I.

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Le téléphone sonne.

— Victor, mon chéri, tu arrives bientôt ? N’oublie pas tes Tupperware vides. Je t’ai préparé des petits plats pour toute la semaine. Et sois prudent, hein !

Ma mère. Inarrêtable. Une vraie mère poule. Il faut dire que c’est un peu de ma faute aussi. Être écrivain, à 26 ans, c’est un véritable pari. Et ce n’est pas en pondant des chroniques pour des journaux gratuits que je vais faire fortune. J’arrive à peine à payer les charges de mon appartement.

Alors, tous les dimanches, je sangle mon casque, j’enjambe ma Vespa, et je me traîne en grelottant jusqu’au fin fond de l’Essonne où ma mère m’attend, un plaid à la main, son visage ridé éclairé du sourire enchanté de la louve qui retrouve ses petits. Elle porte une robe violette sur laquelle trône son fidèle tablier rouge aux motifs provençaux. Je la serre poliment dans mes bras et inspire profondément. Son parfum de Bergamote empli mes narines et j’ai l’impression de retomber en enfance. Je lui laisse mon manteau trempé et accueille avec joie le plaid chauffé sur le radiateur du salon, puis glisse jusqu’à la salle à manger. Mon père est assis dans son éternelle rocking-chair, ses lunettes sur le nez, son journal sur les genoux, et sa pipe vissée au coin de sa lèvre.

— Salut, pa’, dis-je en l’embrassant.

— Le fils prodige, maugrée-t-il. Enfin, jusqu'à présent, c’est plutôt un fils prodigue… Tu as fini par trouver la voie de la fortune ?

— Laisse-le tranquille, le gronde ma mère en se dirigeant vers sa cuisine en formica.

— Pardon, j’avais oublié, qu’il ne fallait pas critiquer l’écrivain de la famille. Bon, on passe à table, je meurs de faim.

— On n’attend pas Arthur ? demandé-je en m’asseyant à ma place habituelle, face au buffet Louis XV.

— Non, ton frère est en retard, comme d’habitude. Il arrivera pour le café. Élise, qu’est-ce que tu nous as préparé de bon ?

La voix de ma mère résonne depuis la pièce d’à-côté.

— Du veau aux carottes. Mais viens m’aider à apporter l’entrée.

Et ça dure depuis plus d’un an. Tous les dimanches, fauché et affamé, je traverse l’Île-de-France pour écouter les sarcasmes de mon père et entendre les illusions de ma mère sur ma piètre carrière.

— Alors, mon chéri, qu’as-tu fait cette semaine. Tu as écrit ?

— Un peu. Mardi et mercredi, j’ai fait de la figuration dans le prochain film de Cluzet.

— Mais c’est fabuleux, s’extasie ma mère. Raconte-nous, le film sortira quand ? Paul, il faut absolument qu’on aille le voir. Notre fils, dans un film de Cluzet ! Tu te rends compte !

— Calme-toi, Maman, je fais la queue dans une boulangerie, et je suis de dos toute la scène.

— Ça c’est la meilleure, s’exclame mon père. Tu n’en as pas marre de faire le pitre, à ton âge. Quand est-ce que tu vas te décider à te prendre en main.

— Paul, ça suffit. Regarde-le. Il ne nous demande pas d’argent. Il travaille comme un damné pour être autonome.

— Autonome, t’en foutrais, moi. Pourquoi crois-tu qu’il vient tous les dimanche ? Parce que tu le nourris pour toute la semaine, voilà pourquoi ! Et toi tu es trop fière pour l’admettre. Ton fils se sert de toi, voilà tout !

— Non mais ça ne va pas ! Victor est écrivain. C’est difficile de nos jours. Et puis, Cluzet ! Paul, ton fils est un héros.

— De dos, répond mon père en riant du nez. Un héros de dos.

Il n’a pas tort. Lorsque j’ai eu vingt-cinq ans, mon père a décidé de me couper les vivres. Il estimait qu’il était temps que je me prenne en main. J’avais hérité d’un appartement de ma grand-mère, à Montmartre. Il n’était pas bien grand, mais c’était déjà une chance énorme. Cela faisait cinq ans que j’avais arrêté la fac pour me consacrer à l’écriture, et je dois l’avouer, j’ai passé plus de temps à sortir dans les boîtes de la capitale qu’à pianoter sur mon clavier. J’ai donc fait tout un tas de petits boulots : cireur de chaussures à La Défense, livreur de sushis à vélo, et chroniqueur dans des journaux locaux. Mais cela n’apportait que de maigres salaires, alors, pour mettre du beurre dans les épinards, j’ai recommencé à revoir mes parents. Quel fils indigne ! J’avais dû les voir une dizaine de fois en cinq ans, et voilà que je déjeune chez eux tous les dimanches. Je devrais m’en vouloir, mais je me rassure en me disant que cela fait plaisir à ma mère.

On sonne à la porte. Ça doit être Max. Mon grand frère a le don d’être toujours en retard. Qu’est-ce que ça peut m’agacer…

— Alors, Vicrotte, on vient chercher à manger chez sa Môman ?

— Et toi ? toujours incapable de lire l’heure ? On a fini de déjeuner.

— Les enfants, supplie ma mère. Arrêtez de vous chamailler. On est en famille.

— Tu parles d’une famille, grince mon père. Un grand benêt qui vend des voitures de luxe mais roule en twingo, et un écrivain qui se fait mousser en figurant dans des navets.

— C’est une twingo sport, corrige mon frère, outré.

— Tu ferais bien de t’y mettre, au sport, dis-je en flattant la bedaine de mon ainé.

Ma mère débarrasse la table et revient avec le café. Ses courtes jambes se dandinent à une vitesse folle.

— Élise, le sucre, bordel ! tempête mon père. Combien de fois faudra-t-il que je te le dise ?

C’en est trop. Mon sang ne fait qu’un tour.

— Non mais t’en a pas marre ? Tu passes ton temps le cul posé sur ta chaise pendant que maman se plie en quatre pour toi. On n’est plus au moyen-âge, papa, ouvres les yeux !

— Sur un autre ton ! Je vais t’apprendre à parler à ton père, moi. C’est pas parce que tu as vingt-six ans que je ne peux pas te foutre une raclée. Tu as intérêt à t’excuser, mon garçon.

Je me lève de ma chaise, fulminant. Mon père a le visage violacé et sa tempe bat violement.

— J’en ai ma claque ! Je me tire, dis-je en me dirigeant vers l’entrée.

— Oui, c’est ça, dégage ! répond mon père. Et ne t’avise pas de revenir.

Bien entendu, rien de tout cela ne se passe véritablement. Je bouillonne silencieusement sur ma chaise en imaginant toutes sortes de scénarios, mais je ne passe jamais à l’acte. Je suis beaucoup trop impressionné par mon père pour l’affronter ouvertement. J’attends patiemment la fin du repas et continue de ruminer sans prononcer un mot. Je me lève, dessine sur mon visage un sourire faussement poli, et invente une excuse pour m’extirper de l’ambiance suffocante du manoir familial.

Ma mère me rattrape dans le vestibule.

— Victor, mon chéri, reste. Ne fais pas attention à ce que dit ton père.

J’ai déjà remis mon manteau. J’attrape mon casque et enlace ma mère.

— J’en peux plus de ce vieux macho rabat-joie. Comment tu fais pour rester avec lui ? Qu'est-ce qu’il est con !

— Arrête, Victor, c’est ton père tout de même. Allez, tiens, n’oublies pas tes Tupperware.

J’attrape le sac et dépose un baiser sur la joue de ma mère. Le goût salé d’une larme interpelle mes papilles. Merde ! C’est toujours pareil ! Mon père me fait sortir de mes gonds et ma mère paie l’addition.

— Merci Maman. Je t’aime.

— Je t’aime mon grand. Passe une bonne semaine. Je suis fière de toi.

Sur le scooter, je n’arrive pas à retirer de mon crâne le visage de ma mère. Son regard embué de larmes hante mon esprit. Je m’en veux d’être parti lâchement. Je suis trop dur avec elle.

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