Chapitre 1 - Partie 1

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Après un copieux déjeuner, comme toujours servi dans de superbes assiettes blanc et or, le prince Erato annonça qu'il avait mal au ventre. Il se plia en deux, se lamenta dans le giron de sa mère, simula même de longs frissons en se comprimant l'abdomen. L'impératrice Anathée passa un bras autour de ses petites épaules et lui frotta le dos d'un geste maternel mais distrait. Elle discutait avec l'homme à sa droite : l'un des cinq juges de la Justice.

— Je ne me sens pas assez bien pour étudier, gémit Erato.

— Bien, bien. Je ferai annuler ta leçon. Veux-tu qu'un domestique te porte jusqu'à ta chambre ?

— Non... non, ça va. J'y vais. Je vais dormir, ça ira mieux ce soir.

Il se redressa, dosant ses grimaces pour qu'elles paraissent authentiques, et posa un baiser sur la joue de sa mère. Ses boucles blondes effleurèrent celles d'Anathée, coiffées en harmonie sur le côté de son visage et piquées de perles nacrées. Elle sentait bon ; une odeur de promenade dans les jardins du palais.

Légèrement courbé, Erato se traîna hors de la salle à manger de la Justice et entreprit de gagner le dernier étage du palais, là où se trouvaient ses quartiers, ceux de sa mère et une jolie jungle intérieure baignée de lumière. Une fois dans sa chambre, et donc à l'abri des regards, il déplia son corps et étira ses bras au-dessus de sa tête. Il fit quelques petits sauts sur place, puis trotta jusqu'à sa garde-robe ; pas qu'il eût besoin d'exercice, mais plutôt de canaliser son excitation.

La veille avaient eu lieu les célébrations de ses onze ans. Onze ans, et déjà il se sentait l'âme d'un grand aventurier, d'un explorateur intrépide ! Le palais de la Justice était trop petit pour lui, il fallait qu'il voie ce qui se passait à l'extérieur. Comment étaient les gens, les rues, les couleurs, les odeurs, par-delà les murs qui séparaient la Haute-Ville de la Basse ? Ici, tout était blanc et doré, propre, délicatement parfumé : c'en devenait fade. Erato était curieux. Et capricieux. Et entêté. Et futé. Il lui avait fallu moins d'une matinée pour élaborer un plan d'escapade.

— Demain, on sort, avait-il chuchoté à son frère la veille.

— Quoi ?! De quoi est-ce que tu parles ?! avait répondu Hilaire en commençant à trembler de trouille.

— On sort ! On s'échappe des palais ! On va en Basse-Ville ! En ce moment, au port, il y a la caravelle du capitaine Adaman, c'est l'occasion ou jamais d'aller la voir ! Il paraît même qu'on peut aller lui parler, à lui, dans une taverne...

— Tu es fou ! On ne peut pas faire ça !

— Mais si !

— Mais non !

— Si !

— ... Et par quel miracle comptes-tu nous faire sortir des palais ? Toi, peut-être que tu réussiras à convaincre notre mère de te laisser sortir de la Justice, mais moi, jamais notre père ne voudra me laisser quitter la Foi si ce n'est pour venir te voir... Alors, me laisser aller en Basse-V...

— On ne va pas leur demander.

— Quoi ?!

— J'ai tout prévu. Fais-moi confiance...

Erato n'était pas certain que son frère ait le courage de mettre leur plan à exécution. Bien que de cinq ans son aîné, Hilaire était trop sage, trop peureux et craignait trop leur père pour sortir des clous, quand bien même lesdits clous ne délimitaient qu'un espace très étriqué. Mais, eh bien, si Hilaire se dégonflait ? Tant pis, il irait seul ! Lui, ça ne lui faisait pas peur !

Vivifié d'enthousiasme, Erato s'approcha de son lit et glissa ses doigts entre son sommier et le matelas. Lourd et épais, celui-ci nécessita toute la force du garçon pour bouger un peu et dévoiler... des vêtements. Oh, pas n'importe lesquels ! Aux yeux du prince, ils étaient aussi précieux que des trésors : une cape de toile grossière, une simple toge blanche, sans fioritures, et des sandales de piètre qualité. La panoplie idéale pour passer inaperçu au milieu d'une foule de pauvres et, plus important encore, pour se faufiler hors du palais en prétextant être un domestique envoyé en commission.

En quelques gestes moins habiles qu'il l'aurait voulu – d'ordinaire, il ne se déshabillait pas seul –, Erato ôta ses vêtements impériaux : une belle toge au savant drapé, enfilée sur un pantalon léger. L'ensemble était chargé en broderies dorées assorties à ses accessoires : une ceinture et une tiare tressées, de belles sandales aux liens souples, des bagues et des colliers. Une fois dépossédé de tout cela, il lui parut incroyablement simple d'enfiler la toge et la cape de domestique. Il se sentit un peu nu, un peu léger, mais très à son aise. Ne pas avoir grand-chose sur soi avait un avantage certain : le confort.

Fin prêt, il se passa une main dans les cheveux, les tira en arrière, voulant les camoufler sous sa capuche. Peine perdue : ses boucles ressurgirent comme des ressorts. Il abandonna sa tentative de domptage capillaire et, sur la pointe des pieds, quitta sa chambre. À cette heure, le palais était calme : les domestiques prenaient une pause après avoir débarrassé la salle à manger, les juges et leurs apprentis faisaient la sieste, sa mère et ses favorites se promenaient dans les jardins. Il n'y aurait plus de procès avant deux bonnes heures.

En longeant les murs, en se précipitant dans les alcôves du rez-de-chaussée pour éviter les quelques âmes vaquant à leurs activités, en s'accroupissant derrière les bosquets des jardins, Erato parvint jusqu'aux grilles sécurisant l'accès à la Justice. Là, il adopta une démarche la plus naturelle possible et s'avança vers les deux gardes postés à l'entrée principale.

Tout alla bien jusqu'à ce qu'il parvienne à leur niveau et que leurs regards se gluent sur lui.

— Euh... commença l'homme qui tenait une pique dans son poing.

— Que faites-vous ici, habillé ainsi, Prince Erato ? continua l'autre, un vieux bonhomme dont l'estomac était trop à l'étroit dans sa tunique brodée du demi-soleil d'or de la Justice.

Zut.

Erato se mordit les lèvres.

— Je ne suis pas le prince Erato. Vous vous trompez. Je dois aller acheter des oranges au marché. Pour faire du vin. Et des gâteaux. Et... plein d'autres... choses...

— Euh... mais enfin... euh...

— Qu'est-ce qui vous prend ? Vous devriez retourner au palais avant que votre mère ne s'inquiète. Vous savez bien que nous ne pouvons pas vous laisser sortir.

De toute évidence, il manquait d'expérience pour ce qui était d'imiter les apprentis marmitons. Quand bien même, il était prince ! Il était temps de tester son autorité sur ces bougres ! Il leva le nez bien haut, écarta un peu ses jambes, nues jusqu'aux genoux, pour se donner une allure plus déterminée encore, et croisa les bras sur son petit torse.

— Bon. Très bien. Je suis votre prince. Alors, laissez-moi passer, c'est un ordre.

— C'est pas possible, ça...

— Ah non ?

— Non.

— Et si je vous dis que, si vous ne me laissez pas passer, je demanderai à ma mère de vous priver de votre solde ?

— Non.

— De vous renvoyer ?

— Non.

— De vous renvoyer en Basse-Ville ?

Cette fois-ci, les deux gardes hésitèrent – retourner chez les gueux ? Horreur ! – et Erato afficha un début de sourire victorieux. Et puis...

— Non.

— Quoi ?! Mais vous êtes têtu comme un vieil âne ! Laissez-moi passer, vous n'aurez qu'à dire que vous ne m'avez pas vu, voilà tout ! vociféra le prince en tapant au sol d'un coup de talon.

— Enfin... calmez-vous, répondit le garde ventripotent en approchant une main pour lui saisir le bras. Venez, je vous ramène au palais.

— Non ! Vous allez me laisser passer, ou je vous accuse de sorcellerie et, demain, vous serez carbonisé sur un bûcher !

Il avait peut-être crié un peu fort. Il eut envie de se mordre la lèvre, pour étouffer le petit asticot de honte qui lui gigotait dans le ventre, mais il se retint : quitte à crier, autant ne pas gâcher son effet. Alors il garda ses yeux bleus dardés dans ceux du garde, y condensa tout ce qu'il possédait d'autorité et arrêta de respirer.

— Bon... j'crois bien que ce n'est qu'un p'tit marmiton en commission, tout compte fait, finit par lâcher l'homme en s'écartant.

Poings sur les hanches, Erato pencha la tête sur le côté avec un sourire moqueur – pas trop tôt ! disait ce sourire – puis passa devant les gardes. Bientôt, l'arche de pierre jaune clair qui couronnait la porte fut loin derrière lui.

Bien. Maintenant, il devait retrouver Hilaire...

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