Hors de lui, ce n’est qu’à la condition d’un contre trois, que le pirate consentit à partir. Le timonier et Efraim suivirent sa descente d’une fronce assombrit. Ruth se promit de ne plus quitter la chambre. Derrière elle, Noah exaltait et ne semblait pas s’en inquiéter le moins du monde.

  • Ne touches à rien et ne viens pas te mettre dans nos pattes, bougonna le second, irrité mais forcé de subir les ordres de son capitaine.

Lui faisant les gros yeux, il somma le jeune pirate de se remettre à la tâche. Ce dernier s’y appliqua d’une moue défaite, non sans lancer un regard complice à la fillette. Longeant la rambarde, elle surveilla l’homme dont elle se rappelait la manière avec laquelle il l’avait traité le jour de son “sauvetage”, avant de dériver sur le miroir ondulant. Elle espérait que le clapotis calmerait les palpitations paniquées de son cœur mais ce fut l’inverse. Car elle n’eut pas le loisir de profiter de la vue qu’une bordée des jurons s’éleva du pont central. Des pirates avaient fini par céder aux provocations et s'en donnaient à cœur joie. Le maître d’équipage n’hésitant pas à balancer des gnons pour les calmer. Certains coups placés un peu sans raison. Avec brusquerie, les hommes furent séparés. Si elle ne s’était pas trouvé sur la dunette, Ruth aurait été emportée dans la mêlée.

C’est là qu’elle le ressentit, ce tiraillement particulier, cette sensation d’attraction, comme si un fils venait de se tendre et tirait dessus. Comme si quelqu’un l'appelait, ou comme si des mains la poussaient vers la direction à prendre.

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