Chapitre 4 - Un heureux tour

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Le soir, alors qu'il commençait à peine à entrevoir le sommeil libérateur, Ludwig se pencha plus en avant : les petits caractères inscrits sur le bas de la page 11 du Codex Cantione – Recueils de Sortilèges Transaxiaux et Mirabolistiques étaient gravés à l'encre de sang – un mélange de différents fluides d'animaux de Mourn, et du sang de la planète – dans une langue qu'il n'arrivait pas à comprendre. On aurait dit que ces mots dérivaient de la langue des Anciens avec des inclinaisons plus ancestrales.

Il tenta de chasser les nuages sombres qui envahissaient son esprit : appréhension, colère, dégoût… tourbillonnaient dans tous les sens, minant sa concentration. Que se passerait-il lorsqu'il ferait face à cette secte ? Se débrouillerait-il avec l'assurance qu'on attendait de lui ? Les gens le fréquentaient pour son savoir, lui posant des questions comme s'il était une espèce d'encyclopédie.

Soudain, Saulia arriva dans la salle, accompagnée de Laura et Béryl. Ludwig sourit et se leva pour les accueillir :

— Mesdames… – il présenta les chaises en cercle, où Bartavius était déjà installé – et Monsieur. Si vous êtes tous prêts, je peux présider cette réunion.

Il fit signe à Bartavius, qui murmura quelques paroles ésotériques ; un hologramme apparut, représentant un réseau complexe de tunnels, de caveaux et de souterrains.

— Les égouts d'Oxford sont moins vastes et dangereux que ceux de Paris, commença Ludwig. Cependant, ils sont assez étalés pour nous compliquer la tâche. Même avec l'aide des services secrets et l'ARPM, cela prendra plusieurs semaines, voire mois avec les démarches administratives et tout le reste…

—…Donc on s'en occupe nous-même ? (Béryl sourit de toutes ses dents) Je suis de la partie !

— Tu peux aussi compter sur moi, affirma Laura, un peu gênée par le regard que Bartavius lui lançait.

— Heu…, fit Saulia

Elle sentait bien qu'il fallait naviguer sur la vague de l'enthousiasme général, mais n'appréciait pas trop devoir se balader dans des tunnels sombres pour tomber sur des fêlés qui vénéraient un serpent cosmique, excuse déguisée et grossière des mourniens ne pouvant admettre que leur planète avait explosé à cause de leur négligence.

— Je viendrais, acquiesça-t-elle ; les autres semblèrent soulagés. Mais j'ai une question : comment infiltrer les Dardants sans se faire repérer ?

— J'attendais que tu me le demandes, soupira Ludwig puis se tourna vers Béryl qui expliqua :

— Laura nous aidera. Elle connaît quelqu'un déjà en contact avec les Dardants du Sinueux. Et Bartavius est l'ancien directeur de Typhus, ça nous aidera à être plus crédible.

Ludwig acquiesça.

— Tout est paré, alors (il se leva) Venez, nous allons prendre ma voiture personnelle.

Saulia suivit ses coéquipiers (le terme convenait mieux, désormais !) dans les escaliers, quand elle entendit un drôle de bruit. Surprise, elle regarda instinctivement au plafond.

— Tout va bien ? lui demanda Béryl.

Saulia resta quelques instants sur place, le regard fixé au dessus d'elle. Soudain, elle repéra une forme furtive, moulée dans l'ombre d'une poutre. Plissant des yeux, elle en appela à sa concentration pour tenter de distinguer plus de traits, mais le fait de porter des lunettes l'empêchait de s'accommoder. Elle crut voir un reflet jaune et vert, mais la forme sembla s'étirer, puis se dissolut dans le noir. Ananko ? Elle était presque sûre que… Non, il ne faut pas sauter en conclusions…

Alors que Saulia assurait à Béryl que tout était en ordre, elle sentit comme une vague de chaleur. Elle se tourna vers la fenêtre qui éclairait tout l'escalier, et vit une lueur venir du ciel. D'abord, elle crût y voir une étoile, mais les astres ne grossissent pas à vue d’œil.

— À TERRE ! hurla-t-elle en suivant le cours de ses paroles.

La fenêtre explosa en mille éclats, des flammes rugissantes fondirent le verre qui se projetèrent en gouttes incandescentes autour d'eux. Saulia était prostrée en position fœtale sur le sol, des débris de verre tranchants l'avaient entaillée par endroits. Ludwig, qui avait réussi à anticiper le coup, avait pu éviter la plupart d'entre eux. Il aida donc tout le monde à se relever et ils dévalèrent l'escalier le plus vite possible.

Quand ils furent dehors, la maison dans laquelle ils se trouvaient explosa, à une telle intensité que le toit s'envola. Tandis que la pesanteur reprenait ses droits sur une grande partie de la toiture, Saulia vit que la trajectoire de cette dernière allait malencontreusement rencontrer la leur. Bon, se dit-elle avec humour. Au moins mourrais-je sous un toit…

Tout à coup, quelque chose la poussa sur le côté. S'étalant de façon peu gracieuse, elle ne put qu'entrevoir Ludwig qui la dévisageait avec soulagement tandis qu'une brique s'éclata contre son crâne. Horrifiée, Saulia regarda Ludwig culbuter comme une vache dans une tornade, avant de s'affaisser sur le sol, inerte.

— Ludwig ! (Saulia s'approcha de lui, mais n'osa pas le toucher) Oh, bordel de…

Couvert de sang, son visage était méconnaissable ; la peau arrachée laissait entrevoir l'os du nez aussi blanc que le teint de Saulia, malgré l'état épouvantable dans lequel son collègue se trouvait, Ludwig respirait toujours ! À la vue du filet d'air sifflant sortant de sa bouche, elle se demandait bien comment il pouvait supporter une telle douleur en restant conscient, sans crier ni se débattre.

— BWAHAHAHA ! Oh j'adore quand tout pète !

Que… ? Saulia se retourna ; sur le toit d'en face se trouvaient deux silhouettes encapées, dont les visages étaient cachés par des masques stylisés évoquant un reptile. L'une d'elles avait sa main devant elle, paume vers le haut, dégageant une fine fumée blanche. Manifestement, c'était cette personne qui était à l'origine de l'explosion. Un sortilège, pour sûr. Donc ce sont manifestement…

— Béryl, Laura, Bartavius ! hurla Saulia. Ce sont les Dardants du Sinueux !

— Quoi ? s'étonna la jeune scientifique. Mais ça n'a pas de sens !

— J'aurais dû m'en douter, grogna Bartavius en l'aidant à se relever. Ils n'ont pas chômé depuis l'arrivée de Ludwig en ville…

Quelle poisse ! Leur seule solution résidait dans la capacité qu'auraient Bartavius et Laura de jouer armes égales avec ces terroristes, mais le premier n'était pas un mage de combat, et les talents de la seconde lui étaient inconnus, bien qu'elle les ait sauvés du monstre dans la bibliothèque. Rapidement, Saulia sortit son téléphone et appuya sur une alarme préinstallée, destinée à appeler des secours en cas d'incident ; il leur restait cinq bonnes minutes à tenir sans se faire déchirer la moitié de la tête. Un programme festif, en somme.

Le type à la main fumante descendit en bondissant de terrasse en terrasse avec une agilité qui était surprenante, même pour un mage. Utiliserait-il le Déphasage ? Ludwig lui avait parlé de cette technique étrange qui permettait à son utilisateur de se doper à la magie, renforçant ses muscles à des niveaux surhumains. Seulement, cette technique était très rare, même parmi les plus talentueux.

Lorsqu'il arriva à leur niveau, Saulia sortit un spray aveuglant de sa poche, prête à tenter le tout pour le tout pour protéger Ludwig. Mais le terroriste n'avait pas l'air de s'intéresser à lui ; à la place, il faisait face à Laura, et serra son poing jusqu'à faire blanchir ses jointures.

— Espèce de saloperie de nihilienne, gronda-t-il. Retourne d'où tu viens !

Il agita sa main, et une sorte de crépitement, suivit de la même sensation de vent chaud, précéda une explosion qui avala Laura, Béryl et Bartavius.

— Noooon ! s'époumona en vain Saulia.

Les débris retombèrent au sol, la fumée masquant une scène probablement épouvantable. Les larmes commencèrent à se rassembler aux coins de ses yeux ; alors qu'ils avaient convenu d'un plan qui semblait tout bien ficelé… Cette sensation d'impuissance, Saulia l'avait déjà ressenti auparavant…

Bon sang.

C'était la goutte d'eau de trop. Devoir se taper des trajets interminables avec le type le plus maniaque passait encore. Avoir la possibilité de travailler dans un centre spécialisé qui cultiverait ses compétences au mieux sans les exploiter, pourquoi pas... mais se faire recruter sur un projet d'enquête sur un groupe terroriste ? Et en plus, tout ces miaulements dans sa tête… Miaulements ? Oui, ça miaulait. Plein de petits trucs dans son crâne se léchaient la patte, se roulaient en boule pour dormir…

...Ou ouvrent ses yeux brillants dans les ténèbres.

* * *

— Hihihi… Vraiment, j'adore cette sensation ! s'extasia « Main Fumante », en observant sa main gantelée, gravée de runes.

— Arrête un peu de fanfaronner, soupira son frère d'armes en descendant délicatement, comme si l'air se changeait en miel sous ses pieds. On a un travail à accomplir.

« Main Fumante » râla, pour ensuite se diriger vers le corps inerte du diplomate étranger. En l'observant, il remarqua que ce dernier était vraiment à l'image de ce qu'il se faisait des gens de la haute : blanc, gros, blond et bien habillé. Rien qu'à la pensée de ce type se prélassant dans le luxe suffit presque à le faire gerber. Se débarrasser de ce porc équivaudrait à rendre un service à la société.

Par SA volonté, j'avale les dents courbes comme le soleil pleureur. Que ton son soit entendu, ton chant résonnant à travers monts et vallées.

Il arma sa main pour transpercer le cœur de cette ordure et le faire exploser avec plaisir… Avant de sentir une pression formidable sur la joue droite. Dans un cri de douleur indigne d'un fervent comme lui, il fit un vol plané pour s'écraser contre une façade.

La lourdeur qu'il avait ressenti… Quand il se releva, il tâta sa joue avec prudence ; des traces en forme de phalange ! C'est avec effroi qu'il comprit en entendant un feulement sourd : il se tourna.

Erreur qu'il paya cher.

La chose était juste en face de lui ; elle avait malheureusement parcouru une dizaine de mètres en un battement de cils. C'était bien cette femme qui avait crié juste avant, mais légèrement différente : son corps était déformé comme si un gamin avait décidé de combiner un sortilège adiabatique et un métastonique. Un mélange de félin et d'humain qui grondait devant son visage, guettant le moindre de ses mouvements pour le choper comme une petite souris, ou une pelote de laine très malchanceuse.

« Main Fumante » tenta de ramener sa paume devant lui, mais l'hybride fut plus rapide : d'un coup de griffe bien senti, elle lui arracha le bras et un hurlement de douleur. À la vue de son moignon sanguinolent, il prit peur pour la première fois depuis longtemps ; comment une simple humaine avait-elle eu accès à un pouvoir aussi terrifiant ?

Il s'enfuit en beuglant comme un Dreug, projetant des flaques de sang sur le pavé. Petit à petit, sa vision s'embruma, et ses sens s'engourdirent. Les griffes étaient-elles empoisonnées ? Dans son désespoir, il appela à l'aide, et se sentit soulevé.

—...S'enfuir…nous reverrons bientôt…quartier général…

Les mots de son frère d'armes résonnèrent à ses oreilles, entre les bruits sourds du battement de son cœur affolé et celui de son pouvoir qui se débridait de seconde en seconde. Sans demander de restes, les deux Dardants disparurent.

* * *

Le monstre regarda l'écran de fumée, vestige passé de ses ennemis. Elle ne sentait plus leur odeur, et se tourna donc vers Ludwig ; ce dernier respirait difficilement. Sans comprendre comment, la chose sentit un tiraillement, comme une ancre qui accrochait quelque chose coincé au fond de son être, et la sensation s'amplifia jusqu'à devenir douloureuse… Des fourmillements parcouraient sa peau, une sorte de substance visqueuse incolore dégoulinait sur tout son corps, et elle se libéra.

Elle respira par à-coups, bouleversée par cette expérience étrange ; Saulia avait assisté à toute cette scène. Seulement, c'était comme si on l'avait attaché à une chaise devant un écran pour regarder de force un film horrible. Rien que d'y penser lui donna la chair de poule. Elle chassa les résidus gélatineux qui restaient sur ses épaules avant de se précipiter vers Ludwig.

Saulia tâta le pouls de ce dernier ; il était toujours vivant, ce qui signifiait qu'elle… ce monstre ne l'avait pas blessé. Quel soulagement ! Mais la panique reprit le dessus quand elle se tourna vers l'endroit où Béryl et les autres avaient été attaquées.

Un cratère fulminant défigurait le pavé gris et triste de cette rue oxfordienne.

La police débarquait sur les lieux pour constater cette effroyable scène, et déjà le MEIB amenait des passants blessés sur des brancards. Quand un des sauveteurs arriva à leur niveau, il s'accroupit pour constater avec un effroi maîtrisé l'état déplorable de Ludwig. Surmontant son dégoût apparent, il banda le visage du jeune blond avec précaution, tout en s'adressant à Saulia :

— Vous êtes blessée ?

— Non, c'est bon. Mais j'étais accompagnée de trois autres personnes : deux femmes de mon âge et un homme plus vieux, avec une canne. Vous les avez vu ?

— Pas que je sache, affirma le sauveteur. Mais si moi ou l'un de mes collègues les repèrent, on vous le dira.

Saulia le remercia tandis qu'il alla chercher un brancard, quand elle entendit un bruit étrange ; on aurait dit un mélange entre un raclement de moteur d'avion étouffé et un murmure triomphal.

— Quel foutoir ! J'espère que le « voyage » n'a pas été trop mouvementé.

Cette voix… Elle l'avait entendu à travers quelques rares enregistrements que Ludwig écoutait parfois, seul dans sa chambre. Même si le son était différent en vrai, l'accent, l'intonation restaient les mêmes.

Saulia se retourna pour croiser un regard brun presque noir, collé sur un visage fin au nez proéminent. Un sourire moqueur, une mouche à la joue gauche. Une légende.

Derrière lui se trouvaient Béryl, Laura et Bartavius qui avaient l'air aussi sonnés qu'ébahis, mais sains et saufs. Un mythe. Qui souriait comme à l'entente d'une bonne blague.

— Quelles drôles de lunettes… Tu me les prêteras ? J'ai toujours eu envie d'en avoir comme celles-là !

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