La Scène

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I

                    Nous sommes dans une cité lointaine,
                    isolée sur une île en une mer inconnue,
                    en des temps immémoriaux.
                    Un homme parcourt une ruelle, l’air esseulé.
                    Il ne pleut pas, et malgré le grand soleil,
                    nous sommes enclins à l’imaginer.
                    Il tire sur sa tunique, comme point
                    d’une douleur au torse.
                    Il vacille et s’adosse à un muret
                    de pierres taillées.

Le Chœur — L’âme navrée, le cœur fendu !

Le Coryphée — Quelle fiction te hante, t’habite et te tourmente ‽

                    Il se jette au sol, la lumière décroît,
                    et sans se redresser, tête baissée, il répond.

Dialuigi — Le Destin me déteste, ne daigne écouter mes mille suppliques !

Le Coryphée — Terrible, mais coutumier !

Le Chœur — Coutumier, mais terrible !

Dialuigi — Mes sentiments se saignent à sussurer ces suggestions ! Et moi, je sais que je ne peux qu’espérer !

                    La lumière s’éteint totalement.
                    On laisse passer quelques secondes de silence.

Le Coryphée — Mais aujourd’hui est le jour tant attendu. Le Jour de toutes les chances, le Jour où la loi se fait malléable, le Jour où les fers de la Cité sont plus fragiles !

Le Chœur — Le Grand Jour ! Le Jour du Concours ! Carnaval contre calamités ! Carnaval de toutes les félicités !

                    La lumière revient, éclairant d’abord Dialuigi,
                    avant de submerger la scène.
                    Maintenant Dialuigi n’est plus seul,
                    et de nombreux passants
                    traversent l’estrade,
                    contournant le protagoniste.
                    Il se relève, rajuste sa tunique.

Dialuigi — Oui ! Oui oui oui ! Il est vrai qu’aucun espoir n’est perdu ! Je dois tenter ma chance !

                    Le rideau tombe, changement de décor.

II

                    Dialuigi est au pied d’une tour à l’air triste.
                    L’ambiance se veut sinistre.
                    Le soleil a bien décliné, et on entend au loin
                    le début des festivités.
                    Une lumière zèbre le ciel,
                    et un feu d’artifice explose
                    d’une foison de nuances.

Dialuigi — Personne ne m’a vu, entendu…

                    Il attend, oreille tendue vers le chœur.
                    Personne ne parle.

Dialuigi — Personne, personne du tout…

                    Il lève les yeux vers le haut de la tour,
                    une lueur de bougie s’échappe
                    d’une fenêtre ouverte.

Dialuigi — Mon amour tabou ! Ma douce dissimulée ! Réponds-moi ! Cesse de me faire languir en incertitude, en décrépitude, en tristitude !

                    Une femme, ravissante,
                    s’élance à la fenêtre, torse par-dessus le vide,
                    s’accrochant aux battants de la fenêtre.
                    Elle scrute le public, avant que ses                     ne s’arrêtent sur l’amant épris.

Vincizia — Oh… Dialuigi… Tu es venu jusqu’à moi ! As-tu perdu la tête ?!

Dialuigi — Ils ne me l’ont pas encore détachés à grande guillotine ! Je n’ai cure de ces risques, de ces rixes ! Je te veux ! Je veux m’offrir à toi ! C’est là mon seul souhait, celui qui me strangule !

Vincizia — Mais s’ils te ceignent ! Je ne puis voir pareille vindicte, pareille violence, pareille venette !

Dialuigi — Fuyons. Fuyons loin de la Cité ! Loin de la tyrannie des règles, de ces mots hautains ! Fuyons par la mer ! Jusqu’à nouvelle terre ! Je t’en conjure ! Je creuserai des montagnes, et élèverai des gouffres pour célébrer notre liberté !

                    Vincizia se tourne comme
                    pour scruter sa chambre.
                    Puis tout en s’apprêtant à fermer les volets.

Vincizia (Avec passion) — Retrouvons-nous sur la plage des rêves et divagations ! Au-delà du Zootropic et de la Bambouseraie !

Dialuigi — Au zénith de la Lune ! J’y serai !

                    La fenêtre se ferme, les lumières s’éteignent,
                    et Dialuigi quitte l’estrade.
                    Un projecteur éclaire un buisson
                    au pied de la tour,
                    un homme sinistre se dévoile aux spectateurs.

Le Chœur (Murmure, inquiet) — Oh non !

Le Coryphée (Plus fort) — L’Inquisition !

Le Chœur (À voix haute) — La Liberté tuée avant d’avoir essayée ‽

Bolero — Se substituer à la Justice de la Cité, ils ont désobéis à tous les interdits !

Le Coryphée — Sinistre et sentencieux exécuteur des basses œuvres, pourquoi s’attaquer à telle pureté ? Pourquoi vouloir broyer la beauté ? Pourquoi ces quelques mots commodes tourmenter ?

Bolero — Vous parlez de pureté et de beauté ! Je ne vois qu’insolence et qu’indécence ! Les tribuns se sont martyrisés des jours, des années, des millénaires durant ! Pour accoucher des lois de la Cité ! Un fils des Paroli, et une fille des Narati ! Ensemble

Le Chœur — Mais-

Bolero (Avec véhémence, conviction zélée) — SILENCE ! Dura lex, sed lex. (Plus calme, sinistre) Ils ont choisis la mort par leur dégénérescence…

                    Son regard se fait scrutateur,
                    il balaye le Chœur, puis les spectateurs.

Bolero — Entre les quatre murs de l’Histoire, vous tous êtes dormants. Et l’Inquisition est garante de son bon déroulement. Méfiance et tempérance…

                    Il s’enroule dans sa cape noire,
                    et disparaît derrière le rideau.
                    Changement de décor.

III

                    Dialuigi et Vincizia se promènent sur le rivage,
                    main dans la main. La mer côté dextre,
                    la Cité côté sénestre.
                    Les rayons du Soleil agonisent sur l’horizon.
                    Ils s’arrêtent au centre de la scène,
                    et se font face.

Dialuigi — Je ne pensais pas que pussions-nous tenir comme ça, à découvert.

Vincizia — Vulnérables… Quel frisson !

Dialuigi — Nous devrions partir. Quitter la Cité, l’Île, et cette Mer, mère des rêveries.

Vincizia — Sortir des songes, des ombres ; et vivre sous un soleil nouveau !

Le Chœur — Et embrasser le palpable, saisir le visible !

Le Coryphée — Cessez de vivre cachés !

Vincizia — Oui, je veux fuir avec toi, vivre ce vertige, goûter à l’audace de dire non aux Lois.

Dialuigi — Oui. Loin d’ici, loin de l’autocratie des Offices, où rien nous sera interdit.

                    Le dernier rayon se meurt, un ciel étoilé s’élève,
                    et une lune illumine un nouveau venu.
                    Habillé d’une riche toge flavescente, il s’avance.

Caracala — Encore faut-il pouvoir fuir.

Le Chœur — Il est trop tard !

Le Coryphée — La Milice des Registres, la Phalange des Figures, la Maréchaussée des Mots !

Dialuigi — Comment ‽

Le Coryphée — Souverain désincisif !

Le Chœur — Terrible et tyrannique tribun !

Le Coryphée — Au cœur carapacé, compassé, courroucé…

                    Il se rapproche. Derrière lui, sortant des ombres,
                    Bolero et trois prétoriens, l’air sévère,
                    main sur la garde de l’épée.


Caracala — Vous pouvez, bien évidemment, cesser votre défiance. Le Tribunat saura montrer clémence.


                    Un sourire terrible, ignoble et
                    sardonique s’exhibe.
                    Sa main s’étire dans la direction de la pariade.
                    Comme pour leur signifier sa magnanimité,
                    ou piétiner leur chimère.


Caracala — Mais si vous refusez, je serais contraint, poussé par votre obstination insignifiante, de vous sacrifier sur l’autel de la passion et des saints scriptes.

                    Vincizia et Dialuigi se rapprochent l’un de l’autre,
                    silencieux.
                    Le sourire s’efface.

Caracala — Ainsi, vous choisissez la mort…

                    La garde dégaine son épée.
                    Bolero pointe son immense flamberge
                    vers les deux amoureux.

Bolero (Sévère et sec) — Saisissez-les !

                    On se rapproche, lentement et
                    précautionneusement,
                    jusqu’à ce que l’une des sentinelles
                    s’apprête à saisir le jeune homme.
                    Dialuigi lui saute au visage,
                    un simple couteau en main.
                    Il érafle l’homme, mais avant de
                    pouvoir poursuivre,
                    Bolero lui assène un violent coup
                    du plat de l’épée, l’assommant.
                    Vincizia est terrifiée,
                    et s’écroule dans le sable, impuissante.
                    On se saisit d’eux, le rideau se ferme.

IV

                    Caracala se trouve au sommet d’une tribune ;
                    lourd diadème sur le front et
                    habillé du même habit jaune ;
                    côté sénestre et contemple
                    le Chœur et le public ;
                    à ses côtés, les Tribuns Osselo et Errato,
                    voilés de blanc et habillés de toges incanes.
                    Au centre de la scène, une large stèle
                    de marbre est présente, Bolero y officie,
                    un couperet colossal en main.
                    Côté dextre, Vincizia et Dialuigi sont enchaînés
                    et attendent la suite des événements,
                    faibles et sans défense ;
                    deux prétoriens les gardent.

Caracala (Avec un ton qui se veut paternel, s’adressant au public) — Peuple pieux et prestigieux de la Cité ; seigneurs de mon cœur ; souverains de mon destin ; prêtresses de mes fois ! Nous voilà de nouveau réunis pour célébrer notre communion sous l’auspice du Tribunat, des Dieux, et de nos Prédécesseurs !

Le Chœur — Il scande son chant de l’inchangement, niant la déchéance de ces vieilles pierres, la dégénérescence de ces gens !

Le Coryphée — Une consciente sénescence qui s’ignore.

Caracala (L’air solennel, peiné) — Ces pauvres hères ont pêchés, ils ont tentés de nouer un lien entre deux familles qui ne sont pas faites pour s’unir, vœux pieux sous les cieux.

                    Les prétoriens tirent sur la chaîne et
                    les mènent vers l’autel.


CaracalaLes tribuns parlent : Pour telle ignominie, le sang des blasphémateurs doit couler.

Osselo (L’élocution caverneuse) — Dialuigi di Paroli ; fils de ceux qui s’expriment.

Errato (D’un chuchotement aphone) — Vincizia di Narati ; fille de ceux qui agissent.

CaracalaGenoux au sol.

                    Bolero les forces à poser la tête sur le marbre ;
                    il échauffe son coup,
                    tendant la large lame vers le ciel.
                    Vincizia commence à gémir,
                    et Dialuigi à se débattre.

Le Chœur — Et dans les ténèbres naissent les étoiles.

Dans la foule, ça s’agite, des murmures s’élèvent.
On pose le pied sur scène, d’abord une présence, puis deux, puis trois, et finalement, le Chœur est envahi d’une foule encapuchonnée.

Le Coryphée — Et par les plus brillantes des étoiles, les ténèbres sont balayées.

Le chef du chœur rejoint les individus déjà sur scène, Bolero jette un œil confus à Caracala qui, un instant, semble perdre de son envergure, de son impassibilité.
Le Tribun quitte sa tribune, et descend l’escalier.

Caracala (La voix sous-lignant une colère montante) — Qu’est-ce à dire que ceci ‽ Vous posez pied sur le sol sacré de la Scène, vous n’en êtes pas dignes !

Le Coryphée — Sol sacré que vous avez déjà par mille fois souillé, méprisé !

CaracalaIl suffit ! Saisissez-vous d’eux ! Je ne saurais accepter telle insolence !


La garde prétorienne s’avance en dégainant leurs glaives, mais un géant à la carrure d’ours se met en travers de leur chemin. D’un direct, et d’un revers, il couche les deux cerbères.


Le Coryphée — Je n’avais pas fini ! Tribun Caracala ! Vous êtes l’ombre qui plane sur la Cité ! Le démon qui martyrise le Peuple ! J’annonce votre reddition, votre capitulation !


L’hégémon du chœur tire sur sa cape et l’envoie voler au loin, révélant un camail étincelant, un pennage saisissant. Et d’un tour de main, il dégaine une rapière qu’il pointe vers Caracala.
Sans perdre de son assurance, il poursuit.

Ciuetta — Renoncez à cette folie. Le Peuple, la Cité, le demande !


Le regard du tribun s’égare, scrute chacune des capuches ; que des masques abscons.
Ici, un goupil engourdi.
Par là, un rapace rogue.
Là-bas, un bouc biaisé.
De l’autre côté, un saurien menaçant.
Derrière, un ruminant intempérant.

Caracala est encerclé ; et dans le calme, il fait clamer les cantates de son coutelas ; la Cité est sienne, et il ne cédera pas une once de sa déesse.

Derrière, des yeux cernés.
De l’autre côté, une face hérissée.
Là-bas, un canidé cornu.
Par là, une toison secrète.
Ici, un canard goguenard.


CaracalaJe suis la Cité ! Le Peuple ne répond que de moi ! Minables vaunéants ! Retournez dans vos ténèbres ! Et laissez la Cité auréolée !


Un premier coup, un deuxième, le couteau fend le vide, lacère les airs, sans pour autant toucher au but. Ciuetta l’escamote avec l’adresse des grands escrimeurs. La cabale se contente de contempler ce pantomime au relent de parodie.
Un rire quelque part, quelqu’un a rit !
Ici aussi !
Maintenant la moquerie et l’hilarité sont maîtresses de la scène.
On cherche à faire craquer le dictateur, ses murmures le lui disent !

« Regarde ! Les autres Tribuns sont aveugles, là-haut, planté sur le perchoir, voilé d’une cécité d’ivoire ! »

Il manque un coup, la rapière de son adversaire déchire son vair pontife.

« Regarde ! Ton fidèle maton, le fier Bolero, croisé zélote des hymnes et symphonies de l’Art sublime, idéalisé ! Il est là, pris au piège, perdu dans sa confusion, sombrant dans l’incertitude, dans la forêt de ses pensées ! »

L’estoc manque encore, et son pied s’enlise dans les plis de son illustre tunique, maintenant ridicules oripeaux.
Face contre terre, sa lame glisse aux pieds de Ciuetta ; qui surprend la main trop intrépide, l’écrase laissant s’entendre un vagissement, gémissement.


« Pitié ! Cessez donc ! se lamente alors le triste tribun.
– C’est là la colère du peuple muselé. Lancés, nous ne pouvons faire marche arrière. »

Un éclat, qui perce et perfore, secoue et s’enfonce.
Dialuigi recule d’un pas, la main pourprée par le poignard qu’elle répudie.
Il tremble, n’est pas certain. Le doute l’a toujours rongé, mais à voir le souverain roulé en boule ; comme le chat roux délaissé sur le pavé battu d’une pluie rouge ; il doute du prix de sa liberté.
Mais les doigts de Vincizia, essuyant les larmes figées de ses mains vindicatives, font taire les dernières réticences.
Et ces valses-hésitations laissent place à une danse austère ; sarabande de surins, qui ne cesserait sa cadence sous aucune supplication.

Chacun des apôtres de cette conspiration a un mot à graver sur le vélin.

Et marmonnant d’un fil enflammé, le fantôme de son amertume hantant encore sa bouche, le lâche Caracala relâche ce qui lui reste de souffle.

Ciuetta détourne le regard et ramasse la lame finement sculptée. Un si bel objet… Il ne sait si sa moue naissante était due au noble rempart pour un cœur putrescent qu’il représentait ; ou alors à la pathétique preuve du dernier baroud d’un despote qu’il était.


« Nous… Devons vous remercier… s’essaie le couple. Sans vous… Nous ne saurions pas l-
– C’est le peuple qui vous doit tout. coupe-t-il sans cérémonie, impassible derrière son masque. Vous avez révélés une bonne fois pour toutes le visage sévère qui insultait la Liberté. »


Dialuigi et Vincizia sourient, rient, s’enlacent et s’embrassent. C’est vrai que ce vent de licence est délicieux, tout est plus léger, le ciel se pare de couleurs rares, et la foule s’éloigne, prend le large.
La Cité n’est pas encore sûre de ce qui s’est passé, mais Ciuetta sait que ce coup d’estoc n’est que le début d’une révolution. La mort des murs. La fin des références futiles.

Il rengaine sa rapière, et tire sa dernière réplique.

« Vous pouvez encore partir. La mer est calme, et il paraît que de l’autre côté de l’océan, il y a des cités captivantes. Il laisse le silence suspendre ses mots un instant. Mais… Vous pouvez aussi rester, nous aider à reconstruire ce qui a été détruit. »


Une main tendue.

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