Chapitre 33 - D'Ovide en Kafka

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*Loup

La souffrance qu'il ressentait remuer dans son corps ressemblait à un milliers de vers de métal grouillants et chauffés à blanc. Loup ne parvenait pas à se concentrer sur autre chose. Par contre, la sensation de faim était omniprésente. Il devait l'assouvir, et vite ! Ou sinon…

Loup parvint à une rivière. Le flot glougloutait paisiblement entre roches moussus et racines noueuses. Les arbres, penchés sur l'eau, semblaient menaçants. Malgré la douleur lancinante, il mit une patte dans le liquide et fut soulagé par la fraîcheur qui tarit un peu sa peine. Sauf quand il tenta de boire.

Lorsque le précieux or bleu coula dans sa gorge, il ressentit un mal terrible farfouiller ses entrailles. C'était un calvaire tel qu'il hurla à la mort, se tortillant dans tous les sens. La douleur revint à son niveau normal quelques instants plus tard, mais le souvenir vif était déjà gravé dans son crâne. Loup pleura, et ses larmes brûlèrent sa peau.

Il regarda ses griffes : un métal brillant, tranchant, un fil qui coupait aussi bien le corps que l'âme. Le poison qui y résidait ne trouvait pas sa force dans les mécanismes de la nature, mais ceux des mots, ceux qui blessent la personne au plus profond d'elle-même. Loup détenait une partie du Tranchecoeur.

Que les hommes et les mourniens soient maudits pour l'avoir tenté d'un fardeau si terrible ! Chaque fibre de son corps tentait de repousser l'effroyable Vérité, mais il ne parvenait pas à le faire complètement : le mal était gravé dans sa chair car Loup l'avait vu comme tel. Rien ne saurait le délivrer.

À part… À part l'espoir. Le nu et ténu, le dissimulé. Loup se coucha et apprécia le contact des feuilles mortes. Elles ne lui faisaient pas de mal. Seul l'eau et la nourriture le brûlaient ; la malédiction, à l'instar d'un Sisyphe moderne, le forçait à consommer uniquement la chair des morts et le sang des vivants. Il était goule et vampire, avec la forme d'un loup.

Un bruit fit tressauter ses oreilles. Loup bondit sur ses pattes et tourna son museau dans toutes les directions ; le vent était faible, mais la brume diluait les odeurs. Sauf qu'il distingua un musc. Étrange effluve, une sorte de mélange de mammifère, de poisson, de champignon et d'insecte… Un craquement sourd. Il tourna la tête : de l'autre côté de la rivière se tenait un animal.

Il était massif. Son cuir, vert, était épais, parsemé de fourrures dorées et rouges. Deux petites puissantes et deux bras comme des troncs, avec une queue de vache. Sa gueule allongée découvrait des dents rondes et épaisses, sous deux naseaux qui lâchaient périodiquement vapeur et renâclements. Une crête sur la tête, deux paires de cornes torsadées. La bête possédait d’innombrables yeux teinte hiver, dont les iris fendus se tournaient vers Loup.

Peur glaçante que de croiser un monstre pire que lui. Mais la chose ne bougeait pas vraiment, agitant paresseusement sa queue… avant de s'approcher de l'eau pour boire. Sa posture et sa manière de se déplacer rappelait un souvenir lointain de Loup ; il n'aurait su dire lequel.

Soudain, la bête releva la tête de la rivière. Elle observa de nouveau Loup. Mais avec intensité. Le temps sembla stopper sa course. La peur fut remplacée par un sentiment de… dérangement. Plus Loup tentait de comprendre ce qu'était la bête, plus il se sentait mal. C'était comme tenter de décrire une tempête quand on s'y trouvait.

« Lucans. »

Loup sursauta en entendant la voix dans sa tête : c'était une voix d'humaine. Il s'ébroua, jappa et recula prudemment, la bête le fixant toujours ; pourquoi ressentait-il autant de malaise ?

« Lucans ! Écoute-moi ! »

Loup sentait désormais la présence de la bête dans son crâne. Il fut terrifié. Pour tenter de la chasser, il entreprit de foncer dans un arbre tête la première. Plusieurs fois, jusqu'au sang, il se frappa contre le tronc, mais la voix continuait de l'appeler par ce nom :

« Lucans ! Lucans ! LUCANS !!! »

C'en était trop. C'était une provocation. La tête couverte de sang, Loup se tourna vers la bête, s'apprêtant à la charger…

…mais se retrouva enlacée par une jeune fille brune qu'il ne connaissait pas, et qui pourtant faisait partie de son histoire.

* * *

*Eikorna

Un peu de temps avant

Elle avait entendu la plainte des arbres et des écureuils. Alors elle avait pris la forme de la Bête du Gévaudan, pour que les ours et les loups sachent qu'elle n'était pas là pour s'amuser. La peau qu'elle avait revêtu était lourde et rêche, mais cachait en elle un océan de bonté ; car Gévaudan n'avait jamais vu en la Bête qu'un envoyé du démon, alors qu'il ne s'agissait que d'un vestige de l'ancien monde, une relique qui désirait protéger les siens.

Eikorna louait la bonté et la générosité, mais ce qu'elle protégeait par dessus tout, c'était l'équilibre des choses. Sa Vérité à elle, celle de la Métamorphose, prenait part à ce système complexe et vaste, tout en étant le sein et le récipient de tout le mécanisme.

Il y eut donc une déambulation parmi les arbres. Les arbres, eux, étaient spéciaux en un sens ; leurs racines ne se plongeaient pas seulement dans la terre, mais aussi dans tous les mondes voisins et lointains. Car chaque branche, chaque racine et chaque tronc n'était qu'un reflet d'un Arbre-Murmure… et l'inverse était tout aussi vrai. C'était grâce à cette connexion que les arbres savaient ce que la terre pouvait porter. Eikorna, faisait partie des arbres autant qu'ils faisaient partie d'elle, alors elle savait où elle devait aller, ce qu'elle devait trouver.

Sa personne profonde perçut la douleur de Lucans. Il avait été dénaturé, extirpé de son carcan. Parfois, une transformation était utile voire nécessaire au bon fonctionnement des choses, car l'erreur n'était pas qu'humaine : elle était une Vérité et ça, Eikorna le savait de source sûre. Ceci-dit, se disait-elle alors qu'elle évitait d'écraser un bousier, l'erreur n'avait pas changé Lucans ; il s'agissait d'un acte délibéré.

Elle le trouva enfin. Il souffrait tellement que ses plaintes faillirent tordre les arbres. Eux aimaient plus que tout aider ceux qui étaient coupés du monde, en les protégeant, les guidant. Eikorna faisait partie des arbres autant qu'ils faisaient partie d'elle, alors elle savait par les plaintes des arbres ce que pouvait ressentir son ancien camarade de classe.

Il la vit, dans sa peau de Gévaudan. Bien sûr, sa peur animale avait le dessus sur sa raison humaine, aussi tenta-t-il de fuir. Elle l'appela par son nom d'homme, espérant qu'un déclic le fasse recouvrer la raison. La raison ne vint pas, seule la fureur le fit grogner. Eikorna enleva sa peau et reprit forme et conscience humaine.

Elle se précipita à toute allure vers Lucans pour le serrer dans ses bras. Son cuir était rêche et abîmé par des taillades sanguinolentes, son corps se soulevait sous des respirations difficiles. Et bien que la peur humaine voulut la faire fuir, Eikorna ne céda pas et serra plus fort.

— S'il te plaît, reprends-toi !

Pas de réponse. Juste l'effarement passager de l'animal qui ne comprend pas ce qu'il lui arrive. Déjà les grondements montaient dans la poitrine de Lucans. Eikorna avait coupé sa connexion avec la Métamorphose, et ne souhaitait pas la réutiliser pour s'épuiser davantage. Elle hésita, puis dit :

— Pense à Aurélie ! Pense à elle et tout reviendra comme avant !

Malheureusement, l'un des fardeaux principaux pour les Porteurs de Vérité est cette terrible révélation : l'amour n'est pas éternel, il n'est pas invincible et il ne possède pas le pouvoir de vaincre les malédictions.

Seulement, ce ne fut pas le cas ici. Car Eikorna n'invoquait pas l'amour que Lucans avait pour Aurélie. Elle invoquait son humanité, son attachement profonde à sa véritable nature. Car Lucans se savait homme qui aimait les choses de son temps. Homme qui savait rire ou pleurer, homme qui aimait et haïssait selon les maux et les bienfaits de son monde. Homme qui aimait une femme aussi longtemps que possible.

Cette humanité était une ancre que la Métamorphose pouvait agiter pour influencer la forme. Mais le pouvoir de cette Vérité se confronta à sa jumelle, le Tranchecoeur. Eikorna cria de douleur en sentant le tranchant déchirer une minuscule partie de son âme. Lucans n'avait pas bougé, mais le maléfice qui l'emprisonnait avait agit à sa place.

— Ludwig… ne me dis pas que… ?

Non, se dit Eikorna en voyant Lucans immobile, son regard de bête vide. Ce n'est pas l’œuvre de Ludwig. Quelqu'un a brisé le Tranchecoeur, comme avant. Ils cherchent à la transformer en arme ! Eikorna ne pouvait lutter contre une force égale à la sienne, mais pour gagner, elle devrait mobiliser plus de puissance… au risque de tuer Lucans.

* * *

*Kara

— Tu nous demandes de lui faire confiance ? s'exclama Ashuz envers Kara, qui tentait tant bien que mal de contenir l'hostilité des mourniens vis à vis de Mikshot, au centre de la pièce comme s'il était jugé.

Seule Horebea – ce qui l'inquiétait – ne s'était pas réveillée. Endath, en tout cas, était sur le point d'exploser. Nuzzeg avait beau avoir une réputation de personne calme, il ne cachait pas sa virulence en prononçant des injures plus horribles les unes que les autres. Béryl était la seule qui avait gardé contenance, mais Kara sentait qu'elle n'avait aucune confiance. Dans le coin de la cabane, Thiméas observait la scène avec un léger sourire.

— Je vous demande de le surveiller… Et il m'a déjà prouvé qu'il est digne de lui faire confiance.

— Qu'est-ce qui te dit que cet barzul nous la met pas à l'envers avec la pierre d'origine ? lança Endath.

Kara grimaça. La pierre ne pouvait être utilisée que deux fois, une pour contenir l'information et une pour la délivrer ; chaque utilisation ne fonctionnait que pour une personne à la fois. La mournienne finit par soupirer :

— Raison de plus pour que je sortes au plus vite du marais. Il n'y a pas de réseau, et ma meilleure chance réside en Thiméas (le colporteur fit un petit geste de la main à l'assemblée) qui peut m'aider à reconstituer le chemin. Une fois que j'aurais du réseau, je contacterais une équipe de la SEA pour qu'ils viennent vous récupérer, et pour que je rejoigne Ludwig pour lui donner la pierre. Comprenez ça : c'est une mission qui dépasse simplement la recherche de Lucans… (Kara eut du mal à le dire, mais y parvint) et passe donc en priorité maximale.

— Je trouve ça raisonnable, admit Nuzzeg, qui parlait au nom d'Horebea quand elle était absente. Vous autres ?

— Raaah… bon, j'veux bien parce que j'ai pas l'choix ! râla Endath.

Ashuz lança un regard à Mikshot. Kara ne sut le lire, mais le châtain se figea. L'incantatrice finit par lâcher :

— Tant qu'il se tient bien, je n'ai aucune raison de le tuer.

Au moins, c'était un début prometteur. Kara dépréciait l'acte de trahison de Mikshot, mais il paraissait vraiment se soucier de ce que son ancienne camarade pensait de lui. Peut-être la trahison débutait de cet attachement ? Je n'ai pas le temps de me soucier des problèmes de cœur, malheureusement…

— Allez, on y va, héla-t-elle à Thiméas.

Le colporteur bondit sur ses pas pour la suivre dehors, dans le brouillard marécageux.

Les bruits de pas étaient spongieux et l'eau rentraient dans leurs bottes. Kara espérait qu'ils ne tombent sur aucune flaque d'eau pure, mais dans un tel fatras de boue et de vase, c'était peu probable. Thiméas semblait à l'aise dans cet endroit, se mouvant avec facilité. Peut-être qu'il fréquente souvent les marais…

— Vous êtes originaire du monde des vampires ou de la Terre ? demanda-t-elle, désireuse de ne pas rester dans un silence oppressant.

— De la Terre… Du Vietnam pour être exact.

— Et vous en êtes parti pour… ?

— Explorer le monde, rencontrer des gens, écouter leurs histoires… (Thiméas mit ses mains derrière sa tête et prit un air pensif) La vérité, c'était que je voulais fuir ma famille : mon destin ne se résumait qu'à me marier à un bon parti pour perpétuer la lignée.

— Crois-moi, je sais ce que c'est…, grommela Kara.

— Oh ? Ai-je fait remonté des souvenirs peu envieux ? (Thiméas fit la moue) Vous m'en voyez navré.

— Pas grave. C'est une période récente de ma vie, mais je m'en suis détachée, mentit-elle.

— Vraiment ? (le vampire ne sembla pas capter le sarcasme, comme tous ses congénères) Comme je le dis souvent, s'impliquer fait de nous des acteurs, se détacher des philosophes. Alors, en bonne philosophe, éclairez-moi donc : qu'est-il plus préférable entre choisir la sécurité offerte par sa famille via le mariage, ou le bonheur idéal avec l'amant aimé ?

— Le bonheur idéal, répondit sans hésiter Kara.

Elle se tourna vers le colporteur, qui semblait pensif. Comme il ne répondait pas, elle s'expliqua :

— Ma liberté est la chose la plus précieuse que je possède. Je ne peux pas la troquer contre quoi que ce soit.

— Je ne suis pas d'accord avec vous, répondit l'autre. Pour moi, la liberté est un poison virulent qui n'est que remède à petites doses. Trop liberté finit toujours par nous nuire, quoi que l'on fasse.

— C'est votre avis, éluda Kara en haussant des épaules.

Ils pataugèrent longtemps dans le silence. Kara ne voulait pas discuter avec le gamin – qui ne lui semblait plus aussi gamin – car il semblait avoir toujours une réponse dérangeante et pourtant terriblement logique.

Les marais étaient loin d'être silencieux : les crissements des insectes, les croisements des crapauds, les craquements des souches trop humides… Tout était sujet au bruit dans ce monde de dissimulations et de faux-semblants. Kara n'appréciait pas cette brume : elle lui rappelait la cour de l'Hakessar, avec tous ces nobles qui étaient l'incarnation parfaite du mage mourmon.

Au bout d'un moment, elle aperçut enfin la brume s'étaler, se faire moins dense. Enthousiaste, elle annonça :

— On est bientôt arrivés !

— Par les Noirs Secrets Occultes, cela n'aura pas prit plus d'une demi-heure !

La brume les recracha sur le rebord du marécage. Les volutes blanchâtres semblèrent presque les retenir, avant de s'élaguer comme le ferait tout bon brouillard. Kara aperçut le ciel bleu, le soleil et les nuages. Devant eux, un chemin de terre s'enfonçant dans la forêt. En fait, en regardant la courbure du brouillard, il s'agissait d'un lac marécageux embrumé, dont la forêt épousait les formes. Peut-être que la bicoque était une maison de mage datant d'avant le Traité de l'Or Bleu, et la brume une barrière protectrice ?

— Bien, occupons-nous de cette bête, voulez-vous ?

— Euh… (Kara se tourna vers un Thiméas qui laissait paraître un peu trop d'entrain) Vous n'êtes pas sensé juste reprendre votre chemin ?

— Je veux voir le fin mot de l'histoire ! Qui sait, j'écrirais peut-être une ballade de ce glorieux combat !

Cette remarque agaça profondément Kara ; des choses les plus ignobles aux plus vertueuses qu'elle avait apprise de son père, celle-ci revint dans sa mémoire : « aucun combat n'est glorieux. Aucune bataille n'est épique ou magistrale. Ce qu'il faut retenir, au final, c'est qu'il n'en restera que du sang, des viscères et des excréments. C'est la raison qui importe, pas le combat ». Alors elle se planta devant le gamin qui écarquilla des yeux, tandis qu'elle l'apostrophait :

— Je vous en foutrais, moi, des ballades et sonnets ! Vous êtes un civil, vampire ou non, alors vous restez hors de mes pattes ! Je vous ai simplement aidé parce que vous connaissiez un peu le chemin, et surtout parce que vous étiez perdu… Mais le petit manège cesse maintenant ! Alors vous déguerpissez sur le champ ou je vous arrête pour… pour… (elle réfléchit un instant, rouge de colère) entrave à la justice !

Thiméas resta coi quelques secondes, avant de soupirer :

— Et moi qui voulais une approche plutôt sereine… Tant pis, je vais devoir employer la manière forte.

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