Un deuil mal fait

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« Eddy ! Tu me mets la petite sœur ! »

Dans un humble village de Charente-Maritime, Francis buvait sa bière en paix, regardant du coin de l’œil les autres badauds du bar. Des alcooliques comme lui qui n’avaient rien de mieux à faire que de venir picoler jusqu'à plus soif avant de rentrer chez leur grosse pour se vautrer devant la télévision. Une vie solitaire que celle du poivrot. Francis était seul, et Francis se faisait clairement chier. Quelques semaines plus tôt, on lui avait annoncé la triste nouvelle : son fils était mort, et pas de manière très propre.

« Nous avons retrouvé son corps calciné dans sa voiture au Port du Plomb, monsieur Born. Toutes nos condoléances. », avait dit l’officier de gendarmerie avec un ton monotone.

À partir de ce moment-là, Francis avait lâché prise. La dernière chose qui tenait encore sa vie en place était partie littéralement en fumée, laissant derrière elle un vide immense, un vide que même l’alcool ne pouvait combler. Oh, il avait bien pensé se suicider, mais le courage lui manquait. Francis était une « merde » comme il dit. Un homme, divorcé depuis plusieurs décennies d’une femme qu’il n’a jamais aimée, abandonné de ses proches. Quelques amis à Paris, Marseille et La Rochelle demeuraient dans sa liste de contacts. Cela permettait d’oublier la solitude qui pèse. Son fils ne pouvait pas le blairer, il ne le savait que trop bien, mais c’était quand même son fils. Et ce petit con lui manquait.

« T’es qu’un gros beauf attardé, Papa ! » lui avait dit-il dit avant de disparaître dans sa Renault Twingo.

Un miracle que cette voiture fonctionnait encore se disait Francis. Il lui avait donné les clefs à ses dix-huit ans, pensant que le gamin allait vite s’en débarrasser et c’est le contraire qui arriva. Francis faisait la gueule devant son vase vide, qui allait bientôt être remplacé par un autre. Il contemplait désormais le reste de mousse, un peu comme un gosse devant les bulles du bain. Une tape amicale dans le dos le sortit de sa réflexion, se redressant fièrement, il avisa le nouvel arrivant. Un autre blaireau comme lui qui venait tenter de donner un intérêt à sa vie en racontant des conneries à d’autres pauvres types.

« Ça va Francis, la forme ?

— La ferme Dubois, j’suis pas d’humeur. » répondit Francis, toujours charmant.

Dubois l’ignora à son tour et alla saluer les autres clients. Francis regardait sa nouvelle bière et la bu cul-sec. Il avait autre chose à faire que de rester avec ces pilliers de comptoir. Il paya ses coups et quitta le bar-tabac du bled pour monter dans sa voiture, un véhicule tout-terrain qu’il avait racheté à un mec sur l’Île de Ré pour pas grand-chose. Il n’aimait pas les autres voitures. Francis aimait les gros modèles, ceux qui font du bruit, ceux qu’on remarque, ceux qui impressionnent. Après tout à l’armée, c’est toujours à lui qu’on donnait les plus gros calibres. Plusieurs années en opération extérieure avaient formé l’âme du désormais quadragénaire. Habitué aux situations de crise, il ne s’était pas donné en public comme son ex-femme pendant la crémation du gosse.

« Qu’est-ce qu’elle avait à pleurer cette vieille peau ? » avait-il pensé.

Francis ne comprenait pas. Ou ne comprenait plus. Il monta dans sa voiture, puis pleura la tête contre son volant. Pourquoi son fils était mort ? Pourquoi il ne ressentait rien ? Pourquoi son cœur s’emballait lorsqu’il pensait à cette putain de Twingo ? Son fils, Maxime, lui manquait. Il était parti dans un accident. Il n’avait pas qu’à boire ce con, quelle idée de prendre exemple sur son père ! Il était paumé, comme tous ces gens du PMU. Une chose était sûre, il serait seul en rentrant chez lui. Il tourna les clefs pour allumer le moteur, puis le voilà parti vers La Rochelle. Une ville moyenne de Nouvelle-Aquitaine, sans aucun intérêt majeur où il occupait la glorieuse fonction d’intérimaire. Parfois vigile, parfois videur de boîte de nuit. Il vivotait. Pas de quoi se plaindre, mais pas de quoi vivre dans l’opulence pour autant. Il avait rêvé de partir en Martinique pour sa retraite, mais maintenant il n’en avait plus vraiment envie : pourquoi partir seul sans pouvoir se vanter auprès de quelqu’un ? Alors bien sûr, il aurait pu insulter le monde entier en bon gros beauf, mais il n’en avait plus le cœur à présent. Il prit une sortie particulière, direction le cimetière. Il espérait arriver avant la fermeture, histoire de passer le bonsoir à son fils dans la section dédiée aux urnes funéraires. Il avait intérêt à aller vite, sinon il allait devoir encore passer par-dessus le mur comme la semaine dernière et honnêtement, il n’en avait pas vraiment le cœur — ni le corps — de s’adonner à des acrobaties avant d’aller dîner.

Il se gare sur le parking, presque vide à l’heure qu’il était. Il regarda rapidement l’heure sur son tableau de bord, c’est forcément fermé. Il est vingt heures passé. Il soupira bruyamment, pestant contre lui-même. Il tapa du poing sur le volant avant de décrocher sa ceinture et de sortir. Il avisa les bennes à ordures à côté du mur d’enceinte.

« J’en ai tellement marre, putain. » lâcha-t-il.

Il se dirigeait le pas nonchalant, l’air de rien, vers son futur accès au lieu de repos de son fils lorsque son téléphone portable se mit à sonner. Une sonnerie élégante, proche de sa personnalité :

« Vas-y Francky c’est bon ! Vas-y Francky c’est bon bon bon ! »

Numéro inconnu. Il décrocha sans se poser trop de questions. Bien vite, le retour à la réalité lui fut brutal et — presque — inattendu.

« Monsieur Born ? C’est l’office des pompes funèbres de… »

Il raccrocha net. En bon client, il n’avait pas réglé tous les frais liés à l’enterrement de Maxime et pour le moment, c’était le cadet de ses soucis. Il fallait qu’il rentre dans ce cimetière et rien ne pouvait l’arrêter. Il commença à gravir la benne à ordures, leva difficilement sa jambe gauche pour prendre appui sur l’une des pierres du mur, et poussa de toutes ses forces pour se hisser puis basculer de l’autre côté. Il s’écrasa violemment de l’autre côté, mordant la poussière calcaire du sol. Un peu mal à l’épaule, mais ça devrait aller. Il n’était pas du genre à jouer au blessé Francis. Il faut dire qu’il était assez imposant, un géant dirait certain. Un mètre quatre-vingt-trois, plus de cent kilos, et même si son ventre très rebondi trahissait une alimentation malsaine, il avait gardé une carrure de militaire. Il se redressa et commença à se diriger vers la nouvelle demeure de Maxime. Il avait du mal à se dire que son fils était là. Francis n’était pas vraiment un croyant, il se foutait de la religion, des dieux et des lois. Il admirait la force, l’autorité. C’est pour ça qu’il avait rejoint l’armée d’ailleurs, sinon il aurait fini en prison, c’est une certitude pour beaucoup de personnes de son entourage. Pour lui, Maxime était ailleurs, mais il n’acceptait qu’à demi-mots son décès. Il voulait l’accepter, c’est pour cela qu’il se rendait plusieurs fois par semaine au cimetière, mais il n’y arrivait juste pas. Il y avait un blocage, quelque chose en lui l’empêchait d’avancer et encore plus d’accepter.

Ça y est, il y était. La plaque était là. L’urne à l’intérieur, les cendres avec. À peine quelques secondes devant ce lieu de recueillement, il pensait à ce qu’il allait manger au dîner. Il se fit violence et resta plusieurs minutes les mains jointes dans une posture presque enfantine devant ce qu’il restait de sa progéniture. Il n’avait jamais été proche de son fils et il le regrettait, de toute sa vie, c’était la seule chose qu’il avait « faite ». Le reste, son mariage, sa carrière, c’était le chaos, la destruction, la violence. Rien ne semblait aller, à part son fils. Ce qui le rendait sympathique aux yeux de sa voisine Martine, qui avait beaucoup de compassion envers lui. Le prestige des militaires aidait à éviter un certain nombre de problèmes parfois. On pardonnait plus facilement à ceux qui combattaient avec le « mandat de la paix » de la France. Pour Francis,

c’étaient des conneries du passé. Il n’était qu’une ombre de ce qu’il avait pu être par le passé. Les années, l’alcool et sa capacité de créer le chaos dans ses relations sociales avaient fini par le changer en un triste personnage, errant sans grand objectif sur les routes — et les bars — de cette région du sud-ouest.

« Tu me manques, petit con. » lâcha-t-il.

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