Le temps d'une poignée de main

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Trof le clairvoyant connaissait l'identité de sa visiteuse. Cela faisait des années qu'il voyait cet instant et ses diverses répercussions possibles . Il ne se trompait que rarement. Ce talent inné pour estimer les taux de survenue de ses visions faisait sa renommée. Il en vivait depuis si longtemps.

Soulagé que cet événement appartienne enfin au présent, il s'assura une dernière fois de sa mise. Ses vieux vêtements resteraient sans conséquence. Ses cheveux en bataille non plus. Il se racla la gorge. Que la dragonienne sur le pas de sa porte le pense en mauvaise santé pouvait changer l'avenir. Il se remémora brièvement les diverses possibilités qui s'offraient à lui pour connaître la nouvelle reine, et les effets de chaque détail.

Séra Rogaa Sel pouvait faire beaucoup pour leur peuple écailleux. Le vieux voyant comptait tirer le meilleur de cette jeunette pour le futur du royaume. Pour cela, il devait lui inspirer le respect. Pas un respect craintif, ni mitigé, ni plus ni moins que le respect de sa personne et de son statut. La jeune reine, encore en pleine adolescence, devait s'immiscer le moins possible dans les affaires des clairvoyants, les respecter et ne pas se reposer exclusivement sur eux. Trof voulait s'assurer de tout cela. Pour l'avenir du royaume et du monde. Séra pouvait tout chambouler. Le rôle de Trof consistait à s'assurer que leur peuple en sorte vainqueur.

Il ouvrit la porte de sa roulotte. Comme plusieurs de ses pairs, il vivait en nomade et dépendait de la bonté d'autrui. En échange, il les aidait grâce à son don, répondant à leurs questions sur le passé, le présent et l'avenir.

La reine l'impressionna moins que ce qu'il escomptait. Malgré le sang de vouivre qu'elle buvait depuis plusieurs lunaisons, elle lui arrivait à peine à la taille. Pourtant, Trof n'était pas un géant. Il se ytpuvait dans la moyenne basse. La musculature sèche et nerveuse de la reine, ainci que ses joues creusées par la privation et la maladie ne rendaient pas honneur à son sang Sel. Néanmoins, ses écailles luisaient de bonne santé.

Elle avait assemblé ses cheveux noirs en queue-de-cheval et laissé une mèche pendre devant ses yeux. Son regard comme sa posture soulignaient son entraînement martial, digne de sa position parmi les dragoniens. Parmi leur peuple.

Il se permet d'admirer la façon dont la robe moulait le torse athlétique de sa visiteuse, les reflets soyeux du vêtement et les bijoux dont prenait l'habitude de se parer. Il constata également qu'elle ne portait pas la couronne. Il sut que dire, que faire. Elle ouvrit la bouche, découvrant de fins crocs recourbés et éclatants. Elle s'exprimait avec assurance et respect, la tête droite comme il se devait. Pour le moment, tout commançait pour le mieux.

- Clairvoyant Trof ?

- En personne, jeune reine.

- J'aurais plusieurs questions.

- Je sais. Pose-les donc, jeune reine...

- Ssseh, avant, que dirais-tu de quelques vivres ?

L'ancien cilla en voyant un garde approcher aussitôt, traînant une lourde malle fleurant bon les victuailles. De quoi se nourrir pour des semaines. Le soldat l'aida à ranger le meuble plein, retourna à son poste, et Trof serra la main de sa reine. Cela déclencha une vision.

Séra était bien plus âgée. Le sang de vouivre lui avait offert une taille bien plus respectable, les marques des guerres lui conféraient une aura digne de son statut.

Elle froissait un message, songeuse. Le roi du peuple le plus puissant et pacifiste, Liron de Hufreiypax, la conviait à un banquet dédié à la paix. Elle comprenait la logique. Tous les peuples devaient s'unir contre l'ennemi commun, et la digestion pouvait calmer certaines ardeurs guerrières. Elle sourit à l'idée. Combien la considéraient comme une machine de guerre vivante, à raison ? Et cela faisait des années qu'elle martelait à chaque assemblée la nécessité de s'unir. La dragonienne soupira. Liron était le mieux placé pour obtenir cela. Malgré son pacifisme obsessionnel, il ne viendrait à l'idée de personne de le défier.

Elle rugit ses ordres et les préparatifs du voyage furent lancés. À la date dite, elle traversa l'océan séparant la Dragonie de la Dragocornie, et arriva en grandes pompes à Hufreiypax. Elle prit son temps pour pénétrer l'enceinte de la capitale au pied de laquelle les siens devraient l'attendre, laissa ses armes avant de pénétrer la salle de réunion, en retard. Plus personne n'osait relever, plusieurs lui devaient la survie de leur peuple, Trof le sentait dans l'ambiance générale. L'écailleuse traversa la salle de banquet. Comme toujours, seule, au même titre que toutes les royautés présentes. Leurs gardes ne pouvaient pénétrer l'enceinte du palais sans faire tomber l'opprobre sur le peuple en tort. Et cela coûtait cher. Comme de coutume, elle défia l'autorité de Liron en ne mettant sa bague de plomb, qui annihilait sa magie, qu'au dernier moment, et ajouta des gants renforcés qui l'empêchaient de sortir les griffes par-dessus. Elle salua d'un air sardonique ses pairs.

Trof ne voyait que des silhouettes brumeuses en lieu de place des rois et reines présentes. À l'exception de Séra, de Liron et du roi licornien. Le clairvoyant n'en sentait pas moins des constantes dans les attitudes des personnes, que son esprit assimilait.

Il pressentit la présence de quatre royautés elfiques, deux couples représentant les deux civilisations humaines, puis des constantes issues du roi licornien Seg, et de Liron. Quelques elfes voulurent exprimer le mépris que la reine dragonienne leur inspirait. Aucun ne parvint à soutenir le regard de cette dernière. Son regard, et ses faits d'armes. L'ambiance nerveuse jusque-là devint plus tendue encore lorsqu'elle s'installa crânement à sa place, exhibant ses crocs, dans une tenue qui montrait ses diverses cicatrices ainsi que sa carrure de combattante. Une horreur et une menace pour les non-combattants, même désarmée et privée de la plupart de ses armes.

L'intégralité de la scène se floua et devint plus brumeuse pour Trof. Bien des détails pourraient changer. L'un des couples d'humains devenait translucide comme du verre, possible qu'une seule royauté humaine ne vienne, à moins que l'humanité ne se soit rassemblée... ou qu'un peuple aie disparu. Trof n'avait pas le temps d'approfondir.

Une fois assise, Séra défia clairement du regard Seg. Leur absence à tous deux était peu probable, au vu de leur netteté dans la vision. Une impression d'air ondulant sous la chaleur autour du roi licornien signifiait l'importance de ses réflexions. S'il le souhaitait, Trof pouvait en suivre les évolutions, se concentrer sur les conséquences de chacune... mais il préférait conserver une vue globale. Il n'oubliait pas le temps passé dans la réalité, bien différent de ce qui happait son esprit.

Déjà dans le présent réel, celui où Trof saluait sa reine, la haine entre ces deux souverains se savait, et ses conséquences promettaient de durer dans le temps. Il en obtenait une preuve supplémentaire en cet instant. Intéressant...

Perdu dans ses pensées durant le court laps de temps où les conversations mouraient à l'approche de Séra, Seg ne leva pas les yeux vers elle. Dans un grognement, elle salua l'assemblée et se focalisa sur sa némésis. Liron les salua alors tous, et après d'obscures paroles que le clairvoyant ne saurait déterminer, d'un geste il permit à ses serviteurs de brume de servir le repas tout aussi indistinct.

Les têtes couronnées débutèrent par les banalités de circonstance ; seule Séra demeura silencieuse. Elle s'empiffrait allègrement et tendait l'oreille, guettant une trahison, un changement d'alliance à exploiter. Une colère certaine la rongeait contre ces vivants, qui la ralentissaient dans sa guerre, leur guerre à tous contre les morts-vivants.

L'entrée se déroula sans accroc. Liron tenta d'amener la conversation vers la raison de ce festin. Arrivés en millieu de repas, Séra abattit son poing sur la table et rugit, ce qui permit au roi dragocornien d'obtenir l'attention générale.

Il exposa alors son stratagème : l'union de toutes les nations, pour faire front commun contre la menace croissante des non-morts, qui déjà empiétaient sur de nombreux territoires. Cependant, son plan impliquait de dégarnir les fronts liés aux guerres entre vivants.

La proposition généra une levée de boucliers. Pourtant, Séra en convenait, l'idée était bonne. Avec toutes les armées aux ordres de Liron, les morts-vivants ne dureraient pas longtemps. Sans compter la concertation des nombreux généraux, conseillers et stratèges. Hélas, cela nécessitait de se fier aux autres peuples. Assez pour vider des positions stratégiques de premier ordre. Assez aussi, pour confier aux esprits les plus brillants le soin de ne plus veiller à la pérennité de leur peuple, mais du monde.

Sera tenait sous sa coupe plusieurs des quatre populations elfiques. Depuis son intervention sur leur continent, afin de prévenir leur éradication, ils étaient redevables. Des liens azur dansaient avec lenteur entre l'écailleuse et les elfes, symbolisant des liens de dette personnelle. Trof ne pouvait ignorer ceci, surtout avec les infimes reflets brillants du pouvoir politique. Il supposa que certains elfes, à l'avenir, devraient éventuellement leur trône à cette jeune sœur. Très intéressant.

Trof s'octroya le luxe de détailler les relations des divers peuples, et ne releva rien d'inhabituel. Les accords commerciaux ne semblaient souffrir d'aucune guerre, au même titre que les rivalités entre personnes de pouvoir. À travers Séra, il sentit son agacement face à ce nouvel échec de Liron, pour réaliser ce qu'elle désirait. Une nécessité toujours plus urgente pour elle, habituée aux premières lignes.

Liron se confronta à l'hostilité des plus démunis dans cette guerre totale : les humains et les elfes, durement touchés par leurs propres morts qui se relevaient et se retournaient contre eux, accompagnés d'épidémies. Contrairement aux trois peuples qui parvenaient à faire face, ils ne pouvaient empêcher les âmes de se corrompre en restant dans leur corps décédé. Ils ne comptaient pas assez de mages dans leurs rangs pour endiguer l'invasion.

Sans se laisser démonter, Liron, Séra et Seg tentèrent diverses approches. À sa grande surprise, Trof percevait une rare diversité de raisons les conduisant à ce même fait : ces trois peuples collaboraient spontanément. Si sa mémoire ne lui faisait défaut, c'était une première. Les possibilités se chevauchaient dans un bruit de fond ouaté, tandis que le repas avançait. Dire que tout ceci, bien que très probable pouvait très bien ne jamais avoir lieu. Trof ne pouvait qu'attendre la fin de sa vision avant que sa conscience ne réintègre le présent, mais avec l'expérience, il savait que dans le présent, le réel, il empoignait tout juste la main de sa reine. Quelques secondes à peine venaient de s'écouler, tandis que son esprit traversait l'espace et le temps.

Malgré leurs efforts, les trois souverains ne parvinrent pas à convaincre les elfes, ni les humains. Le front uni qu'ils espéraient ne surviendrait pas dans ces conditions, mais un évènement passionnant se déroulait tout de même : des auras rouge sang se développaient autour des souverains. Cette couleur teinta toute la scène, jusqu'à ce qu'un elfe assassine son voisin. Un coup de couteau. Trois. Puis le meurtre immédiat de l'assassin par la veuve. Le cœur battant, Trof voulut humer l'air, et se rappela avec dépit qu'il ne pourrait profiter de la senteur euphorisante du savoureux liquide. Ce sens ne suivait pas son esprit dans les méandres des événements possibles. Il contempla avec indifférence les silhouettes brumeuses s'abandonnant à la sauvagerie la plus primaire, que des silhouettes translucides, les serviteurs présents, tentaient de juguler. Les morts s'empilèrent, furent jetés pour bloquer les portes de la salle, empêchant la garde d'intervenir.

Dans la mêlée générale se révéla une constante. De nombreux rois et reines s'acharnaient sur Seg, jusqu'à la mort de ce dernier. Une seconde constante se révéla. Séra demeurait la seule survivante de ce massacre. Après le rituel rugissement de victoire, elle perdit son apparence brumeuse pour devenir parfaitement nette.

Haletante, elle décapita Seg, encore frémissante de l'excitation du combat. Les gardes tentaient de pénétrer dans la salle. Son trophée sous le coude, elle ôta sa bague de plomb et l'envoya au loin d'une pichenette. Ses pouvoirs recouvrés, elle se téléporta au campement des siens, au pied de Hufreiypax. Là, d'un nouveau rugissement pour rassembler les siens, toujours la tête de Seg en main, elle résuma avec sa brièveté et son absence de manières coutumières :

- Tous les couronnés sont crevés, ça va être le bordel, je veux tous mes infiltrés qui le peuvent au rapport dans une heure, au château.

Avec un sourire carnassier, elle brandit la tête de Seg bien haut, ce qui provoqua des grognements ébahis, et poursuivit :

- Tous les peuples sont décapités, à genoux, à nous de les relever comme il faut !

Les siens rugirent, excités aussi bien par les nouvelles que l'odeur du sang et des entrailles qui couvraient leur reine :

- Les aberrations le rêvaient, nous le faisons : tous les peuples sous une même bannière, la nôtre ! Cette fois, plus de pertes de temps de merde, le monde va enfin se concentrer sur cette putain d'urgence !

Elle permit une courte ovation, et ils entendirent tous résonner des cors d'alarme dans la cité. Séra conclut avec un sourire extatique, sachant déjà pour la plupart des peuples qui placer à leur tête :

- Frères, sœurs ! On se casse ! Invocateurs, je ne veux aucune téléportation étrangère chez nous !

Avec une efficacité impeccable, le groupe a disparut.

Cet avenir s'estompa, laissant Trof particulièrement curieux, avide d'en savoir plus. Il lui fallait de nombreuses visions, pour savoir s'il devait amener cet avenir à se réaliser, ou au contraire l'empêcher à tout prix. Mais une chose était sûre. Séra, à condition qu'elle vive assez longtemps, pouvait tout changer.

Il laissa son esprit renouer avec le présent immédiat, et finit sa poignée de main. Sans laisser soupçonner la teneur de sa vision, il éloigna avec facilité sa reine de la dépendance à la connaissance de l'avenir. Il savait précisément que dire et que faire pour cela.

Lorsque la petite jeune partit, mécontente de ses réponses évasives, il se dirigea avec lenteur vers son écritoire. Avant que sa mémoire ne lui fasse défaut, il retranscrivit sa vision dans les moindres détails. Puis il sourit.

Tant de possibilités à explorer. Toujours assis sur sa chaise, il joignit les mains, et chercha des précisions sur les conséquences de cet avenir. Et comme souvent, il perdit toute notion du temps, le regard dans le vide, en s'intéressant aux innombrables possibilités à venir.

Fin de la vision.

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