Chapitre 11 - Chat alors, chat fait longtemps !

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— C'est à peu près tout, je pense ?

Saulia fit rapidement l'inventaire sous la remarque d'Horebea, avant d'acquiescer. Sa collègue mournienne parut satisfaite, et elle attachèrent harnais et cordages pour s'introduire dans une caverne près de Boars Hill, où des sigles qui ne trompaient que les yeux ignorants étaient gravés à même la roche.

La spéléologie avait été la sortie préférée de Saulia quand elle était en école élémentaire ; se glisser dans les endroits étroits où la pierre et la terre se nouaient, sentir ses muscles se tendre sous la pression de l'effort et pourtant, pourtant toujours rester calme et respirer le moins possible, car l'air était rare. Ou encore, dans ces descentes vertigineuses, où votre vie ne tenait effectivement qu'à un fil. C'était ça, l'essence de la relation entre le monde d'en-bas et celui d'en-haut.

— Je déroule le fil ! prévint l'une des scientifiques qui faisait partie du groupe ; une physicienne, un géologue plus un médecin entraîné au combat. Saulia n'avait pas retenu leurs noms, car on lui avait appris qu'on ne devait pas s'attacher en mission périlleuse. Enfin, sauf au harnais !

— 5 mètres ! dit Saulia au-dessus d'elle.

La corde s'allongea.

— 10 mètres ! répondit une voix, maintenant plus haute par rapport à elle.

La lumière se tamisa, et seuls le couinement de la poulie et la force de pesanteur permettaient de comprendre que l'on descendait plus profondément.

20 mètres ! résonna dans la pénombre le cri du géologue. Nouvelle descente !

Saulia déglutit, sentant la corde tanguer sous l'ajout de poids d'une autre personne. Horebea ? Peut-être, mais elle ne pouvait pas le confirmer avec le contre-jour qui ne profilait qu'une silhouette d'ombre contourée de lumière.

Soudain, un éclat attira son regard. Vert comme l'émeraude douce sous un soleil couchant, vert comme la feuille gorgée de chlorophylle. Un vert saisissant, aussi vivace que les yeux qui la regardaient.

Des yeux de chats.

— Ananko ?

Un miaulement.

— Ananko ! s'écria Saulia en tendant sa main.

Mais ce ne fut que de l'absence qu'elle agrippa ; une absence qu'elle n'avait jamais comblé qu'avec le travail et les autres menus plaisirs de la vie. Elle entendit la voix d'Horebea :

— Hé, qu'est-ce qui se passe ?

— Non, c'est rien !

Un instant de silence, puis :

— Arrête de t'agiter, alors ; les autres étaient en train de paniquer.

— T'inquiète pas pour eux, ils sont juste un peu trop stressés…

Saulia soupira ; c'était la seconde fois qu'elle croyait voir Ananko, mais cette fois c'était plus intense, véridique. Une réaction proto-magique, peut-être ? On ne développait pas toujours des pouvoirs depuis l'Apparition, mais parfois il arrivait à certaines personnes de « ressentir » la magie plus intensément qu'un simple « biiiiip » à vos oreilles, dans le silence le plus complet.

La corde coulissa jusqu'à amener Saulia sur un sol mousseux. Elle détacha rapidement son harnais avant de l'agiter trois fois pour que ceux d'en-haut le remontent. Pas de réponse, jusqu'au moment où le couinement revint et le harnais remonta, la silhouette d'Horebea se découpant de mieux en mieux dans la pénombre à mesure qu'elle descendait à son tour.

Saulia alluma sa lampe un peu avant que l'autre atterrisse, et éclaira les environs : un escalier large et délabré descendait vers une sorte de ruine souterraine couverte de lianes. Les gravures sur la roche dataient probablement un peu d'avant le traité de l'Or Bleu, voire plus loin ; on y voyait des magiciens qui vénéraient une sorte de lumière descendue du ciel, et des créatures étranges qui se déroulaient autour de montagnes surplombant des villes s'étendant à perte de vue (d'artiste).

— Tout a l'air récent, ici, fit remarquer Horebea en surgissant aux côtés de Saulia.

— À ce point ? J'aurais crû que ça datait des Sept…

— C'est le cas ; c'est juste que les Sept, c'est l'équivalent de vos arrière-grands-parents chez nous.

Un peu surprise par cette révélation, Saulia se demandait ce que ressentaient les mourniens vis-à-vis de découvreurs si grands qu'on les aurait élevé au rang de divinités, alors qu'ils étaient encore vivants « il y a quelque temps ». Elle rejeta un dernier œil sur les gravures, tentant d'en comprendre le sens caché, mais en vain ; les mourniens étaient trop étranges.

— Ils ne nous suivent pas ? s'enquit Horebea en tournant la tête vers la bouche verticale.

— Non ; leur mission ne consiste qu'à récolter des données sur les environs. Si on a un problème – Saulia tapota un petit émetteur accroché à sa ceinture – on a de quoi appeler des renforts.

— Y en aura pas besoin, soutint la magicienne en faisant craquer ses doigts. Allez, on bouge !

Ils descendirent l'escalier prudemment, car des pièges mécaniques pouvaient toujours fonctionner après tant d'années. Selon Horebea, les mages préféraient investir de la magie dans des pièges « classiques » plutôt que d'en faire à partir d'elle ; les kirrosi étant toujours attirés autour des lignes énergétiques, donc les pièges purement magiques ne restaient jamais longtemps en place.

Heureusement pour eux, aucun cliquetis ne cliqueta et nulle corde ne céda sous leurs pas mesurés, jusqu'au moment d'atteindre l'entrée des ruines, une grande arche qui séparait la Terre de « Néo-Mourn 1.0 ». Saulia étudia l'architecture avec intérêt, reconnaissant le style babylonien inspiré de Médine ; il était fort possible que ces ruines, avant d'être abandonnées, avaient été bâties par autant d'humains que de mourniens.

— C'est vraiment fascinant !

— Un peu glauque, surtout, renchérit Horebea, l’œil vif vers tout danger. J'allume ma lampe.

— Pourquoi n'utilisez-vous pas un sortilège ?

— Au risque de se faire repérer ? Non merci. Je préfère utiliser un outil qui passe outre les mesures des Dardants ; ils ont l'air trop bornés pour surveiller tous les spectres.

Une vive lumière, un aveuglement bref, puis révélation : des maisons ébranlés, dégringolant de parois suintantes de mousse et de champignons divers et variés, dont certains projetait une douce lumière… Du cristal ! Les ruines étaient le fruit d'une ancienne ville, et chaque maison, chaque mur étaient couverts de cristaux qui projetaient des teintes pétillantes un peu partout.

Horebea fit claquer sa langue, manifestement insatisfaite. Saulia, de son côté, se sentait comme dans le début du Château dans le Ciel (sauf qu'Horebea n'était pas un vieux monsieur un peu fou).

Un bruit.

Ténu, mais certain ; une sorte de diapason, à l'amplitude proche de zéro mais pas assez pour ne plus être audible. C'était presque semblable au son d'une télévision allumée qui ne reçoit aucune chaîne…

— Les cristaux résonnent…, souffla Saulia en marchant aux côtés d'Horebea.

— On est sur un terrain miné, alors, grommela-t-elle, attirant le regard interrogateur de la rousse. La magicienne ajouta : Chaque cristal est chargé à bloc, ça le transforme en mini-bombe très volatile.

— Quoi !? Mais la lumière ne va pas les… ?

— Non, non ! La lumière déplace les kirrosi, mais rien de plus. Du moins, je crois… En tout cas, si nos petits amis réagissaient aussi violemment à la lumière, on serait déjà plus de ce monde.

— En effet…

Leur marche s'accéléra, le sol n'étant pas glissant et très certainement pas truffé de pièges. Les rues se ressemblaient toutes : terreuses, droites et mortes. Il n'y avait pas de places, pas de bâtiments différents par rapport aux maisons dont la différence égalait celle des rues. Saulia déglutit ; c'était un vrai dédale et elle était persuadée que même Horebea ne pouvait pas s'y orienter.

— On est sur le bon chemin ? demanda la lunetteuse pour infirmer ses doutes.

— Aucune idée, répondit l'autre. Je croyais que c'était vous qui deviez me guider ?

— Quoi ? glapit Saulia. Vous êtes la magicienne, je suis juste une chercheuse.

— Experte, corrigea Horebea avec un ton agacé. Et ne pensez-pas que je le suis moi-même simplement parce que je suis mournienne. Je viens de Mourn, c'est carrément différent.

Saulia gémit de désespoir ; elle avait tout misé sur la présence d'Horebea, sans lui avoir demandé ses qualifications ! Quelle piètre secrétaire elle faisait… Et tu dis chercheuse ? pensa-t-elle avec colère. Chercheuse de problèmes, oui !

Vert.

Elle sursauta ; l'éclat de tout à l'heure était bien visible, et deux yeux de chat l'observaient dans la pénombre avec une lueur aussi froide qu'une tombe.

— Merde ! pesta la rousse.

— Quoi, encore ?

— Vous voyez des yeux de chats ?

— Où ça ?

— Là ! pointa du doigt Saulia avec un geste exagéré.

Horebea plissa les siens dans la direction qu'elle montrait, mais malgré tous ses efforts apparents, elle secoua sa tête tout en lançant un regard inquiet à Saulia. Mais elle ne se sentait pas folle, au contraire ; une intuition étrange l'envahissait en croisant ce regard à la fois lointain et familier. Une sensation qui lui dictait ceci : « Par là ».

Sans prévenir, elle fonça vers les yeux qu'elle seule voyait, Horebea sur ses talons. Elle remercia intérieurement la magicienne de ne pas poser de questions, même si c'était étrange. En s'approchant, Saulia remarqua une ombre se dessiner autour des deux pierres précieux fendus, une ombre reconnaissable qui était roulée en boule.

Mais lorsque la lumière « toucha » l'ombre, celle-ci disparut à l'instant même. Sans se décourager, Saulia tourna la tête ; à droite, à gauche, en haut, sur les côtés…. Là ! La lueur était prostrée sur un toit de maison. Vite ! Elle bondit pour presser le pas, cherchant une échelle, un escalier, même un poutre pour rejoindre la lumière. Bien qu'avec un ton compréhensif, Horebea brisa le silence vocal :

— Qu'est-ce que vous avez vu, à la fin ?

— Ananko.

— Votre kraat mort ?

— Mon chat, corrigea-t-elle. Et pour l'instant, j'ai arrêté de croire qu'il est mort.

— Mais c'est vous qui m'avez dit que vous l'aviez enterré !

— Euthanasié, incinéré et les cendres enterrées, oui, confirma Saulia en montant un escalier extérieur quatre à quatre. Mais s'il est possible de faire revivre les morts…

— C'est impossible, énonça rapidement la mournienne, comme un récital. On peut réactiver les zones cérébrales, empêcher la dégénérescence musculaire, injecter de faux souvenirs dans un cadavre… Mais sans Âme, il finira par s'autodétruire. Sans raison de vivre, il ne voudrait que mourir.

Saulia atteint une nouvelle fois Ananko, mais l'ombre qui le constituait disparut une nouvelle fois dans les ténèbres… La lumière l'empêchait-t-il de s'incarner complètement ? Ou bien était-ce voulu ? Comme elle sentait qu'Horebea était sceptique, Saulia répondit :

— Et si c'était l'inverse ?

— Quoi ?

— Et si c'était l'inverse : pas de corps, pas de réponse nerveuse ou musculaire, pas de métabolisme. Juste une âme errante ?

— Les « âmes errantes », les fantômes, les esprits et spectres… Tout ça ne peut pas exister parce que les kirrosi l'en empêchent ; c'est comme tenter de trouver une goutte d'eau dans un océan !

— Mais ce n'est qu'une eau douce dans un océan salé… murmura Saulia.

Quand elle parvint à retrouver la double lueur tirant sur le jade, elle fit signe à Horebea de baisser sa lampe. Une fois la lumière tamisée, Saulia s'approcha à pas feutrés d'Ananko : un pas, deux pas… L'ombre se dessina et se modela sous ses yeux ébahis, jusqu'à atteindre la véritable forme que Saulia lui connaissait si bien.

Meow !

— Viens-là… et elle ouvrit ses bras pour laisser monter son « chanimal » de compagnie.

Quand Ananko se logea dans ses bras, Saulia ressentit un froid étrange, lointain étreindre son corps et son cœur. Il pesait bien moins que dans ses souvenirs, et des volutes noirs s'échappaient de son corps doux et enroulé.

— Incroyable, souffla Horebea en s'approchant, la main posée sur la lampe pour éviter d'illuminer le « spectre ». Tout simplement incroyable !

— Je vous l'avais dis, l'âme avant le corps.

— Ce n'est pas ça ! Cet être… Il ne dégage aucune puissance magique, aucun kirrosi !

Saulia se tourna vers son chat, qui bailla à s'en décrocher la mâchoire, avant de se lécher les babines en dardant son œil vif sur sa maîtresse. Aucune magie, craint la lumière… On aurait presque crû que ce chat était fait « d'anti-magie », mais bon, Ananko était là, et… Oh !

— Ananko sait peut-être où se trouvent les Dardants !

— Bien vu ! (le visage d'Horebea s'illumina, bien qu'elle regardait toujours le chat d'un œil méfiant) Mais c'est votre bestiole, moi je m'en occupe pas…

— Ana, minauda Saulia en utilisant le diminutif de son chat. Sais-tu s'il y a d'autres personnes ici, et si oui, où est-ce qu'ils se trouvent ?

Croyez-le ou non, mais le talent de parler aux animaux n'est pas exclusivement féminin ; il est exclusivement réservé à ceux qui ne considèrent pas ces derniers comme étant inférieurs, mais particuliers. Un peu comme si vous appreniez une nouvelle langue, et, in fine une nouvelle culture. Ainsi le miaulement sembla affirmatif, l'agile sauta des bras en berceau et emmena les deux femmes dans les ténèbres insondables « pleines de microbes de l'oubli ».

* * *

*Béryl

Alors, oui, il était bien plus insupportable qu'à l'époque.

Coincé entre deux magiciens qui jouaient à converser mondainement en premier-plan, à s'évincer à l'arrière, Béryl ne chercha pas à soupirer de dépit face à l'inexplicable Yannis. Il avait changé, mais en pire ; avant, c'était juste celui qui s'occupait du club de jeu de rôle, qui se plaignait de pas pouvoir jouer en ligne avec tout le monde, ou qui parlait de son écrit à tout le monde, Les Sept Pépés Sommaires ou je ne sais quoi…

— Tu as dû en voir, du monde… lança Bartavius avec ce même ton mi-amusé, mi-sarcastique.

— Pas tellement, lâcha Yannis en dessinant une forme dans la buée sur la vitre. J'ai surtout évité le maximum de monde, pour éviter de me faire contrôler sans papiers.

— Et sinon, comment as-tu survécu ? Tu nous a bien dis dans ton sous-espace que « c'était la fin »…

— J'ai réussi à m'en sortir avec beaucoup de chance, de culot et un poil d'ingéniosité. Vous y arriverez un jour, j'en suis sûr.

—…si l'envie me prend un jour de téléporter une planète entière, j'y penserais. D'ailleurs, comment t'y t'es eu pris ? Pas pour amener tout le monde, mais pour créer… Néo-Mourn, c'est ça ?

— Ah, vous l'avez appelé comme ça ? C'est un peu désuet… Terra Incognita n'était pas réservé, pourtant.

— Je voulais aussi te demander – Bartavius se tourna vers le magicien légendaire, gênant Béryl au passage – es-tu Synnaï, ou Yannis ?

— Les deux, rétorqua-t-il en ajoutant un serpent sur son dessin. C'est quoi la différence ?

— Rien de bien méchant : soit tu es celui que j'ai connu, élevé et enseigné la magie pendant plusieurs vies humaines, qui je n'ai pas croisé depuis des lustres après ton départ… précipité de Mourn ; soit tu es un simple humain avec le pouvoir de scinder le monde en deux. Je veux juste savoir.

— Par envie ou par précaution ?

— Les deux.

Béryl avait passablement envie de leur écraser le pied, en prenant toutes les précautions pour que, si la chance lui souriait, ces deux magiciens ouvrent par inadvertance leurs portières et soient lâchés comme du lest sur une montgolfière. L'image qu'elle imagina la fit rire, attirant deux regards interrogateurs. Elle renifla d'amusement et leur fit signe de continuer. Yannis (ou Synnaï) se tourna vers Bartavius :

— Si tu veux converser avec Synnaï, ça ne sera pas un problème. Mais la vraie question, c'est : qu'est-ce que tu veux bien lui dire ?

— « Lui » ? J'entends donc que tu n'es pas lui, dans ce cas. Alors qui es-tu ?

— Le Mage.

Bartavius se tassa dans son fauteuil et dans un mutisme vexé, probablement parce que son élève disparu avait changé du bout au bout… Béryl soupira, avant de sentir la voiture ralentir ; elle regarda par la fenêtre et vit un immense manoir au fond d'une vallée de pierres.

La route s'arrêtant là, ils descendirent de la voiture. Béryl indiqua au chauffeur les différentes procédures à enclencher s'ils ne renvoyaient pas un signal avant d'entrer dans le domaine, et chaque demi-heure après. L'employé de la SEA opina du chef, puis la salua de son chapeau avant de remonter sa fenêtre.

Elle et les deux boudeurs s'empressèrent de s'enfoncer dans la vallée par un petit sentier, ancien lit d'une rivière. Le sol était lisse et poli comme du marbre, l'humidité le rendant glissant à s'en patiner les chaussures ; avec précaution, les trois se tirent les uns aux autres et aux parois tout en progressant. Lancer un sort près d'un potentiel repère de magiciens n'était pas une très bonne idée.

Lorsqu'ils atteignirent enfin le fond de la vallée, se retrouvant devant ce manoir qui les surplombait de toute son architecture sombre, avec ses murs en basalte et ses poutres en ébène, tout en étirements et enroulées menaçantes, telle un monstre qui dormait profondément ; ce fut en tout cas l'impression que la scientifique ressentait en se tenant face à cette bizarrerie presque monolithique.

— C'est moche, commenta Yannis en plaçant ses mains sur ses hanches, à la manière d'un sculpteur qui jugeait une partition de musique. Et super visible… C'est vraiment ça, leur planque ?

— Je te croyais plus intelligent que cela, Synnaï… (Bartavius apparut à ses côtés, un sourire aux lèvres) Une bâtisse de ce genre fait penser à une propriété privée ou à un terrain possédé, et l'ambiance qui y règne est parfaite pour éloigner les gêneurs… si ceux-ci ne sont point trop curieux.

— Si vous le dites. Béryl ! On pourra pas lancer de sorts à partir d'où ?

— D'ici 8 mètres, indiqua-t-elle en sortant son détecteur d'ondes Zêta. Les kirrosi ont l'air de se déplacer en tourbillon autour du manoir… Un sort, et ça perturbera le flux !

— Malin, ça, ricana Yannis. Un sort dont le piège n'est pas le principe clé, mais juste un détecteur de perturbation de champ… C'est bien trop récent comme technique, cela dit.

— Comment ça ? demanda Béryl, tout en sentant que Bartavius avait voulu dire la même chose.

— C'est moi qui ai théorisé les perturbations de champ, il y a à peu près 300 ans selon votre calendrier, dit le magicien comme s'il s'agissait d'une simple anecdote. À l'époque, beaucoup trop d'alarmes prenait pour cible les fonctions vitales, le taux en magie, la vitesse de la masse, etc… Moi, je me suis dis que si on pouvait pas mesurer la vitesse des kirrosi, mais leur assonance vibratoire par rapport à à un sous-espace imaginaire, alors on pouvait établir un modèle non systémique basé sur quelques unes de mes équations de Transvalité, pour réussir à faire un « détecteur de perturbation des champs ».

Bien qu'elle n'avait compris que quelques fragments de son discours aux airs fallacieux, Béryl oubliait que l'homme, qui avait vécu comme un lycéen dans le même établissement, à côté d'elle était un génie des découvertes et un scientifique très important dans l'histoire mournienne moderne.

Elle glissa un regard vers Bartavius, et crût voir une sorte d'obsession dans son regard, un éclair d'envie si intense qu'il en aurait pu aveugler les cailloux. Elle déglutit, un peu intimidée, puis son regard passa à Yannis ; il semblait si serein, n'ayant même pas remarqué le désir de son ancien professeur… Ou alors il le sait, mais fait semblant de ne pas le savoir ? Avec les mages, on devait s'attendre à des joutes mentales sous-jacentes.

— Donc si cette technique t'est familière, tu sais comment la contrer ? décida-t-elle de demander pour briser ce silence gênant.

— Bien sûr que oui, fit Yannis avec un sourire. Il suffit de pas lancer de sorts.

Bien sûr que oui, il a vraiment fait en sorte que son système soit « sans failles ». Elle aurait préféré qu'il réponde « J'ai une méthode pour dévier le flux et empêcher la détection » ou quelque chose dans le genre, mais c'était plutôt positif d'avoir un allié dont les créations ne comportaient aucune bévue.

— On entre, annonça-t-elle, et les deux autres acquiescèrent.

Ils passèrent la « barrière de flux », sentant les kirrosi résonner à leurs oreilles un peu plus intensément pour les distinguer des simples acouphènes. Le froid humide et venteux fut remplacé par un air chaud et sec, diffusé par le manoir qui devait sûrement être bourré d'enchantements de régulation hydrothermale.

— On se croirait dans les Corbières, hein, Béryl ? lança Yannis avec un ton nostalgique.

— Y avait plus de soleil là-bas, en tout cas.

Ils échangèrent un regard complice, et éclatèrent de rire. Un souvenir, un seul, un truc simple et bête sur la météo à la manière de vieux amis qui n'ont plus rien à se dire ; cela les avait immédiatement rapproché, bouchant cette crevasse entre eux, un pont entre les mondes. Simple, mais efficace.

Ils s'approchèrent de l'entrée ; une lourde porte en mohogino, un arbre originaire de Mourn. Le bois de ce végétal, une fois raffiné, avait pour particularité de garder des empreintes digitales sur son corps poncé avec une netteté surnaturelle, et surtout pendant une très longue période. Et il était très facile de différencier celles des mourniens et des terriens.

Béryl enfila un gant en cuir, et poussa la porte.

Un gémissement ligneux plus tard, les voilà entrés à l'intérieur de l'antre du serpent. Une entrée simple, pour un manoir : un tapis miteux et délavé sous leurs pieds, un lustre les surplombant, lourds de cristaux élimés par le temps, l'humidité et dont l'éclat était presque annihilé par la poussière. À leur droite, une porte à demi-ouverte, à gauche un long hall qui s'enfonçait parmi les raies de lumière grise. Devant eux, un escalier montant qui se divisait en deux parties pour rejoindre une balustrade en if moulu et éclairé par de vieilles lanternes à gaz. Ces dernières, aussi présentes à l'entrée, luisaient faiblement en sifflant comme une marmotte somnolente.

Sinon, tout était aussi silencieux que Ludwig en train de regarder un rapport de la SEA sur les relations entre le Japon et Néo-Mourn. L'air, saturé de magie, vibrait faiblement à l'allure d'un voile de lin dans les vents de Londres, quand on levait les yeux dans les vieilles rues où encore les cordes à linges reliaient les maisons en fils de relations ténus et timides.

— Restons sur nos gardes, leur indiqua Bartavius, coupant leur contemplation. Les Dardants sont malins et s'attendent sûrement à notre arrivée.

— En effet, annonça une voix.

Ils se tournèrent vivement : un magicien en robe et portant un masque se dressait en amont de l'escalier. L'on devina immédiatement son appartenance à l'Ordre des Sinueux, de part le serpent qui s'enroulait autour de sa robe, ou son masque qui semblait être fait en écailles. Altier, il descendit lentement les marches, chaque deuxième pas était ponctué d'un « clac » caractéristique ; une jambe de bois ? Une fois à leur niveau, il se plaça devant Yannis, et le toisa de la tête aux pieds.

Béryl se tourna vers le brun, qui regardait avec circonspection le Dardant en face de lui. Ses mains étaient tendues comme des griffes, prêtes à déchaîner tout un panel de sortilèges sur leur ennemi. Mais sachant que l'autre ne semblait pas querelleur, on ne pouvait engendrer le premier sang. C'est alors que le Dardant fit un mouvement, et Bartavius leva sa canne pour la pointer sans prévenir vers lui. L'autre stoppa son geste, et attendit quelques instants avant de continuer jusqu'à atteindre son masque, et le retira.

Le visage de Yannis passa de la méfiance à la stupéfaction, ou une sorte d'horrification vu sa bouche béante.

— Bonjour, petit Synnaï. Cela fait quoi… 5567 ans depuis cette fameuse rencontre au village ?

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