Kara et Béryl, à qui sont ces pensées ?

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*Béryl

Elle était arrivée à l'emplacement indiqué par Ludwig, avec une solide conviction que la situation allait se dégrader. En effet, le nombre de voitures militaires garées à côté de la forêt avait mis la puce à l'oreille non seulement à elle, mais également à Gautier et Lorkhan. Armés jusqu'aux dents grâce aux généreuses donations des anciens Dardants, ils s'étaient faufilés en voiture un peu plus loin, entre une bonne douzaine d'arbres.

Le trio sortit de la voiture et Béryl ses jumelles. Les soldats étaient nombreux, mais ce n'était pas ça le pire : accrochés à des laisses en ophobalérium à l'éclat inimitable, des Autres suintaient d'impatience et grattaient le sol. Les soldats discutaient et l'un d'eux parlait dans un talkie-walkie.

— Qu'est-ce que c'est que ces horreurs ? bredouilla Gautier en serrant son fusil contre lui.

— Des Autres, expliqua-t-elle. Rapides, forts, féroces et insensibles à la douleur ou aux émotions. Ils sont des familiers prisés chez les mages, mais difficiles à contrôler.

— On peut les tuer facilement, ajouta Lorkhan. Il suffit de se débarrasser de leur invocateur.

— Ou de leurs.

— Non, répliqua le soldat d'un ton catégorique. Invoquer demande beaucoup de précautions et on ne peut pas contrôler autant de créatures à plusieurs ; la diversité des Auras crée des interférences qui perturbe le rituel. Il n'y a qu'un invocateur, j'en suis sûr.

— Espérons que vous avez raison, fit Gautier d'une voix tremblante. Je veux pas tuer un type au pif pour me retrouver avec ces monstres sur le dos…

— Je peux voir les fils qui relient les Autres à l'invocateur, leur apprit Lorkhan. Suivez-moi, ne vous faites pas voir et débarrassez-nous de lui.

— Attends ! l'arrêta Béryl en le tenant par le bras. Je préfère que tu y ailles seul ; on te gênera moins, puis Gautier et moi irons chercher Ludwig & Cie.

— Très bien. Soyez prudents dans la forêt ; si tes amis ont pu se cacher aussi longtemps, il doit y avoir des enchantements en jeu.

Béryl acquiesça et laissa le guerrier s'occuper de sa mission. Gautier sur ses pas, elle contourna les voitures militaires pour pénétrer dans la forêt.

Dès qu'elle posa un pas dans celle-ci, une sensation de malaise s'empara d'elle. Chaque feuille, chaque branche semblait mue d'une énergie hostile. Elle frissonna, se tourna vers Gautier ; lui aussi semblait dans le même état. Soudain, un bruit sur le côté. Béryl tourna la tête : un soldat apparut entre deux buissons, l'arme à la main.

— Des civils ? Mais qu'est-ce que vous faites-là ? C'est une zone dangereuse, veuillez évacuer imméd… ARGH !!!

Le cri accompagna la disparition du garde, arrachant un sursaut à Béryl. Soudain, l'atmosphère se fit plus oppressante. Gautier lâcha un rire nerveux, ramenant son arme auprès de lui. Béryl serra son pistolet de poing, regarda de tous les côtés. Mais rien. Le garde avait disparu sans laisser d'autres traces que son arme au sol. Un bruissement attira l'attention de la scientifique… Les racines bougeaient ! Elle attrapa la manche de Gautier, la secoua pour le prévenir du danger. Il avala sa respiration. Les racines glissaient vers eux, mais seulement depuis les buissons ; le chemin déboisé n'était pas encore débordé. Béryl se mit à courir le long.

Ce fut comme un coup d'envoi pour les racines. Elles frémirent et s'élancèrent en hâte vers leurs proies, claquant dans l'air lorsque les deux sautaient par dessus. C'était les pieds qu'elles visaient, et ce avec une précision diabolique. Béryl comprit que la sensation de malaise n'était pas due au hasard : cet endroit n'était pas seulement piégé, il était le piège. Un sanctuaire kirrosique, un endroit où les lignes de force de la Terre se rejoignaient pour le saturer de magie. Les racines n'étaient pas contrôlées par un mage manuellement mais toutes justes automatiques.

Une racine rappa le mollet droit de Béryl en tentant de la faire trébucher. Gautier la retint par le bras, et ils redoublèrent d'allure. Plusieurs racines s'élevèrent de chaque côté du chemin et filèrent telles des flèches. Des tac tac tac retentirent lorsqu'elles se plantèrent dans le sol. Béryl roula pour éviter une racine qui changea de tactique. Elle entendit des coups de feu : Gautier avait tiré sur deux d'entre elles. La sensation de malaise s'accentua, ainsi que le nombre de racines.

— Merde ! s'écria-t-il.

— On fait que les énerver davantage ! haleta-t-elle. Dépêche-toi !

Il obtempéra… mais une racine le toucha. Gautier tomba en hurlant de douleur alors que Béryl se retournait : au sol, la hanche couverte de sang, une racine le surplombant. La scientifique n'eut d'autre choix que de tirer. La racine explosa, et la sensation d'oppression devint si forte qu'elle en solidifia l'air. Béryl aida son ami à se relever et à courir. De près, elle distingua son visage livide et ses yeux vitreux. Alors qu'elle courrait, son regard se porta sur la blessure. Profonde, à en juger par la quantité de sang qui tâchait le chemisier du jeune homme.

Une racine faillit planter la tête de Béryl, mais elle l'évita de justesse, perdant ses lunettes au passage. Le monde brouillé et informe autour d'elle, ajouté au temps gris et aux feuillages denses, l'handicapait grandement. Une douleur vive à l'épaule lui arracha un croassement de douleur. Du chaud coula le long de son bras. Gautier la ralentissait par son état, et elle n'allait pas mieux. Quelques secondes de plus et ils mourraient tous les deux, leurs corps disparus dans les méandres de la forêt.

Tout à coup, une grosse forme grise apparut dans son champ de « vision », surtout parce qu'elle était sous le ciel gris clair, dénudé de branches feuillues. Sans réfléchir, elle y bifurqua de toutes ses forces, priant que sa course ne soit pas brutalement stoppée par un trébuchement. La forme grise s'affina assez pour laisser deviner un rocher. Elle y hissa Gautier – qui à son grand soulagement fit assez d'efforts de son côté – et fit de même pour elle.

Du haut de son perchoir, elle se retourna pour regarder le sol. Même sans ses lunettes, les racines étaient visibles par leurs mouvements sinueux. Béryl déglutit, s'attendait à mourir d'un instant à l'autre. Afin d'aller plus vite, elle avait lâcha son arme et ne lui restait qu'un couteau de soldat mournien pour se défendre. Les racines s'approchaient de plus en plus du rocher… Avant de s'arrêter à sa lisière. Le cœur de la scientifique, qui battait à tout rompre, s'arrêta un instant. Elle eut la nausée quand elle vit les racines refluer ; ils étaient sains et saufs.

Elle se posa sur le rocher, assez large pour accueillir deux personnes… puis se rappela que Gautier était blessé ! L'imbécile, s'insulta-t-elle intérieurement en se précipitant à quatre pattes vers lui. Le jeune homme n'était pas idiot, il s'était posé sur son flanc intact et pressait sa blessure des deux mains, malgré son air endolori. Béryl retira sa chemise à la hâte et entreprit de faire un garrot de fortune sur la hanche de son ami. Le froid lui piquait la peau, mais elle l'ignora, occupée à le sauver.

Quand cela fut fait, elle prit un moment pour se calmer. Les catastrophes s'enchaînaient à une telle vitesse ! Elle se rappelait que Ludwig l'avait prévenu à propos de la forêt, mais que tant qu'ils restaient sur le chemin, ils ne craindraient rien… Peut-être n'avait-t-il pas su qu'une présence au-delà du chemin activerait des défenses qui protégeaient toute la forêt. Ou bien… Ou bien il était un imposteur, et le sang de Béryl se glaça à cette idée. Depuis l'épisode Kara, elle ne savait plus en qui faire confiance.

Pourtant, se disait-elle en jetant un œil à Gautier qui respirait en sifflant, elle avait accordé sa confiance facilement. Peut-être était-ce la clé pour ne pas se faire enfler ? Mais la possibilité que Gautier soit un « Skol'mok » était trop douloureuse et sûrement trop vraie pour être évitée. Béryl se prit la tête entre les mains : tout était si dur, si compliqué. La confiance étai caduc, la certitude était balayée sans cesse dans l'ouragan de problèmes et la confusion régnait en maîtresse de bordel. Elle n'avait pas connu la guerre. Maintenant, c'était devenu son amie relou qui ne la quittait pas d'une semelle.

— Béryl… Béryl ? marmonna Gautier. Ça va ?

Même dans son état, ce type s'inquiétait pour elle ; c'était si attendrissant et suspect à la fois !

— Oui, oui… Ne parles pas, ne bouges pas, lui ordonna-t-elle.

Il acquiesça lentement et ferma les yeux, calma sa respiration. Bien qu'elle ne savait pas s'il était un de ces Skol'mok, elle lui trouvait un courage et une force de caractère bien différents de son air apeuré habituel. Et soudain, la pensée que cette ambivalence était un moyen de s'assurer qu'il n'était pas un imposteur… Cette pensée la rassura. Un petit mensonge à elle-même pour éviter de voir que c'était vraiment une situation de merde.

Au bout d'une minute, il y eut de l'agitation dans la forêt. Béryl tendit l'oreille, ne pouvant rien voir d'autre qu'un tableau impressionniste. C'était… diffus. Les sons étaient vifs et étouffés à la fois. Elle sursauta en entendant le crissement caractéristique d'un Autre.

Le rocher s'ébranla. Son regard se baissa vers sa base et elle distingua assez bien un Autre écrasé contre la pierre par des racines. Puis des pas. Des pas clairs, affirmés. Des bottes dont Béryl reconnut la facture unique par leur son claquant, même sur de la mousse. Un arc électrique crépita autour d'une silhouette qui apparut entre deux arbres. Le sang de Béryl ne fit qu'un tour et elle dégaina le couteau mournien de sa ceinture. Comme si le monde lui-même voulait lui jouer un tour, la vision de Béryl s'affina suffisamment pour voir le nouveau venu.

Traînant un gars noir derrière elle, Kara Ybris regarda Béryl avec un sourire carnassier. Vrillant son cœur blessé, sa parole brûla comme du sel.

— Et moi qui pensais t'avoir achevé !

— Contente de te revoir aussi, répliqua d'un ton acide la scientifique. La forme ?

— On ne peut plus.

— Comment tu as pu ? Comment tu as osé nous trahir ?

— Voyons voir… (Kara commença à compter sur ses doigts avec un air pensif) On me traite comme une soldate… Yannis est revenu… Lucans est maudit… Ma sœur est morte…

— C'est toi qui l'as tué !

— Et ce serait de ma faute ? s'offusqua-t-elle.

L'absurdité de cette question-réponse fut telle que Béryl en resta bouche-bée. Elle reprit contenance en voyant l'homme que traînait la mourniene et lui demanda sur le ton de la conversation :

— Tu t'es trouvé un nouveau souffre-douleur, maintenant que Lucans n'est pas là ?

Elle devait gagner du temps ; la Nature de Kara pouvait être un sérieux problème pour quiconque lui barrant le chemin. Béryl, d'un autre côté, possédait l'avantage de comprendre comment elle fonctionnait. Du moins, à peu près. Elle reporta son attention sur Kara qui se grattait le menton, sans quitter des yeux Béryl.

— Oui, on va dire ça… C'est un mage récalcitrant, il mettait des bâtons dans les roues de notre projet.

— « Notre » ?

— Pas de quoi t'inquiéter.

Ce ton qu'elle avait employé… C'était le même que celui d'un adulte qui explique à un enfant « attends d'être plus grand ». C'était le même qu'utilisaient les professeurs quand leurs élèves étaient un peu trop malins avec leurs questions. C'était le même que celui de Kara quand on lui parlait de magie.

— Pourquoi cette tête d'enterré ? lui demanda-t-elle avec un air réellement soucieux.

— Je me demande si tu es la vraie.

Un instant. Il suffit d'un instant pour que Béryl se retrouve plaqué contre la pierre, le pied de Kara écrasé sur sa poitrine. La rage du visage symétrique le rendait encore plus effrayant, à l'instar d'un serpent prêt à mordre.

— JE suis la vraie. Je l'ai toujours été ! Horebea n'était qu'un obstacle à ma liberté, parce qu'elle me rendait trop humaine ! Maintenant que je suis libérée d'elle… (elle s'approcha doucement de l'oreille de Béryl, se tordant à la manière des mourmons) Je suis plus moi-même comme jamais auparavant.

Béryl garda le silence, non seulement à cause de sa poitrine comprimée, mais aussi parce qu'elle avait peur. Peur de ces deux yeux verts smaragdin qui luisaient d'une confiance absolue, reflétés vers eux-mêmes et à jamais prisonniers de leurs aveuglements.

Kara finit par s'écarter d'elle, qui put respirer à nouveau à grandes goulées. Pendant ce temps, Gautier perdait du sang de seconde en seconde… Et Kara remarqua le regard de Béryl vers lui. Merde ! se dit cette dernière. Kara s'approcha du jeune homme avec une moue. La scientifique se redressa, sa vision brouillée par le manque de lunettes. Elle la vit s'accroupir, et son sang se glaça. Elle l'entendit murmurer des choses. Une lumière douce éclut1 devant Kara, de dos à Béryl, qui ne vit qu'un halo autour d'elle. Son Aura. Elle scintillait, pétillait avec… inquiétude ? Puis s'éteignit lentement, refluant dans la silhouette de Kara.

— Je ne suis pas un monstre, déclara la mournienne en se relevant. Je suis Kara Ybris.

Elle tituba. Béryl eut un geste pour la rattraper, avant de se rappeler qu'elle était son ennemie. Mais l'est-elle ? Kara se redressa, avant de sauter du rocher. À cette distance, Béryl aurait pu distinguer les traits de son visage, mais la belle brune avait la tête penchée, ses cheveux noirs dissimulant son visage. Elle partit dans la forêt sans un mot et le magicien récalcitrant.

* * *

Kara Ybris / Éléanora Ophilian

C'était trop dur. Elle aurait pu facilement tuer Béryl ; elle ne la connaissait pas assez pour s'y être attachée. Mais en la voyant s'étirer vers cet humain, le cœur au bord des lèvres… Ça ne lui rappelait que trop bien la première fois qu'elle avait rencontré Jinn.

Tu as eu raison de ne pas le faire.

Kara tourna la tête : à côté d'elle, Éléanora marchait. Enfin, ce n'était pas la vraie Éléanora, mais plutôt celle qui l'avait remplacé presque au début de sa vie pour garder un œil sur le Typhon de Typhus.

Quand elle l'avait poignardé, dans la forêt après avoir retrouvé Lucans sous sa forme de loup, la magicienne s'était révélée être une Skol'mok. Perdant l'âme en même temps que le corps, l'imitateur s'était accroché à Kara, puis s'était petit à petit frayé un chemin jusqu'à son âme. Le Skol'mok n'était pas un parasite, mais un élément symbiotique qui pouvait vous donner quelque chose d'autre que votre existence, quelque chose de plus désirable que la mort si vous étiez assez partants pour passer de l'autre côté.

Seulement, alors que le Skol'mok allait réussir à « convaincre » complètement Kara – quand il avait tué sa sœur jumelle – un miracle s'était produit : Kara réussit à faire de même en retour, à la manière d'un miroir. Elle ne croyait pas aux miracles, aussi avait-t-elle conversé durant de longues heures avec cette entité, comme le faisaient les mourmons d'antan : pas à coups de sentiments et d'émotions, mais de réflexions sur le monde et de philosophies. Une chose que Kara avait trouvé barbante jusqu'à ce moment. Puis, ils étaient parvenus à un accord : le Skol'mok voulait une chose, la liberté. Kara souhaitait la même chose. Elle ne lui en voulait pas d'avoir tué sa sœur, car elle avait autant agi par sa propre volonté que lui. Parce qu'elle avait tué Horebea par vengeance, par jalousie et par pure haine. Lui ne l'avait fait que par nécessité. Alors ils avaient appris tous deux de l'autre : l'un commençait à ressentir tandis que l'autre pouvait mieux rationaliser.

Kara répondit avec regret :

— Le cœur a ses raisons. Je n'aurais pas dû m'écouter.

Pourtant, c'est ce que tu m'as appris. Pratiques ce que tu prêches2.

— Nous allons probablement mourir.

La Chose ne sera pas clément, en effet. Pourquoi ne pas tout expliquer à tes amis ? Ils comprendront.

— Ce ne sont pas des bons samaritains, et c'est pour ça…

—…que tu les aimes ?

— Oui. Tu deviens meilleur.

J'essaie.

— C'est ça qui compte – et Kara soupira, regardant ses mains ; elle avait l'impression qu'elles étaient encroûtées de sang – Du côté mournien, ils comprendraient, mais je penses que c'est quelque chose que je ne veux pas qu'ils comprennent selon notre mode de pensée. Ça doit venir du côté terrien, avec leurs ressentiments, leurs vengeances, leurs emportements ; je veux ça, plus que tout au monde.

Ils te tueraient alors, fit-il, et la tristesse agrippa la face d'Éléanora.

— Il y a moins de chances que l'on meurt de leurs mains que celle de la Chose. Mais il y a plus de chances de mourir à leurs côtés contre lui.

Ah… C'est assez dommage de trop rationaliser. Ça manque d'espoir.

Kara fronça des sourcils. Elle n'avait pas…

Non, tu ne m'as pas enseigné ce mot. Je le connaissais déjà. C'est celui qui persiste le plus après notre « renaissance ».

— Tu m'avais dis que tu étais jeune, se rappela Kara. Est-ce pour ça que tu t'en souviens ?

Ça et parce que tu me l'as rappelé. Merci, d'ailleurs.

— De rien.

Alors ? Qu'est-ce que tu décides ? Dans les deux cas, on meurt. Mais je préfère passer du moment avec ceux que j'aime plutôt qu'avec ceux que j'adule.

— Archibald est mort. Yannis a disparu. Karmeni est HS. Edward ne t'a jamais aimé. Qui te reste-t-il ?

Justement. Le type qui était tombé devant tes pieds. C'était Heinrich.

— Vraiment ? Tu aurais pu me le dire, répondit Kara.

J'étais tellement contente de le voir, de le toucher que je n'ai rien dit, pouffa le Skol'mok.

Kara secoua sa tête, désabusée. Il agissait avec la timidité d'un enfant devant son tout premier ami. Une chose étrange, sachant qu'il avait, sous le couvert d'Éléanora, avait vécu toute sa vie avec Heinrich. Est-ce qu'être quelqu'un procure la même sensation qu'être tout simplement ?

— On peut aller le rechercher, alors.

Non. J'ai scanné son corps avec ton pouvoir. Il n'est pas assez blessé pour mourir. J'ai partagé ton Aura avec la sienne pour activer son Déphasage.

— D'accord. Mettons-nous en route.

* * *

*Béryl

Elle n'osait toujours pas descendre de son perchoir. Les plantes avaient repris du poil de la bête, tentées de les broyer elle et Gautier en grimpant le rocher. Mais le plus étrange, c'était qu'elles évitaient le magicien qui gisaient au sol. Cela ne signifiait qu'une seule chose : il s'agissait de celui à l'origine de toute cette folie botanique. Bien que cela pouvait arriver, il était rare qu'une magie se retourne contre son utilisateur, en particulier s'il s'agissait de sa Nature. Béryl devait arracher ce mage à son état, sauf que de loin elle ne pouvait distinguer s'il était assommé ou juste endormi, voire dans le coma.

Dans un sursaut qui lui arracha une douleur derrière ses clavicules, elle projeta son esprit comme elle l'avait fait avec ces policiers lors du contrôle routier. Cette fois, ce fut plus simple et plus rapide, et sa volonté bondit jusqu'au magicien noir tel un arc électrique. Le mournien fut parcourut d'un soubresaut, et dès lors les plantes se figèrent dans leur rampement insidieux. Soulagée, Béryl regarda le magicien se remettre d'aplomb et lâcher un grognement. Il avait l'air vieux et fatigué, contrairement à son regard vif qui se fixa directement sur Béryl.

— J'espère que vous avez une explication, saccada-t-il avec un accent paraxien. Vous m'avez rappelé une vieille amie à moi et un mauvais souvenir !

— Mon nom est Béryl, je suis venue retrouver Ludwig, répondit-elle tout en continuant avec précipitation : Mon ami est blessé ! Aidez-le, s'il-vous-plaît…

Bien que le magicien eut l'air méfiant quant elle se présenta, il n'hésita pas une seconde quant elle mentionna Gautier. Il grimpa sur le rocher, et les plantes le suivirent lentement, glissant sur leurs racines découvertes. Béryl recula.

— Elles sont sous mon contrôle, le rassura le magicien. Je m'appelle Heinrich Korsakoff.

Elle accusa le coup de la révélation avec un hochement de tête ; rencontrer des légendes devenait si banal en ces jours qu'on finissait par les prendre pour des postiers. À la place, elle le regarda poser ses mains sur le garrot de fortune et murmurer des paroles. Les Mots coulaient sur sa langue avec aisance, ce qui la surprit : cette forme de magie n'avait de précision que lorsqu'on possédait un vocabulaire si étendu qu'il pouvait faire fondre une base de données numérique universitaire.

Avec une fascination renouvelée, elle regarda Heinrich dénouer le garrot et découvrir la blessure. Elle ne saignait pas, retenue par les fils de magie qui titillaient la chair. Les kirrosi, même transformés, ne pouvaient créer ou réparer. Mais savoir manipuler les tissus, la régénération naturelle et les anticorps pouvaient pallier à ce problème. Sauf que ça demandait une force de volonté et une concentration inouïe dont de magiciens pouvaient se vanter. Et Gautier disposait d'un des meilleurs, semblait-il.

En une dizaine de secondes, la béance avait disparu pour laisser place à un trou cicatrisé et brunâtre. Béryl s'apprêta à remercier Korsakoff quand ce dernier, le teint pâle et les yeux creusés, croassa :

— Je vais veiller sur lui le temps qu'il se remette. C'est lui qui a fait le gros du travail, après tout…

Elle lui prit la main, le regard brillant.

— Merci.

Le magicien sourit faiblement.

— Pas de quoi. Allez retrouvez Ludwig, il va avoir besoin de vos talents…

— Oui… (elle hésita un instant) Je ne sais pas vraiment me battre.

— Un combat se gagne par mille et unes manières. Croyez-moi… (Korsakoff toussa) C'est un filou qui m'a appris ça.

Mais Béryl était déjà partie. Plus de plantes pour la gêner, Gautier était en sécurité. Elle se sentait invincible : son cœur et son esprit n'était tourné que vers Ludwig et Saulia, avec la ferme intention de balayer tout ce qui l'empêcherait d'arriver jusqu'à eux.

* * *

*Lorkhan

Les soldats autour du camion étaient sur le qui-vive, et Lorkhan devait faire preuve de la plus grande discrétion possible. D'abord, il repéra tous les angles morts qui compromettaient la surveillance. Il y en avait deux : derrière le camion et un rocher moussu à deux mètres entre le guerrier et l'escouade. Après avoir fabriqué un plan dans sa tête, Lorkhan se faufila jusqu'au rocher en prenant soin de marcher à pas feutrés, accroupi avec sa capuche rabaissée sur sa tête. Heureusement, les soldats ne surveillaient que le camion et la forêt, où s'agitaient des plantes malfaisantes. Lorkhan y jeta un œil ; de la méryline, une espèce mournienne qui secrétait un poison paralysant dans ses feuilles et une neurotoxine dans ses racines. Elles étaient sorties de terre et agitaient leurs appendices telles des méduses volantes. Vu que les soldats étaient terriens, ça les intimidaient assez pour qu'ils relâchent leur attention sur l'arrière. Seul un petit malin la surveillait. Jeune, tâches de rousseur et un peu flottant dans son uniforme. Engagé sur le pas de sa porte, pensa Lorkhan. Tant pis pour lui. Derrière le rocher moussu, le guerrier attendit l'occasion. Enfin, le jeunot tourna sur lui-même pour faire sa ronde. À cet instant, Lorkhan jaillit hors de sa cachette, sa dague en main. Le métal déchira la chair du cou du jeune homme et la main du mournien lui couvrit la bouche, mais il n'avait déjà plus de cordes vocales lorsqu'il mourut, étouffé par son propre sang. Avec délicatesse, Lorkhan le coucha sur le sol. Il devait faire vite.

S'approchant du camion, il sentait l'influence magique de l'invocateur. Puissant, ce dernier empestait la magie sauvage. Un sorcier, devina-t-il aisément. Ce genre de leurrons était imprévisible. Une fois assez près, Lorkhan souleva la bâche à l'arrière du véhicule. Un gamin. Juste un petit gamin aux yeux révulsés attaché à des intraveineuses dans chaque bras, une chaîne à chaque pied. Cette vision, elle aurait peut-être atteint l'ancien guerrier. Mais le nouveau savait qu'il ne pouvait pas sauver des inconnus, et que ce gamin innocent était malgré lui la source de leurs problèmes. Néanmoins, Lorkhan n'était pas assez cruel pour le tuer sans effectuer le rituel de Libération. Il monta dans le camion, prit la tête du petit mournien et posa un baiser sur son front, avant de murmurer :

— Sussure à jamais ces mots : « D'écailles à écailles, tu es un de mes parents, ma mère, mon père. De fourche à fourche, je suis ton fils, ta fille, un de tes enfants. Je rejoins le tortueux fleuve de tes songes, et à jamais je te suivrais dans ta longue serpentine ».

Avec affection et dévotion, il lui fit pencher la tête et dégagea sa tignasse pour découvrir son cou. Lorkhan plaça la pointe de sa dague là où se situait la Porte, et l'enfonça. D'un geste sec, il déchira cette partie du corps et imagina avec ferveur l'âme de l'enfant s'enfoncer dans la terre pour rejoindre le corps du dieu de ce monde. Ce qui était sûr en revanche, c'était la vive douleur à l'orée de la mort, plus glacée que le Hyktaha3. L'air devint moins lourd alors que la magie s'éparpillait, et Lorkhan adressa une prière au Sinueux avant de reposer le corps du garçon et fermer ses yeux de son pouce et index, tel que l'enseignait la tradition.

— Hé ! Les mains en l'air ! (Lorkhan se figea et obtempéra) Qu'est-ce que… Merde ! jura le soldat en découvrant le gamin mort.

Lorkhan profita de cet étonnement passager pour se retourner et arracher l'arme aux mains du soldat d'une main, lui enfoncer sa dague dans la joue de l'autre. Le soldat hurla, recula, cracha du sang, les mains sur sa bouche. Sa tête fut trouée par un coup de feu bien précis. L'alerte était lancée, les autres soldats tirèrent sur le camion. Ils ne se soucient même pas de leur « arme secrète », pensa Lorkhan en se plaquant au sol. Il roula sur lui-mêle et activa son Déphasage. Les Auras des soldats apparurent au travers du camion, faibles et vibrantes de stress. Une balle tirée, une lumière disparut. Lorkhan tira quatre fois, protégé par sa cachette de fortune et ayant l'avantage de la vision. Les soldats, morts, ne rayonnaient plus.

Il crût son travail terminé en sautant du camion. Un coup l'atteignit au crâne, le fit tituber contre le véhicule. Ses sens revinrent dans la seconde où il vit un couteau filer vers sa tête, qu'il décala au dernier moment. Sans le Déphasage, il serait mort. Le type qui l'avait attaqué était un soldat humain également, mais son regard et sa posture révélait un vétéran brutal et méthodique. Lorkhan lui fila un coup de pied dans le ventre pour le repousser. Il fit mouche, mais son coup lui sembla mou. L'espace créé lui permit de se dégager du camion pour jeter un œil au soldat. Ce dernier portait une armure complète étrange, quelque chose comme… un alliage de métal qui bloquait son Aura, ou qui la contenait, car Lorkhan ne la distinguait que très peu, tel un film sur la peau.

— On m'avait dit qu'y aurait des putains de dégénérés dans vot' genre ! grinça le vétéran derrière son casque en affermissant sa prise sur son couteau.

Cela signifiait que le commanditaire de cette escouade savait qu'ils affronteraient un magicien capable de Déphasage. Lorkhan se baissa pour éviter un nouveau coup de couteau, tenta de faucher les jambes du soldat avec le sien qui sauta par dessus son attaque. Le ballet mortel s'engagea. Lorkhan frappait vite et juste, mais son Aura était amollie par cette armure étrange. De son côté, le vétéran taillait, ciselait l'air de son kanif d'armée avec une hargne redoublée. Au bout d'un moment, Lorkhan comprit : l'armure absorbait son Auras débordante et amplifiait celle du vétéran. Voilà pourquoi le mournien ne parvenait pas à percer la défense malgré sa précision chirurgicale : il conférait sa force à son ennemi par le biais de cette défense inédite.

Soudain, le vétéran bondit et abattit son couteau à une vitesse surhumaine. Lorkhan croisa les bras pour arrêter le bras armé, et sentit les siens trembler sous la pression. Il décida qu'il n'était plus question de jouer. Son corps se souvenait, se rappelait. Avec la souplesse et une torsion improbable de son coude, Lorkhan dévia le coup avec la Silure Serrant l'Essor, projetant le vétéran sur le côté. Surpris, ce dernier se redressa, se remit en position et tourna autour du guerrier. La meilleure défense étant l'attaque, celui-ci s'élança en retournant ses genoux pour profiter d'un bond plus allongé et erratique ; Cassure d'Aile Vacillante piqua une jointure de l'armure et perça le vêtement pour atteindre la chair, tel un scorpion plus agile qu'une araignée. Le vétéran recula sans pousser un son, tourna sur lui même pour cisailler le visage de Lorkhan. Mais ce n'était pas un terrien qu'il combattait. Pas un mournien ou un mage ordinaire non plus.

La tête du guerrier se déboîta. Il vit ses yeux se refléter dans le métal du poignard, puis la sauvagerie du combat s'empara de son corps et le transforma en véritable machine à tuer. Ses muscles, ses tendons et ses os entraînés dès leur plus jeune âge à être indépendants claquèrent, sautèrent et se tendirent. Quand la Lune Embrasse le Soleil. Toute cette énergie s'accumula dans son bras, qui décocha un trait argenté, puis écarlate dans un parfait arc de cercle ; d'un coup net et précis, son arme avait tranché le bras du vétéran, là où précisément se trouvait la faiblesse qu'il avait créé. Caresses d'Amantes Éperdues. À peine son adversaire eut le temps de se rendre compte qu'il avait perdu un élément important de sa carcasse qu'il oublia son thorax défoncé par une paume non chargée en Aura, juste en pure énergie élastique. Son armure, si solide fut-elle, devint la prison funeste de son air si précieux. Le soldat eut le souffle coupé. Pensées Sordides du Karakan. Il n'eut pas le temps de tenter de prendre une inspiration que sa mâchoire fut défoncée par un coup de pied retourné et ascendant de Lorkhan.

La douleur vive du vétéran fut noyée dans le flot d'adrénaline pure et de folie meurtrière. Les derniers instants du vaincu furent d'une félicité sans pareille, un bonheur d'être abattu par un amant de la douleur, un esthète de beauté morbide. Puis tout fut fini, Lorkhan absorbant jusqu'à la dernière goutte de cette ambroisie amère.

Dans des craquements sourds et des bruits de succion, son corps revint à une forme plus adaptée au déplacement. Ce n'était pas pour rien que les mourniens devenaient serpents une fois orbasos ; leurs corps étaient à l'image du Sinueux, plus souples que l'eau et plus mortels que l'acide. Il roula des mécaniques, essuya sa dague sur sa manche avant de s'agenouiller devant le corps du vétéran, non, du guerrier. Cet homme avait eut le courage de l'affronter, et s'il avait été au courant des réelles capacités des Gardes Impériaux, peut-être aurait-il gagné ce combat. Intrigué par son armure, Lorkhan signa une prière au Grand Serpent avant de scier un morceau de ce métal. Ça pouvait toujours servir…

Alors qu'il finissait son œuvre, il sentit une présence. Volte-face, puis rechute. Son cœur tomba dans ses bottes et son visage fut traversé par une horreur sans nom. Kara, la main posée sur un arbre pour s'y appuyer, regardait son père avec un air surpris. Lorkhan sentit du chaud dans sa paume ; il serrait son poing si fort qu'il avait atteint son sang.

— Je… ne pensais pas tomber sur toi.

De tout ce qu'il espérait entendre d'elle, même le silence, c'était le pire qu'il avait pu imaginé. Mais il devait se ressaisir, ne pas se laisser emporter par ses émotions ou il deviendrait un orbasos. D'un souffle lent et mesuré, il calma son pouls. Avec une cage mentale, il contint ses émotions et ses sentiments à l'égard de sa fille, pour ne laisser que la logique mournienne parler :

— Vous êtes accusée de haute trahison envers l'Empire, le Dogme d'Abraxas et l'Ennéagonie4. Veuillez ne pas résister.

— Père, s'il-vous-plaît.

C'en était trop.

— Père ? PÈRE ?!! (la prison des émotions se fendilla) Comment oses-tu, après tout ce que tu as fait, m'appeler ainsi ?

— Je peux tout vous expliquer.

Il n'y avait pas de plaintes dans sa voix, pas de colère, pas de peine… pas de douleur. Lorkhan ne sentait rien d'autre qu'une silhouette vide, amorphe mue par sa seule volonté. Alors qu'il aurait dû être heureux de ne pas être submergé, il se sentit d'autant plus en colère.

— M'expliquer quoi ? Tu as TUÉ TA SŒUR !!! beugla-t-il en pointant sa dague vers elle.

— Et vous ne me tuerez pas, je le sais, répondit Kara d'une voix posée – elle avait raison, mais pour la première fois, il hésita à rompre son serment – Vous ne me tuerez pas, parce que je dois être jugée pour mon crime. C'est la loi, et je sais que vous suivez la loi plus que votre cœur.

— Tu seras jugée coupable et exécutée, gronda-t-il.

— Je n'en doutes pas.

Le flegme qu'elle dégageait le troubla. Que lui était-il arrivé ? Pendant un instant, un bref instant… il eut l'espoir qu'elle fut manipulée. Espoir qu'elle tua dans l’œuf :

— J'ai tué Horebea parce que je devais le faire, pour me rendre compte.

— Te rendre compte de quoi ? demanda-t-il, ses doigts serrés sur le cuir de la poignée.

— À quel point elle comptait pour moi.

Il la regarda. Non pas comme un soldat devant un criminel, ni comme un père devant sa fille ; il la regardait en égale, de mournien à mournienne. Et ce qu'il voyait, il ne le comprenait pas. Il ne le comprendrait jamais, parce qu'elle n'était pas lui et ne le serait jamais. Alors il s'écroula, du moins à l'intérieur de lui. Cette petite part de lui qui s'appelait Lorkhan, qui tenait encore à sa fille comme à la prunelle de ses yeux mais qui avait fait trop d'erreurs, cette part-là s'effrita dans les ténèbres.

— Je te hais, Kara.

Il fut heureux en la voyant réagir. En un certain sens, ce n'était pas tant le dire qui provoquait en lui cette euphorie. C'était de voir sa fille souffrir, un sentiment si décalé qu'il ne pouvait qu'être mournien. Fini de jouer à l'humain. Après avoir savouré cette sensation, il s'approcha d'elle, le morceau de métal de l'armure dans la main, lui demanda de tendre les siennes et le posa dans ses paumes creusées en puits. Une formule plus tard et le métal étaient devenu un carcan de menottes qui absorbait son Aura, l'empêchant d'utiliser sa Nature.

— Bien. Maintenant, nous allons rejoindre les autres, annonça Lorkhan d'une voix plate. Tu attendras ton heure jusqu'à la fin.

— Jusqu'à la fin, répéta-t-elle comme si elle savait ce qui l'attendait depuis toujours.

* * *

*Béryl

Poursuivie par des monstres aveugles et plus laids que des nouveaux-nés, elle gravissait une pente ardue et caillouteuse qui se dérobait sous ses pas, avec la nette sensation que sa vie ne tenait qu'à un fil. Une mâchoire en fleur claqua près de son pied ; l'un d'eux se démenait en tentant de traverser un arbre séparé en deux. Un autre glissait sur les feuilles mortes et le dernier en lisse crissait vers elle. Vite, vite ! pensa-t-elle en s'aidant de ses mains, ses coudes et ses genoux pour atteindre l'apex de la montée. Une fois là-haut, elle serait saine et s…

Une explosion de terre et d'échardes survint au dessus d'elle. L'onde de choc la projeta en arrière, par dessus le monstre dendrophobe. Le choc fut terrible, lui coupant sa respiration affolée et sa vision momentanément. Elle fit un rebond dur contre un arbre avant de manger salement le sol. Ce fut si douloureux qu'elle en pleura. Quinze secondes. Le temps qu'il lui fallut pour se relever en dépit de savoir ce qui n'était pas brisé dans son corps, et tituber pour se rendre compte de ce dernier fait. Pas le temps de réfléchir, les monstres étaient sur elle. De nouveau, son instinct en appela à son pouvoir, qui musela son hypothalamus, cette petite clique de neurones qui vous pourrie la vie et vous la sauve chaque jour. Plus aucune sensation sur sa peau, de froid humide de la forêt. Juste la masse ébranlée de son corps.

Si le monde aurait pu connaître pareil cri du cœur, il aurait bouché ses oreilles : l'esprit de Béryl s'étendit à la vitesse de la pensée, un clignement de paupières mental qui eut la force d'un ouragan. Les monstres aveugles, leurs ravisseuses près de la gorge de Béryl, se mirent à se tortiller, se tordre, se tendre et pousser de brefs et stridents crissements. Béryl rassembla ses forces et poussa plus loin, sa voix mêlée à sa pensée brisait les murs du son, qui firent imploser les troncs.

Que lorsqu'il n'y eut que le silence d'après la mort, Béryl se tue. Elle s'effondra sur elle-même, le cœur dans les sabots et la tête dans la mélasse. Sa vision, toujours trouble en l'absence des lunettes, se déforma en accompagnant un haut-le-cœur qui atteint son but. La bile jaillit pour éclabousser le cadavre du monstre le plus proche, qui avait le crâne enfoncé dans tous les sens à la manière d'une pâte à modeler qu'on aurait laissé à un enfant créatif. La scientifique ne voyait pas assez bien pour admirer son chef d'oeuvre, aussi agit-elle à l'instar de tous les artistes incompris : elle s'en détourna.

Ce qui l'intéressait, c'était la nature de l'explosion : assez puissante pour qu'elle modifie visiblement la pente qui s'était affaissée. En regardant l'origine, ou du moins ce qu'elle avait pu expérimenter, elle constata que les arbres avaient été brisés et fendus sur une ligne oblique qui descendait. Une explosion ET un projectile, en déduisit-elle en suivant du regard la trajectoire hypothétique.

— SAULIA !!!

Elle se précipita vers la personne aux cheveux roux. Cela aurait pu être effectivement n'importe qui, mais Béryl savait désormais différencier au-delà du regard. Approchée de la secrétaire, sa vision s'accommoda assez pour voir son visage et… elle faillit reculer en voyant cette face de chat aux traits humains. Cela n'avait rien d'anormal, elle savait à propos du pouvoir de la rousse, mais c'était toujours étrange.

Saulia papillonna des yeux, éclats verts émeraude et jaune automne, qui se plongèrent dans ceux de Béryl avec une intensité effrayante.

— Tu…, commença-t-elle avant de la serrer dans ses bras

— Oui, sanglota Béryl, plus par soulagement que par douleur. Comment… ?

— HÉ !!!

La voix s'expédiait depuis le haut de la pente, où se trouvait une silhouette à l'Aura rouge sang. Ce n'était pas Edward, et encore moins Lorkhan. C'était bien pire. Béryl n'eut pas le temps de respirer que Saulia bondissait vers Horebea avec une hargne qu'elle ne lui connaissait pas. Non, qui la terrifiait : son Aura avait flambé vers des niveaux de rage inhumains.

Ce qu'elle ignorait en revanche, c'était que la profusion pensées parasites dans sa tête, qui bloquait habituellement le flux de son don, n'avait plus lieu d'être. Ne restait que l'étonnement simplet face à l'absurde de la situation. Horebea était vivante. Vivante, se mouvant avec plus d'agilité et de férocité pour éviter les griffes de Saulia. Comment était-ce possible ? De ce qu'elle savait, la magie ne pouvait ramener les morts à la vie… Une imposture ! C'est une imposture !

La colère rompit sa stupeur en emportant tout ce qu'il restait en elle. La scientifique fonça tête baissée, au gré du danger, guidée par cet instinct destructeur qui la maintenait en morceaux. Horebea la vit arriver à des kilomètres, aussi fit-elle un pas de côté habile pour se placer légèrement à droite de la trajectoire de Béryl, attrapa son col en course pour la faire tourner autour d'elle et la balancer contre Saulia, qui se prit son amie sans lunettes en pleine poire. Elles culbutèrent dans leur chute de façon peu gracieuse et bien moins érotique, leur mouvement stoppé net par un rocher.

Béryl s'extirpa de Saulia tant bien que mal, qui semblait sonnée. Elle lui donna une claque en voyant la « fausse » Horebea s'approcher à petits pas. Saulia ouvrit ses yeux de nouveau et horreur ! Ils n'étaient plus fendus comme ceux des chats.

— J'arrive à ma limite…, grogna la rousse en se relevant avec son aide.

— On peut la battre ! s'exclama Béryl pour qu'Horebea l'entende.

Si ce que Ludwig avait dit était vrai, alors le Skol'mok – dorénavant dans la peau de leur ancienne collègue – ne résisterait pas à l'envie de répliquer. Et comme elle l'avait prévu, Béryl vit Horebea s'arrêter et prendre un air amusé.

— Ah bon ? J'aimerais bien voir ça ! (elle planta son épée dans le sol et s'y appuya nonchalamment) Allez, je t'attends !

L'arrogance était, d'après Lorkhan, l'une des principales faiblesses d'un magicien et de très loin. Béryl la savait si grande qu'aucun humain, vivant ou mort, n'aurait pu rivaliser avec elle. Et ça les rendait bien plus bêtes que n'importe lequel d'entre eux. La scientifique coula un regard à la rousse, et elle hocha subrepticement de la tête. Sa transformation en humaine s'accélérait de seconde en seconde, elles n'avaient plus le temps.

Une nouvelle fois encore, Béryl s'enfonça encore dans ce puits qu'était son pouvoir, qui bouillonnait furieusement alors qu'elle y recueillait plus de ressources qu'elle ne croyait posséder. L'élancement dans sa tête vrilla son cerveau d'une souffrance insoutenable. En même temps, un sentiment de toute-puissance l'envahit, balayant toutes ses craintes.

D'un geste simple de la main, elle fit jaillir une onde psychique si intense que les feuilles s'envolèrent, les arbres explosèrent et les pierre se fendirent. Horebea reçut l'onde de plein fouet, ignorant jusqu'alors l'étendue des pouvoirs de Béryl. Elle fut projetée en arrière à l'instar d'un fétu de paille dans une bourrasque. Tout à coup, la vision de Béryl devint plus claire que si elle eut ses lunettes ; devant elle, Saulia avait bondit après la vague sur la fausse Horebea pour la frapper au visage, l'envoyant manger les pissenlits par la racine. Vint le contrecoup, si violent que Béryl n'eut le temps de penser que son esprit sombra dans l'ombre.

* * *

*Kara

Ils arrivèrent à la base temporaire des Révélés5 en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire. Kara, qui s'attendait à voir un manoir de magicien en bonne et due forme, ne constata que ruines et désolations fumantes. La clairière déboisée autour de l'ancienne bâtisse était jonchée de cadavres de monstres. Au milieu, il y avait une sorte de flaque noire qui fumait. Puis le regard de la jeune femme se baissa pour voir Ludwig, sa main appuyée contre son bras en sang et lui-même contre un mur. Edward, assis sur le seuil, semblait moins mal en point, mais le fait qu'il avait un ton plus pâle que d'ordinaire démontrait sa fatigue. À ses côtés, Maty essuyait paisiblement un couteau sur un torchon de cuisine.

Lorkhan poussa Kara sans ménagement, lui arrachant un grognement. Les autres se tournèrent vers elle et lui, lequel énonça rapidement :

— Je vous apporte une traîtresse à juger.

Les expressions faciales s'ensuivirent : Ludwig prit un air de poisson d'effaré, les traits d'Edward se durcirent au point de lui faire ressembler à une statue et Maty souriait. Cette dernière réaction était probablement la pire d'entre toutes, car Kara craignait que sous cette apparente gaieté se cachait une haine bien plus viscérale. Ludwig s'apprêta à « quitter son poste » quand Edward l'arrêta d'un geste. Le vampire se leva. Sa stature éclipsait les rares éclats de soleil à travers les nuages et la fumée. L'atmosphère, déjà lourde, devint suffocante.

Il s'approcha de Kara avec un pas mesuré, avant de s'arrêter devant elle. La nihilienne en elle ne cilla pas, mais sa part mournienne eut la trouille de sa vie. Ce qu'elle avait vu de plus effrayant, à savoir son père massacrer toute sa famille du coté paternel, devenait un simple hoquet de surprise devant ce regard couvant les Cent Cinq Feux d'Ellsheol6.

— Tu as tué Horebea, murmura-t-il

— Oui, répondit-elle.

Et je le referais encore si j'en avais l'occasion, pensa Kara sans oser le dire. Car bien qu'elle n'eut pas peur, Éléanora craignait pour leur vie.

— Pourquoi ?

Venant du vampire, et Éléanora fut étonnée d'entendre une telle question, étonnement qui se transmit au visage de Kara. Elle n'eut pas le temps de le dissimuler qu'il l'attrapa par l'épaule et approcha son visage du sien. Son haleine puait le sang.

— Alors il n'y a aucune raison ? Aucun motif, aucune vengeance personnelle ? (Il s'écarta en la repoussant) Tu es abjecte.

— C'est moi, Ed, fit Éléanora.

Les yeux du vampire s'étrécirent, et il passa sa main sous sa cape d'ombres. Il en sortit un calice doré. Kara et Éléanora ne l'avaient jamais vu, mais elles sentaient en leur sein commun qu'il s'agissait de quelque chose de puissant.

— Je sais qui tu es. Tu m'as trahi également, et plus encore que cette petite. Est-ce toi qui l'a poussé ?

— Nous l'avons décidé ensemble ! répondirent-elles à l'unisson.

— Tu me dégoûtes, qui que tu sois.

Il se tourna vers Lorkhan, prenant un air contrit.

— Général, salua-t-il.

— Seigneur Al'Tain.

— Où sont Béryl et son ami ?

— Ils sont parties en avance, et je pensais qu'ils seraient déjà arrivés. Pardon…

— Ne vous en souciez pas, vous ne pouviez pas savoir pour les Autres et les défenses de la forêt… (les yeux blafard furent fêlés par un éclair d'inquiétude) Avez-vous croisé un mournien à la peau sombre ?

— Un médina7 ? Non, pas à ma connaissance…

— Moi je l'ai vu, leur apprit Kara en attirant leur attention. Il est…

Soudain, elle eut un frisson qui dressa tous les poils de son corps. Éléanora eut juste le temps de protéger son esprit que la vague psychique balaya les alentours. Elle fit tomber Kara au sol, balança Edward et Lorkhan au tapis. Quant à Ludwig et Maty, elle ne put les voir depuis sa chute mais sut qu'ils avaient subi le même sort.

L'onde disparut aussi vite qu'elle était apparue. Kara, protégée mentalement, n'avait subi qu'un léger engourdissement des jambes qui s'étaient dérobées à elle. Elle se releva ; tous les autres gémissaient et se tenaient la tête, même Edward malgré sa résistance naturelle en tant que vampire. Ce fut à cet instant qu'elle comprit que la nature de cette attaque venait de Béryl. Kara se félicita de l'avoir intimidé avant cette explosion.

Elle hésita à s'enfuir ; parce que son objectif initial était de retrouver Heinrich pour lui faire comprendre son point de vue. C'était le seul être encore en vie qu'elle considérait comme son meilleur ami. Mais ici se trouvait Edward, un vampire, un être qui avait réfléchi sur la vie et la mort durant des millénaires. Peut-être que le sentimentalisme ne l'aiderait pas cette fois-ci… Avec un soupir résigné, elle marcha jusqu'au vampire et se pencha sur lui. D'un geste las, elle lui toucha la joue et invoqua sa Nature profonde. La Lecture de Pensées d'Éléanora et L'Électrokinésie de Kara s'étaient mélangées pour créer un tout autre pouvoir, à savoir la manipulation des ions dans l'air et dans le système nerveux. Ainsi, Kara pouvait à la fois invoquer la foudre tout en provoquant les réactions nerveuses du corps liées au cerveau. De plus, son pouvoir familial des Ybris s'en trouvait amplifié et lui permettait non seulement de manier les émotions des autres avec une intensité et une précision accrue, mais également de créer des émotions dans la personne qu'elle touchait.

Avec une lenteur exacerbée par son refus d'être guidée par l'arrogance ou la passion mournienne, Kara stimula le système nerveux du vampire pour lui faire surmonter le contrecoup. Complexe, les neurones d'Edward étaient en constante perturbation à cause de l'onde psychique, sans compter le fait que leur résistance au psychisme avait augmenté drastiquement. Patiente, Kara fit glisser entre les interstices de la matière grise les filaments de son pouvoir, qui engluèrent suffisamment le cerveau du vampire pour lui donner un certain contrôle sur lui. Contrôle qu'elle ne saisit pas d'une main ferme mais qu'elle caressa du bout du doigt. Edward frémit et ouvrit les yeux pour la fixer. Un relent de colère surgit au sein du vampire, mais les filaments de Kara les arrêtèrent.

Enfin, quand elle fut sûre que tout était sous-contrôle, elle s'échina à créer un espace mental à l'interstice entre son esprit et celui d'Edward. Une salle fut crée : le bureau d'Edward à l'Académie du Typhus. Un endroit où il s'était senti à sa place pour la première fois de sa vie. Il était assis à un fauteuil, prenant déjà ses aises. Kara se tenait debout, droite comme un piquet et Éléanora sur une chaise raide et inconfortable. Même en utilisant leurs pouvoirs combinés, Edward restait le maître des lieux.

— Je te donne cinq secondes pour me faire sortir d'ici et détruire cet endroit (il désigna vaguement Éléanora) Et toi, monstruosité, tu arrêtes de prendre son visage.

— Mais Edward, c'est moi, répondit la magicienne.

— Je sais qui tu es. Cela ne change rien au fait que tu m'as odieusement trompé pour ton petit confort personnel, Skol'mok.

— C'est Éléanora, répliqua Kara avec colère ; ici, ses émotions refaisaient surface.

Edward le sentit. Il la dévisagea.

— Tu m'as amené ici pour m'expliquer pourquoi tu as tué ta propre sœur ?

— Je l'y ai poussé, intervint Éléanora.

— Non, c'est faux ! Tu n'y es pour rien, lui assura la mournienne.

— Si, je le suis : j'ai obéi aux ordres en provoquant en toi le désarroi de la perte d'un membre de ta famille. Je suis fautive et je le sais, je n'ai aucune excuse (la magicienne se leva en s'adressant à Edward) C'est moi qu'il faut juger, pas Kara.

— Ce ne sera pas à moi de décider qui mourra – Edward croisa ses jambes, puis ses mains sur son genou – pas plus que ce sera moi qui te tuerait. Kara, sais-tu à qui appartient ce droit ? (Elle fit non de la tête, tendue) C'est à Saulia de le faire. Elle a un lien particulier avec ta sœur, que tu as brisé par égoïsme.

— Ce n'est pas sa faute ! s'exclama la magicienne.

— Ça l'est, et je sais, Kara, que tu ne peux le nier. Alors laisse-moi te donner un conseil, de meurtrier à meurtrière : où que tu ailles, quelques soient les outils à ta disposition, du temps qu'il te reste, la réalité te rattrapera toujours. Tu auras beau te dire que tu es au dessus des autres parce que tu n'es ni humaine, ni mournienne ni aucune autre espèce vivante, tu auras beau te penser plus sage que les autres car tu te projettes dans un monde où les émotions ne sont que des outils, rien de tout cela ne changera le fait que tu as fait l'action et que tu en es responsable. Tu as choisi de rester dans ce monde ? Alors assumes les conséquences… ou meurs.

Sa voix ne recelait aucune haine ou désir d'en finir. On aurait dit un gong funeste, un grondement d'orage qui annonçait la pluie. Kara frissonna, et s'effondra en même temps qu'Éléanora. Sa détermination avait flanché, puis s'était effritée : son cœur se déchirait sous le chagrin, la peine et le remords. L'ancienne Kara n'était pas revenue, seule sa faiblesse s'était manifestée. Une dose d'horreur s'ajouta à cette pile d'immondes émotions : l'effroyable vérité que son absolu personnel serait désormais inatteignable. Plus jamais elle ne pourrait se sentir autrement que dépassée par les événements. Sa cause, sa poursuite du rêve vers l'élévation supérieure s'en trouvait caduc. Elle avait perdu.

— Formidable, tu as eu la sagesse de t'en rendre compte, devina Edward.

Sa main passa de nouveau sous sa cape pour en sortir la même coupe d'or sertie de pierres précieuses. Malgré la lumière tamisée du feu dans l'âtre qui obscurcissait leurs visages, l'objet reflétait la noirceur de Kara dans sa plus aveuglante lumière. Un instant plus tard, l'artéfact disparut entre les plis d'ombres. Éléanora sanglotait, Kara était détruite. Le vampire s'épousseta les manches avant de cracher :

— Sortez.

Les deux furent expulsées avec force jusqu'au monde réel.

Kara ouvrit ses yeux et constata qu'elle était attachée à une rambarde, celle de l'escalier de la maison en ruines. Sa peur s'agitait dans son ventre, une progéniture pressée de s'extirper d'entrailles insupportables. Agitation qui se propagea dans tout le corps de Kara, qui se débattit. Éléanora vint l'aider à se calmer, à la consoler :

Tu ne peux pas t'en vouloir. Il a passé sa vie entre les manipulations, les persuasions et les tortures de l'esprit.

— Il a raison, pourtant, répondit Kara alors parcourue de soubressauts.

Oui, c'est vrai, mais… pas totalement non plus. Nous avons fait une erreur, nous nous sommes emportés l'une à l'autre et avons tué la seule personne qui aurait pu nous sauver.

— J'aimerais tellement revenir en arrière… je n'ai jamais… essayé de la connaître, tu sais ?

Je sais.

— Je sais que tu sais, tu es moi et je suis toi. Mais je veux quand même te le dire.

Vas-y.

— Nous étions séparés à notre enfance. Mon grand-père avait consenti à l'union entre ma mère et mon père si, et seulement si mon père lui donnait son premier enfant. Il lui a donné Horebea, mais elle ne possédait pas le pouvoir des Ybris. Ça a fait enragé mon grand-père qui a… qui l'a entraîné à devenir ma seconde, car il avait alors appris que Père m'avait caché à lui. J'étais sa jumelle aînée8.

Ton père voulait te protéger. Il te chérissait plus que tout. Il ne connaissait pas Horebeba, mais te connaissait toi9.

— Et si j'avais pris sa place ? L'aurais-je haï comme elle m'avait haï ?

Ce genre de questions ne t'apportera que la souffrance.

— Tu as raison, je… dois m'en écarter, mais je sens que ce n'est pas possible.

Nous vivons dans un monde physique et de réactions : il n'est pas possible d'éviter sa Nature profonde.

— Alors c'est toi, ma « jumelle » ? déclara une voix trop familière pour être vraie.

Kara se tourna sur le côté autant que ses liens le lui permettaient, et l'horreur s'accrocha à son visage : plus indolente que jamais, Horebea avait les pieds et poings liés à une poutre dénudée de la bâtisse.

* * *

*Béryl

— Ça fait plaisir de te revoir !

— Et moi donc ! lui répondit Ludwig en la serrant dans ses bras.

Ils s'étaient tous réunis après la bataille de la forêt : Gautier, Lorkhan, Heinrich, Edward, Saulia et Maty. Après la bataille, tous avaient rejoint ce qui restait de la salle à manger, la seule pièce à ne pas avoir perdu son plafond. Plus de sortilèges de protection, de dissimulation et de pièges ne les protégeaient.

Après des rapides accolades et accrochages légers, les Révélés commencèrent à discuter de leur futur :

— On ne peut pas continuer sur ce train-là ou on va tous y passer, commença Ludwig avec un ton grave.

Sa déclaration fut accueillie avec des brefs hochements de tête et des regards sombres. Personne ne pouvait réellement prédire la prochaine attaque de la Chose et ses Skol'mok.

— Mais on a de nouveau un avantage, n'est-ce pas ? s'enquit Maty.

— Le Tranchecœur m'est revenu, en effet – Béryl vit Ludwig agiter sa main, et l'arme y apparut de nulle part – même si je ne contrôle toujours pas la partie offensive de l'objet.

— Son pouvoir s'est divisé ? demanda Lorkhan.

— On ne peut pas diviser la Vérité, expliqua Edward. Si elle est scindée, ça devient deux copies parfaites.

— Donc on peut renforcer leur pouvoir par union.

— Je ne pense pas : je sens à travers l'objet que son pouvoir reste le même, confessa Ludwig.

— Ça veut dire que tu sens… Laura, de l'autre côté ? devina Béryl.

Ludwig opina du chef, et elle en fut soulagée. Apparemment, la traîtresse ne l'était plus, et elle était revenue dans leur camp.

Soudain, Heinrich s'avança et posa ses poings sur la table. Des runes scintillèrent sur le bois et une carte holographique apparut. Avec ses doigts de magicien, il manipula la carte pour faire apparaître une ville bien connue…

— La Chose a prit le contrôle de tous les quartiers d'Oxford – du doigt, il traça des lignes brillantes pour signifier son propos – mais ça lui demande beaucoup de temps de pour débrouiller avec les administrations. D'ailleurs, j'aurais pensé qu'il aurait envoyé des forces plus conséquentes pour nous éliminer, mais ça n'a pas été le cas. Cela veut dire qu'une seule chose : il n'a pas l'appui total de l'Angleterre.

— Pourtant, c'est « nous qui avons tué Yerkes », lança Edward. Ça ne joue pas en sa faveur ?

— Je n'en sais rien, mais je suppose que même avec cette preuve, ça ne justifie pas sa prise de pouvoir. Et une chose de plus à comprendre : il a beau s'être libéré comme Ludwig nous l'a révélé, il n'est pas « tout-puissant » comme dans les Limbes.

— Alors on peut le bannir de nouveau avant que ce soit réellement le cas, avança Lorkhan.

— Il nous plus d'alliés, rassembler nos forces. La Blue Sight est toujours vivante ? demanda Ludwig.

— Il y a peu de chance, répondit le général. Essayons de trouver d'autres idées…

Alors que le groupe débattait sur de potentiels alliés, Béryl vit Ludwig s'écarter furtivement du groupe. Les autres n'ayant rien remarqué, elle hochait la tête en direction de son ami qui sortit de la pièce vers le couloir de l'escalier. Curieuse, elle s'excusa en disant qu'elle ne se sentait pas bien et espéra que cela passe. Heureusement, tout le monde était trop absorbé par la préparation du plan de contre-attaque pour pouvoir la soupçonner d'autre chose.

Béryl s'écarta de l'assemblée et suivit Ludwig. Avant qu'elle n'arrive à l'orée du couloir, elle l'entendit parler avec Kara. À cause des Révélés, elle n'entendait pas grand-chose. Elle tenta d'utiliser son pouvoir pour écouter, et ce ne fut que les pensées de Kara qu'elle entendit… avec quelque d'autre qui parlait. Mais ça n'était pas Ludwig.

Qu'est-ce que tu penses de ce plan, Éléanora ?

« Je pense qu'il est profitable pour nous deux et pour lui. Et de toute manière, ce n'était ce que tu attendais depuis le début ? »

C'est que je ne pensais pas qu'il arriverait à cette extrémité. C'est absurde, même pour lui.

« C'est un porteur, il… »

— Béryl ?

La surprise l'arracha à la concentration de son pouvoir et elle sursauta devant le blond qui haussait un sourcil.

— Je… je voulais m'assurer que tu allais bien, se justifia-t-elle, sincère.

— Ah ? Merci…

Ludwig se frotta l'avant-bras, un vieux toc de stress, avant de continuer :

— J'aimerais beaucoup te parler de…

— Oui ?

—…non, rien, termina-t-il.

Un sourire peiné effleura les lèvres de la scientifique : son ami allait mal et ne voulait pas être honnête pour l'instant. Alors elle fit comme toute bonne amie de Ludwig Lénot ferait : elle le regarda dans les yeux et assura d'un ton juste et clair :

— Ça va aller. C'est pas la première fois qu'on se trouve dans la mélasse, toi et moi, hein ?

— C'est vrai… Merci encore.

— Les amis, c'est fait pour ça.

Ça ira, se disait Béryl. Un jour, on pourra parler de ça autour d'un bon café. Du moins, elle l'espérait…

— Venez voir ! cria Lorkhan depuis l'en-dehors.

Ils se précipitèrent à l'extérieur. Tous étaient réunis dehors, les yeux levés vers les cieux. Alors Béryl fit de même, et n'en crût pas les siens.

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1En l'absence du passé simple du verbe « éclore », j'ai osé néologismer.

2Traduction d'une expression anglaise qui signifie que l'on doit appliquer ce que l'on prône comme vrai et acquis, car on ne le fait pas.

3Lac situé au Nord de la Millonérie, un des continents de Mourn. Il a la particularité d'être toujours gelé, quelque soit la saison ou le climat.

4Ensemble des règles qui régissent le monde mournien, comme le fait que l'on peut tuer n'importe qui sauf un membre de sa propre famille

5Nom du groupe temporaire créé par Ludwig, en raison des événements liés à Yerkes et aux Dardants. Voir chapitre 22.

6Feux mythiques dont la nature inaltérable et éternelle les rendent à la fois rêvés et craints ; la légende les concernant stipulerait que lorsqu'ils seraient libérés de leur sommeil de braises, ils embraseraient/embrasseraient le monde.

7Qui vient de Médine

8Chez les mourmons, le concept de jumelage est différent : l'écart d'âge peut être important pour deux individus partageant le même œuf.

9Les mourmons ont un système d'affection à l'enfant inverse au nôtre : l'attention que portent les parents à leurs enfants est proportionnelle à la maturité de l'enfant, c'est-à-dire qu'ils s'occupent plus des plus vieux que des plus jeunes.

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