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Pourquoi toujours ce noir, ce sombre ? Pourquoi cette détresse perpétuelle, sans jamais plus d’espoir ? La lumière de la vie a quitté mes yeux, ainsi que ceux de tous les autres qui sont là, avec moi, à se traîner dans cette misérable rue, sans lumière, sans lune, sans jamais rien d’autre que le bruit lancinant des pieds qui traînent sur le sol dur et poussiéreux. Toujours cette rue. Elle hante mes pensées. Elle m’obsède. Je ne fais que l’arpenter, comme tous les autres, sans but, sans fin.

Pourquoi continue-je de marcher ? Je ne le sais. Mais pourquoi m’arrêterais-je ? Derrière comme devant, c’est toujours le même décor, toujours les mêmes yeux vides que je croise, toujours les mêmes démarches trébuchantes et ce bruit traînant des chaussures qui raclent la terre battue.

Cette rue est malsaine, je le sais : je le sens. Mais je ne sais plus pourquoi je suis ici, à continuer de marcher avec les autres sans jamais m’arrêter. Je ne connais personne et pourtant tous me sont familiers. Ils ont tous ce même regard vide, ces mêmes cheveux gras et poussiéreux qui leur flottent autour de épaules, ballottés au rythme de leur marche, ces mêmes tuniques sales flottant autour de leur corps maigrelet.

Devant moi quelqu’un trébuche et tombe. Personne ne semble l’avoir remarqué. Pourtant il reste à terre, sans bouger. Comme s’il était mort. Je regarde autour de moi. Ça ne devrait pas arriver. Personne ne tombe jamais. Personne ne meurt jamais. Je m’approche de l’homme gisant à terre. Et je reste plantée devant lui. Je ne sais pas quoi faire, alors je reste là, debout, sans bouger.

Personne ne me prête attention et pourtant je me sens mal à l’aise. Personne ne me regarde et pourtant j’ai l’impression qu’une vague de haine s’abat sur moi de tous les côtés. C’est une sensation étrange. Je ne sais plus à quand remonte la dernière fois où j’ai ressentis quelque chose. Une bouffée de chaleur remonte alors de ma mémoire. Je sens une main à la fois ferme et douce et une voie étouffée qui m’appelle. Je vacille. La voix s’efface et je me retrouve à genoux dans la rue sombre et miteuse. Le froid tout autour de moi s’insinue dans tout mon corps et je frissonne, tentant désespérément de l’éloigner. Mais il persiste, s’engouffrant par mon nez, mes oreilles et mes yeux, cherchant à étouffer cette bouffée de chaleur étrangère qui n’a pas sa place ici.

Je lutte, je veux crier, secouer quelqu’un, mais aucun son ne sort de ma bouche. Je suis paralysée, déchirée de l’intérieur. Si je cède, je sais que c’est la fin pour moi. Ou plutôt la fin dans l’éternité de cette rue infinie.

J’ai l’impression qu’un poids écrase mes épaules et tente de me faire rentrer dans le sol. J’ai mal de partout. Je sens du liquide couler sous mes genoux. Du sang. Nouveau flash. Un couteau planté dans la poitrine d’une femme blonde couchée dans l’herbe. Il y a du sang, partout. Je sens mes lèvres bouger et une voix d’enfant crie quelque chose que je n’arrive pas à comprendre.

Mes genoux me font mal. Je sens les cailloux qui s’incrustent dans ma peau sous la pression exercée sur mes épaules. Le sang suinte et une minuscule flaque s’étend sous moi. Un éclair attire mon attention. Je vois le reflet de mes yeux dans la tache écarlate qui s’élargit. Mes yeux. Ils paraissent brûler comme un incendie de forêt lors des grandes sécheresses des saisons chaudes. Nouveaux souvenirs. Mes yeux piquent à cause de la fumée. Il fait chaud. Trop chaud. La lumière du feu est aveuglante. J’entends pleurer un enfant sur ma droite. Mais je n’arrive pas à bouger. Pourtant tout mon être me crie de sauver cet enfant. Mon enfant.

Me voilà à nouveau sur le bitume poussiéreux de la rue. J’ai l’impression que tout tourne autour de moi. Ma tête est sur le point d’exploser. J’ai mal partout. Comme si chaque parcelle de mon corps était écrasée dans un étau. Je porte mes mains à mes tempes. Je sens quelque chose de froid et d’humide couler sur mes joues. Malgré moi je replonge dans mon passé.

Je suis à nouveau dans cette forêt en feu. Je sens la terre brûlante sous mes genoux. Un corps sans vie gît dans mes bras. Mes larmes coulent sans répit. Mon fils est mort. Il est mort par ma faute.

Le poids de la rue s’abat à nouveau sur moi. Plus je me souviens, plus il m’est difficile de supporter ce froids qui s’insinue en moi, cette pression qui m’écrase, qui essaie de me tuer. Je n’appartiens plus à la rue. Elle le sent. Je ne suis plus comme les autres. Je n’ai plus ma place ici.

Les flashs se succèdent à un rythme accéléré. La tombe de mon fils. Puis les bombes. La tombe de ma fille. Le suicide de mon mari. Et finalement la rue. Cette errance sans fin.

Comment en suis-je arrivée là ? Comment cette petite fille aux boucles dorées tenant la main de sa maman a pu tout gagner pour tout perdre ?

Puis je me souviens. Mon ascension sociale. Ma soif d’aller plus haut toujours plus haut dans cette ville subdivisée en quartiers s’élevant en fonction de la richesse de la famille.

Toute petite, dans les bas quartiers. Je courais dans les champs. J’étais heureuse.

À l’école ensuite, toujours cherchant à avoir les meilleures notes. Et réussissant brillamment, rapportant à ma famille une augmentation de revenu, et notre établissement dans le quartier plus élevé.

Là, le décès de ma mère, poignardée dans un parc. L’indifférence de l’état et de la police. La colère de mon père, qui est déclassé et doit retourner dans son ancienne maison, nous abandonnant mes frères et moi dans ce nouveau quartier.

Toujours à l’école, mais plus âgée. Je n’ai plus que deux de mes frères. Je ne sais pas où sont passés les six autres. Probablement morts. Je ne cherche même pas à le savoir. Je dois étudier pour aller plus haut.

J’ai fini les études avec excellence. Je choisis le métier qui me permet l’ascension la plus fulgurante. Je n’aime pas ce que je fais mais je veux monter, monter toujours plus.

Je me marie à un homme que j’aime et que j’ai rencontré durant mes études. C’est probablement la seule bonne chose que j’ai faite dans ma vie.

J’ai deux enfants. Deux petites têtes blondes qui n’auront pas longtemps à vivre.

Mon garçon n’est pas brillant à l’école. Il est le seul à périr pendant l’incendie.

Pour oublier, je me fixe un objectif : atteindre le sommet. Je me bats de toutes mes forces et ne me rends même pas compte qu’autour de moi tout s’effrite.

Je ne sais pas pourquoi il y a eu ces bombes qui ont tué ma fille. Peut-être était-elle bête. Ou dissipée. Je ne voyais plus rien d’autre que cette maison trônant fièrement au sommet de la ville.

Mon mari a un jour essayé de me mettre en garde. Je ne l’ai même pas regardé. Je me souviens pourtant de son regard triste le jour où il s’est tué.

La tristesse me m’atteignait plus. Je n’avais plus qu’un but : le sommet. C’est là que j’ai commencé à avoir ce regard hagard.

Ensuite, tout est flou. Le travail. Toujours le travail. Puis un glissement, comme un dégradé de gris. Et finalement la rue.

Je me sens tomber. Comme un ralent dans les films. La pression exercée sur moi est trop forte. Le froid qui m’envahit trop persistant.

Mon front heurte le sol à côté de l’homme à terre. J’ai la tête qui tourne et je vois des étoiles de couleurs sous mes paupières fermées. Puis plus rien. Pourtant je suis en paix.

Je ne suis plus dans la rue. L’existence n’y a pas sa place. Mais où suis-je alors ?

Ou, ne suis-je simplement plus ?

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