I - Mercredi 03 Mars, 22h18.

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Mercredi 03 Mars 22h18.

Un...

Deux...

Trois...

Elle ferait tout juste trois pas.

A peu près…

Après ces trois - presque - impossibles - petits pas, elle tournerai à gauche pour repartir vers son lit.

Encore quelques...

Comme tous les soirs, il venait la surveiller. Non. La regarder.

Dieux qu'elle avait peine à marcher ! Elle hésitait en permanence sur ses appuis, mais elle réussit à lever un talon, plia légèrement son genou, tenta de décoller le pied du sol. Il pensa à ces espèces de singes à grand bras, des paresseux, qu'il avait entrapperçu dans un reportage... Ils auraient semblé courir comparé à… Idée saugrenue en fait, il n'y avait pas de branche dans la chambre blanche. Deux photos d’elle dans une pochette transparente collée au mur, prises ici, aucun bibelot. Le pied progressa. Ou plutôt sa pointe racla le sol avant de se poser, lourdement, à peine un peu plus loin.

A l'intensité de son expression, il voyait qu'elle se reprochait cette maladresse. Ce n’est pas comme ça qu’on marche ! Talon-pointe ! Talon-pointe ! C’est pourtant pas compliqué ! Et surtout, c’était la meilleure façon de faire. Même les enfants savent ça... Mais, à sa grande colère, c'était tout ce qu'elle pouvait accomplir. Il lisait sa frustration. Mais peu importait qu’elle faisait cinq ou dix petits pas au lieu de trois, non ? Elle serra les dents plus fort, comme à son habitude. Ses mâchoires crissèrent dans un éclair de douleur. Cela aiguillonna sa conscience léthargique. Il vit ses yeux se lever vers le hublot de la porte avec un éclat de victoire.

Le talon était posé, le premier pas fait.

Elle essayait de se battre. Elle agissait trop lentement. Elle devait s’épuiser à conserver ce semblant d‘équilibre. Puis, son corps changea d’appui. Le second talon se leva. Le genou plia, le pied décolla du sol. Il progressa avec peine, mais sans racler, dépassa le premier de peu et se posa, pointe en premier. Nouvelle grimace.

Le second pas fait, elle sembla ralentir encore. Elle n'arrivait déjà plus à serrer les dents.

Son corps chercha à nouveau à changer d’appui. Elle oscillait plus fort maintenant. Soudain, son genou eut une faiblesse. Elle se sentit à peine basculer. Genou, hanche puis épaule entrèrent violemment en contact avec le sol. La tête en dernier heurta le revêtement épais sans un cri de douleur et ni de rage.

Elle était déjà presque inconsciente. Ce qui lui restait d’éveil s'ancrait aux sensations qu'avaient diffusées le choc de sa chute. Elle avait mal. Elle vivait encore.

Comme d’habitude, elle n’avait pas utilisé ses bras pour tenter d’amortir sa chute.

A cause de la camisole, sans doute.

De l’autre côté de la porte capitonée et sécurisée, l'infirmier soupira avant de s’éloigner pour appeler à l’aide une collègue des urgences. Il lui dirai quelque chose comme "Salut Annie, c'est Robert. Tu peux venir me passer un coup de main au pavillon IV ? Ouais, comme d'hab’, pour la sept. Dans dix minutes ? Merci, c'est gentil. J'appelle la sécurité, ils viendront t'ouvrir."

A deux, ils pourraient la relever pour l'installer sur sa couchette, comme tous les soirs, après lui avoir retiré la camisole. Ils vérifieraient qu'elle ne se soit pas blessée plus que de raison avant de la sangler pour sa propre sécurité. Elle avait des réveils violents parfois. Non. Souvent. En fait toujours.

Pour Robert, elle était un cas à part.

Déjà, c’était une femme. Selon le règlement, pour éviter toute rumeur, soupçon ou plainte, il n’avait pas le droit d’entrer seul dans sa cellule, sauf urgence absolue. Le terme officiel est "chambre d'isolement", mais pour lui comme pour eux, c’était le lieu où on les privait de liberté. Une cellule, quoi... Pas de barreaux mais des vitres de deux centimètres d'épaisseur. Lui se sentait comme un gardien de phare qui veillait sur une mer endormie avec au ventre la peur qu'elle ne s'éveille, parce qu’elle serait forcément en tempête.

Il l'avait remarquée dès qu'elle était arrivée, à la nuit tombée. Il n'y avait jamais d'admission la nuit, enfin normalement. Il avait savouré son air de défi devant Vincent, le tout jeune médecin un peu trop guindé, quand elle posa lentement un : "Je ne suis pas folle, vous savez ?". Jamais de nom de famille ici, comme dans la pénitentiaire. D’ici aussi les prisonniers peuvent sortir. Et avoir de la mémoire...

Il l'admirait. En permanence, elle luttait pour ne pas sombrer plus sous la chappe de molécules neuroleptiques. Il ne l’avait jamais vue résignée. Les nombreux rapports comportementaux et compte-rendus d’incidents indiquaient une compulsion violente et parfois autodestructrice, mais pas suicidaire, ainsi qu'une tendance assumée à l'affabulation hallucinatoire.

Vincent, contre les deux autres médecins du service était persuadé que, désentravée, elle aurait été dangereuse plus pour elle-même que pour les autres. Elle recevait déjà les doses maximum autorisées. Pas loin de ce qu'un vétérinaire donnerait à un cheval pour abréger ses souffrances.

Il n’aimait pas voir ses yeux verts-gris rendus flous par les médicaments, alors que ça ne le dérangeait pas tant chez ses autres… disons… ses autres pensionnaires. De toute façon, une fois la nuit installée, la grande majorité des patients dormait, épuisés par leurs pathologies. Trop de tension nerveuse s'accumulait chez ceux qui pouvaient réaliser leur état et où ils étaient, le temps pour le corps médical de trouver le bon dosage entre psychologie et médication, concocter le traitement efficace qui leur permette de reprendre pied dans la réalité... Si c'était possible. Les psychiatres étaient aussi appelés en consultation en dehors du pavillon sécurisé et n'étaient pas disponibles en permanence.

Elle, elle avait autre chose.

Il ne savait pas dire quoi avec précision. Cela tenait de l'instinct, de l'animalité. C’était une femme, bien sûr, une exception difficilement explicable dans ce service réservé aux cas dangereux masculins. Il n'était pas rare qu'une femme soit aussi agressive qu'un homme, mais la justuce voyait dans leur moindre force une raison de ne pas les séparer du reste de l'humanité. De fait, il y avait moins de place dans les unités fermées pour femmes.

Son cas se résumait à trois points : isolement, contention et médication lourde. Grand chelem. Cinquante ans plus tôt, elle aurait eu droit aux électrochocs en prime. Encore cinquante ans plus tôt, un médecin humaniste aurait voulu comprendre ce qu'elle avait dans la tête. Expression à prendre sans aucun humour.

La jeunesse de Vincent avait appliqué les protocoles des dernier des établissements où elle avait séjourné avant d'échouer là. Elle avait visiblement beaucoup bougé. Transférée de loin en loin pour cause de travaux de rénovation, suite à l'agression d'une infirmière, de deux médecins, de six autres patientes. Et enfin pour
. Aucune unité féminine n’avait pu la recevoir ou n'avait voulu d’elle. Gamine, elle devait être la dernière qui restait quand on faisait les équipes, au foot ou à la balle au prisonnier. Un peu comme lui.

Robert avait trop d'expérience pour ignorer son dossier et trop d'instinc pour s'y arrêter. Malgré toute la vigilance et le détachement que réclamaient son métier, il aurait aimé la voir autrement. Peut-être lui parler, tenter de la cerner un peu plus, aller au delà de la reliure épaisse des comptes-rendus. Mais pour Robert, vieil infirmier de nuit, seul dans son pavillon avec vingt quatre lits occupés par autant de patients schizophrènes en phase maniaque assommés par leurs prescriptions vespérales, sa fonction se résumait à les garder comme des bœufs assoupis tant qu'aucune mouche ne venait les piquer.

Il discutait souvent avec les quelques un qui ne dormaient pas, pas encore ou pas totalement. Comme "le Grand Vladimir", qui utilisait ses draps d'une manière théatrale et se croyait être une sorte de chauve-souris heureusement frugivore. Vlad avait longtemps essayé de dormir en poirier, mais sans succès. Alors à l'envers à sa façon, il restait à l'horizontale, son oreiller sous les pieds. Il y avait aussi Charles-Louis qui, grand stéréotype de la psychiatrie du XIXème siècle, se prenait pour Napoléon. Il aurait pu vivre normalement s’il ne sautait pas à la gorge de tous les Nelson et de tous les Wellington qu’il rencontrait… En gros tous les anglais autour de Paris avaient appris à l’éviter.

Robert gérait l'urgence, soignait quelques coupures, une poche de glace sur une écchymose, remplissait la main-courante et passait à l'incident suivant. Il avait remarqué que l'ambiance de son service avait changé durant ces dernières trois semaines. Lui, le solitaire, était forcé à plus de relations humaines, puisqu'il devait appeler un renfort féminin. Ces infirmières en étaient presque à parier un café sur l’heure à laquelle sa pensionnaire s'effondrerait. Et il parlait un peu plus longtemps au passage de consignes avec l'équipe de jour.

A vrai dire, elle n’était pas très belle, en tout cas "attirante" n'était pas un concept qu'elle aurait pu illustrer. Amaigrie par une alimentation aléatoire et les médicaments, ses cheveux longs défaits – elle refusait énergiquement qu’on les lui coupe ou qu'ils soient attachés - elle n’était plus tant féminine, si jamais elle l'avait été. Les longues journées d'inactivité imposées par sa singularité dans ce pavillon d'hommes et ses conditions d'hospitalisation ne pouvaient pas mener à autre chose : elle dépérissait, un peu plus que certains autres patients. D'autres s'en sortaient, c'est ça qui faisait tenir Robert, aider les autres à son échelle. C’était dommage pour elle.

Elle avait à peine trente ans.

Et lui presque soixante.

Elle aurait pu être la fille qu’il n’avait pas eu. Deux fils, nés de deux mariages, avaient comblé sa vie de père. Ils étaient grands maintenant. Son travail avait eu raison de ses unions maritales ou passagères, de toutes ses tentative de vie à deux en fait. Il s'attendait à devenir grand-père depuis que Paul s'était marié, l'année dernière. Ça ne devrait plus tarder. David était parti bosser comme serveur vers Londres dans une espèce de restaurant français. Faut dire qu'en France on associe plus facilement "anglaise" à la coiffure qu'à la gastronomie.

Elle dormirait jusqu'au matin.

Il finirait son poste au lever du jour. Avant qu'elle ne s'éveille.

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