Himéros

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Je la voyais.

Du sommet de ma montagne, je la voyais. Cette figure qui me narguait. Cette silhouette si désirable, si semblable, si différente. Elle était là, sur le sommet de l’autre montagne, au Sud, derrière la forêt de cyprès, par-delà le sentier qui reliait les plages des soleils rouges. Je devais y aller.

Mais ma montagne me semblait tellement plus agréable. Les effluves de la vaste mer au Nord portées par le vent me comptaient monts et merveilles, de mondes différents, séparés du mien par la voûte stellaire. Les voix des naïades en contrebas me parvenaient et leurs chants guidaient mes nuits solitaires, lorsque j’étais allongée sur le doux tapis herbu, à regarder les astres danser leur valse incessante. Les quelques arbres feuillus de mon sanctuaire me tendaient leurs branches pleines de fruits roses et juteux, sucrés et acides, duveteux entre les doigts et fondant sous la langue. Je n’avais besoin de rien, jusqu’à ce que je regarde la montagne d’en face.

Grise et rocailleuse, aux chemins pavés de formes irrégulières, acérées. Pas un arbre, pas une herbe n’y poussait. Je n’y ai vu aucun oiseau s’y poser, aucun nuage s’y accrocher, aucun esprit s’y attacher. Un tumulus stérile par-delà les résineux. Il n’y avait que cette silhouette, cette arrogante ombre floue, de forme vaguement humaine, figée dans une pose sensuelle et insensée.

Je ne saurais dire quel jour je me suis décidé à quitter mon sanctuaire pour aller la retrouver. Il y a bien longtemps que j’ai abandonné l’idée de compter les nuits et les journées. Armée d’une simple cape et d’un bâton de bois mort qu’un des arbres fruitiers voulut bien me confier, je descendis la douce pente de ma montagne, laissant derrière moi chants, poèmes et danses. Le sol frais roulait sous mes pieds, se dérobait pour des galets ronds et lisses, puis pour l’épaisse jonchée d’épines déchues laissée par les résineux.

Mais à chacun de mes pas, les plantes me refoulaient. Les racines serpentaient devant mes pieds, les branches se pliaient par-dessus mes épaules, et les ronces essayaient de me dénuder de ma pèlerine. Plus je descendais, plus je forçais. On me poussait à remonter. A revenir dans mon sanctuaire, que je n’aurais peut-être jamais dû quitter. Chaque cyprès était un cerbère de plus. Chaque rameau, une gueule grondante. Jusqu’à ce que, après un dernier mur de brindilles barbelées, j'atteignis la clairière, et son sentier qui reliait les deux plages.

C’est alors que je vis le ciel, noir et clairsemé d’étoiles lancinantes. Il était traversé de nombreuses lunes inconnues, dont les sourires séléniés donnaient un air sardonique aux astres scintillants. A chaque extrémité du chemin, je devinais les lueurs bleutées des métropoles pélagiques où résidaient sûrement les naïades et les sirènes qui musaient au pied des falaises de mon domaine.

Je vis au loin approcher deux cavaliers, venant de la plage du soleil levant. Et avec eux, la vase, qui suivait les pas de leurs lourdes montures fatiguées.

Leurs visages sombres se confondaient dans le ciel obscurci, et le souffle de leurs palefrois évoquait les râles lancinants des hommes perdus. Je m’arrêta au milieu du sentier, et attendit que les deux êtres s’approchent pour les interpeller.

Le premier cavalier se présenta. “Je suis le Marquis des Nuits Amoureuses”, claqua-t-il de son bec acéré. Le deuxième lui emboîta le pas et glapit de son museau de prédateur. “Je suis la Marquise des Nuits Anxieuses”. Ils continuèrent de se présenter, répondant l’un à l’autre tel un canon sordide.

- Nous chevauchons de ville en ville, vers les terres des Quatre Princes du Repos et de la Reine Dépravée. Notre prochaine escale est par-delà cette île, au loin vers le couchant.

- Nous traversons cet endroit chaque nuit depuis que le monde est monde, et pourtant nous ne vous avions jamais croisé. Quelle est votre destination ?

- Je vais vers mon désir”, répondis-je. “Il se trouve sur le sommet de cette montagne, au Sud, derrière la forêt de cyprès, par delà le sentier que vous foulez, Messeigneurs. Je ne sais ce qu’il est, mais je sais que je le veux. Peut-être ces Seigneurs en savent-ils plus sur mon désir ?

- Ah, le désir. Nous le connaissons bien. A vrai dire, nous en sommes les ennemis.”, gloussa l’emplumé.

- Étrangère, contrairement aux dieux, vous avez mille visages. Votre désir est né de l’un d’eux seulement. Il est tout à fait arbitraire. Souvenez-vous en lorsque vous l’aurez atteint.

- Et souvenez-vous aussi de votre chemin. Regardez derrière vous. Voyez-vous tous ces pas que vous avez laissé dans la boue ?

- Et tous ces trous que votre bâton a percé dans la terre ?

- Et tous ces lambeaux que votre cape a laissé sur les branches ?

- Et tous ces cheveux que votre toison a accrochés aux ronces ?

- Et tous ces sillons que votre sueur a tracés dans le sable ?

- Ce sont autant de fils qui vous ramèneront à l’essentiel.

- Souvenez-vous en. Du moins, si vous en avez la force. Nous connaissons le désir. Les plus sages perdent la mémoire à sa vue. Les plus fidèles perdent la foi en entendant son murmure. Les plus ambitieux perdent la vigueur à sa simple caresse.

- Ne vous écumez pas donc à suivre ce besoin passager et futile, et savourez ce qu’il vous reste de votre courte existence.”

Les nobles s’en allèrent, emportant avec eux leur fétide trainée. Je les vis disparaître vers l’Orient, et je crus apercevoir leur silhouette s’enfoncer sous le niveau de l’eau, à l’horizon. Je les regarda se confondre avec l’obscure clarté de la voûte céleste, et je repris mon chemin.

A peine ai-je fait un pas sur le chemin sillonnant sur les flancs de la montagne du sud que la végétation se remit à me renier. Les cyprès, le sureau, la broussaille, toutes ces sylphes me sussuraient, me suppliaient de rebrousser chemin, de repartir vers mon sommet, ma cime. Je n’en avais cure. Peu à peu, ma cape se déchirait, ma peau s'égrenait, au contact des feuilles et des épines, alors que je montais toujours plus haut, vers le stérile pinacle du mont méridional.

Lorsque je sortis enfin de la forêt, l’érubescante lumière de l’astre du jour effleurait la roche, explorait les détails de sa surface, caressait sa peau granuleuse. Elle en rougissait, de honte ou de plaisir. A ma grande surprise, les galets de la piste ascendante n’étaient pas aussi rugueux que je l'avais imaginé. La cime du Sud m’accueillait. Elle rassurait mes chevilles fatiguées par l’humus et les aiguilles sèches. Elle m’offrait ses rondeurs.

Je respirais l’air frais du matin. Mes lourdes et fidèles jambes me transportèrent jusqu’au sommet, tirées vers le haut, toujours vers le haut, mues par une force serpentant dans le gravier émoussé, roulant sous la plante de mes pieds gonflés. Mon voyage, mon interminable voyage nocturne allait enfin s’achever.

Au détour d’un virage, j’arrivais enfin sur le plateau final. Je touchai délicatement les hautes herbes sèches nichées entre les rochers. Je sentais déjà les embruns maritimes revenant des contrées méridionales, pressés de me compter leurs salines aventures. Le chœur des naïades s’accordait au pied de l’escarpement, et j’entendais leurs rires résonner et répondre aux notes mals alignées. De discrets feuillus m’offraient leurs fruits encore verts, tendant timidement leurs branches dans ma direction.

Et enfin.

Je la vis.

C’était moi.

La silhouette qui me paraissait si semblable et si différente se révélait maintenant dans toute sa splendeur. Une statue d’albâtre immaculé me représentant, vêtue d’un drap divin, le visage en transe, dans la béatitude, l’innocence et la complétion la plus totale. Je fis quelques discrets pas vers sa direction, et avançai ma main impie vers ma pâle copie.

Mais ma peau n’eut le temps de l’effleurer.

Elle disparut dans un nuage de filaments, un filet diaphane de fines fibres blafardes, virevoltant dans les airs, filant dans le vent vers l’étoile polaire, et retombant en serpentant sur mes pas. Et là, en face, sur la montagne du Nord, maintenant grise et rocailleuse, aux chemins pavés de formes irrégulières et acérées…

Je la vois.

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