Chapitre IV

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En fin de soirée la passion me reprit à la gorge, il me fallait une victime pour entériner la première, mais pas n’importe qui. Une femme cultivée et difficile à attraper dans une nasse.

Il me restait un peu d’argent pour finir le mois et je décidai de jeter mes filets dans les " rades " de mon quartier. Je me disais pourtant que rapprocher aussi vite le rayon des recherches du quartier de Virginie au mien était irresponsable, mais je croyais en ma bonne étoile comme tout bon tueur en herbe qui se respecte, de plus il fallait trois points pour faire un triangle et en trouver le centre.

Je m’étais pourtant fixé des contraintes cette fois-ci. Je préméditais pleinement mon acte, je jouissais de l’impression de Pouvoir que cela me procurait. Ce sentiment pouvait paraître complètement naïf et puéril, je m’en fichais, il me procurait un bien être que seul, il y a très longtemps, l’alcool m’avait apporté. Je me rendis compte que ces années de boisson avaient pourri quelque chose en moi : un certain respect de la vie et des autres. Hé oui ! J’étais devenu un ours, à part Lucie et Nono, tous deux alcooliques, je n’avais pas d’autres amitiés, ma nouvelle chasse m’apportait l’excitation d’un premier rendez-vous. J’ai parlé plus haut de naïveté, c’est tout à fait ça, j’étais avide comme un gosse qui attendrait l’heure pour dépaqueter ses cadeaux.

Une fois ma seule veste de ville endossée, parfumé et la dernière gorgée de rosé avalée, je ne m’attardais pas devant la psyché qui trônait dans ma chambre car j’avais étrangement confiance en moi, sûr de plaire et de séduire n’importe qui. Mon état d’ébriété était tout à fait " assumable ", à peine ivre malgré une prise massive d’alcool cette après-midi car en plus du rosé, il fallait compter les 8/6° que j’avais englouties devant l’ordi ; je me sentais étrangement lucide.

J’avais trop l’expérience de l’alcool pour ne pas me laisser prendre au piège de la fausse clairvoyance, je savais, malgré une lucidité amoindrie et peuplée de mirages, décoder les signaux de danger, estimer ma réelle capacité d’action. Ce soir j’étais porté par autre chose, un autre moi-même peut être, bien que j’en doute, qui prenait tout en charge et assumait tout. Je lui faisais entièrement confiance.

Dehors, je pris la décision de me rendre à un Sushi Bar situé à la périphérie de mon quartier, il était fréquenté par une tranche d’âge qui me convenait, de vingt-huit à quarante-cinq ans environ. L’humidité de l’air était encore plus oppressante, pas un brin de vent, j’avais les mains moites et mon visage suintait abondamment malgré mon allure nonchalante. Cette sudation était l’indice que j’avais le trac, un trac positif, un trac qui transcende l’acteur quand il rentre en scène.

Dans ce quartier populaire, une animation grouillante et interlope donnait l’apparence de s’agiter sans but, mais mon regard aiguisé par la connaissance profonde de l’endroit me permettait de remarquer les dealers d’héro qui repéraient leur soumise clientèle, les dealers de shit qui me saluaient à mon passage comprenant par des codes imperceptibles que je ne serais pas client ce soir. Les épiciers arabes qui étaient seuls ouverts à cette heure-ci faisaient le bonheur des clients noctambules, au grand dam des français et des préceptes du Coran pour la vente de boissons alcoolisées, bénéfice premier de la nuit. Dieu s’en fout tant qu’on prospère.

Les Français sagement réfugiés dans leurs pénates ne se gêneraient pas lors des prochaines élections de se plaindre de la baisse de leur pouvoir d’achat et d’arguer qu’une concurrence d’origine étrangère leur ôte le pain de la bouche.

L’étal des épiceries orientales exhalait des fragrances d’épices, de coriandre, de ras el hanout, de figues séchées ou d’olives pimentées qui faisaient le quotidien de mon parti-pris culinaire.

Ces épiceries étaient toujours fréquentées par des étudiants en manque de carburant pour leur « teuf », de sages filles de famille qui s’approvisionnaient pour le repas copieux de ce soir de ramadan, d’alcooliques habitués qui patientaient nerveusement, trouvant toujours les caissiers trop lymphatiques pour encaisser les clients précédents. Ceux-là n’avaient qu’une seule projection : se retrouver enfin seuls face à leur bouteille et recommencer leur vicieux processus de plaisir et de souffrance.

Je connaissais bien ces derniers, j’en faisais partie, mais ce soir je me sentais curieusement étranger à leurs illusoires exigences.

Devant les terrasses encore bondées des cafés, je repérais des visages connus, des compagnons d’un soir, mais j’étais sélectif, je ne plongeais mon regard que dans celui des personnes avec qui je n’avais rien à me reprocher ou bien par nostalgie d’une conversation qui fut palpitante. En plus des nombreux serrements de mains, les uns par obligation, les autres par réelle sympathie, d’autres avec une main au cœur, les autres sobrement français, je ne voyais rien, malgré ma paranoïa très handicapante parfois, rien donc qui ne me rendait suspect de quoique ce soit.

Les filles étaient toujours belles dans cette ville, du moins celles qui faisaient attention à leur santé ; les excès marquaient vite un visage angélique, surtout féminin, d’autant plus que tous les stupéfiants possibles étaient à disposition dans ce coin de France.

Le quartier attirait, respirait le sexe. La jeunesse et les trentenaires étaient majoritaires, j’imaginais le brassage de corps et de ruptures qui s’ensuivrait. Les campagnes anti-sida avaient bon dos, tout le monde s’en foutait. Des galoches par-ci, des caresses lascives par-là, tout concourrait à l’immense décadence de cette dernière génération sans idéal… En tout cas moi, je ne serai pas en reste… Si je m’y prenais bien.

Je me disais qu’avant de me rendre à mon lieu de chasse (j’aurais pu trouver une autre appellation mais la formule convenait au carnassier que je voulais devenir), je pouvais dire bonjour à Nono bien qu’il fût assez tard. Mais pour lui les fuseaux horaires tournaient à l’envers. Il était barman dans un bar musical que j’avais l’habitude de fréquenter, nous avions en commun de ne pas vivre ce que la vie nous avait promis. Les videurs me repérèrent de loin, ajustant leur attitude par un langage non verbal qui ne laissait pas de place à une quelconque interprétation. Après avoir commis quelques impairs sans jamais dépasser la limite outrancière de la vulgarité, ils réaffirmèrent leur autorité physique en me laissant passer. J’ouvris la porte verte avec délicatesse, sachant que ces gorilles particulièrement psychologues jaugeraient si oui ou non mon état permettait l’entrée.

Ce jeudi soir la salle était presque comble ; une ignoble odeur de bière éventée me prit au nez et me donna envie de quelques canons d’alcool fort. Je savais que Nono m’en réservait quelques-uns «sous le boisseau» ; ma discussion valait bien trois tequilas gratos…ou quatre. Sur la scène il y avait trois amateurs qui ne se connaissaient pas parce qu’ils cherchaient à savoir qui prendrait le prochain solo. Pourtant le feeling était là et je reconnaissais la bonne vielle ambiance « musicos » du lieu. Au bout, à droite du bar, se trouvait le royaume de Nono, le bout à gauche était tenu par Gilles, le majordome de la famille Adams qui aurait mieux fait de continuer le séminaire. Je dus m’imposer dans le groupe compact qui se trouvait du côté de Nono pour me signaler à lui.

Un grand sourire tout jaune tacheté de traces de nicotine m’accueillit. Nono avait la quarantaine grisonnante, son visage tout en rondeur se terminait par un petit bouc qui le faisait ressembler à un nain de jardin. Cette analogie ne le dérangeait nullement, il en jouait même, surtout lorsqu’il se mettait à genoux sur ses chaussures, il respirait l’épicurisme. De petite taille, pour rajouter au comique de la situation, sa carrure par contre était imposante et il n’avait pas son pareil pour remettre sur le droit chemin les clients agressifs ou trop bourrés, bien que l’un n’aille pas sans l’autre. Je l’appréciais pour son sens de l’amitié, la vivacité de son esprit et son immense culture. J’avais de l’admiration pour lui, me demandant comment il faisait pour acquérir autant de savoirs en passant douze à treize heures, en nocturne, derrière son bar ; mais sa vie ne se résumait pas à ce pub.

Derrière ses petites lunettes rondes, de gros yeux bleus pénétrants scrutaient, l’air de rien, toute la salle et rien ne lui échappait : une commande non payée ou un joint qui tourne.

– Salut Thomas, quoi de neuf ?

– Rien de particulier, y’a du monde aujourd’hui.

– Tu m’étonnes ! C’est jeudi. Les clients ont du talent ce soir, me dit-il en me montrant les deux guitaristes et le batteur qui avaient enfin trouvé leur rythme et commençaient à se laisser aller en un Blues improvisé, très roots comme je les aime.

Un solo attira un peu plus l’attention du public ce qui me permit d’atteindre le zinc et aussi de réduire ma distance de conversation avec Nono.

– Ça fait au moins une semaine que j’ai pas vu ta pâle silhouette par ici, tu sais qu’on a beaucoup de turn over il y a une place qui t’attend si tu veux, Gilles n’assure pas une bille au niveau ambiance et autorité.

– Écoute Nono tu connais mon problème, lui dis-je, pendant qu’il me servait un verre de tequila. Tu vois ce verre, il est là mon problème, je finirais les soirées complètement carbure et tu m’as vu quand j’ai trop bu.

J’étais obligé de crier pour me faire entendre.

– Bon dieu Thomas ! Tu vas bien t’arrêter un jour, tu sais très bien que c’est la « tise » qui t’empêche de vivre pleinement et c’est encore la « tise » qui est responsable des ennuis que tu ramasses régulièrement.

Ne voulant pas le froisser, parce qu’en matière de bibronage il me valait largement, mais désirant vivement changer de conversation je lui demandais des nouvelles de Lucie. Comprenant que le sujet précédent avait été maintes fois abordé, il marqua un petit silence et me répondit :

– Elle est arrivée en début de soirée, elle était déjà bien amochée, elle s’est finie au PCB[2], j’ai dû la ramener jusqu’à la sortie. D’ailleurs elle m’a parlé de toi, elle avait l’air de se faire du souci.

Je me demandais comment on pouvait se faire du souci pour quelqu’un d’autre que soi, surtout quand on a plus de trois grammes dans le sang. Mais la générosité naturelle de Lucie l’emportait toujours. C’était une de ses qualités premières qui faisait que je pouvais entièrement me confier à elle, mon silence concernant Virginie était inaccoutumé, moi si prolixe avec elle, lui racontant tout jusque dans les moindres détails. Elle voyait peu Virginie mais c’était elle qui me l’avait présentée au cours d’un apéro dans une galerie de peinture. Nous avions tous deux été très sévères face au travail qui nous avait été présenté. Cela nous avait quelque peu rapprochés et, en toute discrétion, nous nous étions revus, elle me donna son adresse et il se passa ce qu’il devait se passer.

– Du souci pour moi ? Pourquoi ?

– Tu sais qu’elle t’aime beaucoup, d’ailleurs je me demande pourquoi, t’es alcoolo comme elle, mais bon… ça peut se comprendre, mais t’es particulièrement bordélique et ça les femmes elles aiment pas… Enfin c’est Lucie et tu as d’autres qualités sinon tu sifflerais pas ta deuxième tequila… Bref, entre deux verres elle m’a dit qu’elle t’avait vu hier et que tu avais joué les ténébreux.

– Si ce n’est que ça il n’y a pas de quoi se faire du mouron.

Je me demandais si elle n’avait pas satisfait sa curiosité en allant chez Virginie. Pourtant je n’étais pas sûr qu’elle la connaisse suffisamment pour avoir son adresse, par contre son portable c’était plus que probable, mais le silence téléphonique n’induit rien. Nono reprit :

– Elle a eu une visite désagréable aujourd’hui mais elle ne m’en a pas dit plus, d’ailleurs elle avait du mal à articuler.

Une visite désagréable signifiait pour moi qu’elle avait eu affaire à la police, son nom devant figurer dans le répertoire de la « défunte ». De toute façon je me contrebalançais de tout ça, j’avais décidé d’opter pour une stratégie à la noix mais qui avait déjà fait ses preuves et qui me venait d’un copain qui roulait et fumait ses joints devant et à la barbe de tous les infirmiers de l’hôpital psychiatrique dans lequel on barbotait : ne pas s’inquiéter, ne pas changer ses habitudes et surtout ne pas se cacher. Je partais du principe que plus on est précautionneux, plus on attire l’attention.

Si elle avait fait le lien entre moi et Virginie, j’étais persuadé qu’elle n’avait pas fait part de ce rapprochement aux flics. Une chose était sûre en tout cas, il fallait que je la voie demain.

Je finissais une quatrième tequila en compagnie de Nono, je me sentais étrangement détendu.

Nous parlâmes de "l’illisibilité" du dernier Goncourt et d’un film traitant de psychanalyse et de ses premiers émules paru sur ARTE. Je l’embrassai et je repris la route.

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