IV.

6 minutes de lecture

Je me réveille en sursaut. Il fait nuit. Je me suis endormi sur la table du salon. Les restes de rôti et de haricots verts sont froids. Hier, Antoine m’a rappelé. Il m’a pris à l’essai dans l’un de ses restaurants. Et j’ai travaillé de 11h à 2h du matin. Lessivé, j’ai tenté en vain de manger et de regarder une série, mais la fatigue a eu raison de mes dernières forces. Je me lève et range les restes dans le frigo, avant de me diriger vers le lit. Je m’effondre dessus et plonge dans un sommeil sans rêves.

10h30.

J’ai l’impression d’avoir à peine dormi. Tous mes muscles me tiraillent, de la paume de ma main jusqu’à la base de mon cou et la plante de mes pieds. Et cela ne fait qu’un jour. Je grimpe sur ma Vespa et longe le métro aérien boulevard de la chapelle jusqu’au bout du canal Saint-Martin. Je gravis la tortueuse avenue Simon Bolivar jusqu’aux portes du parc des Buttes-Chaumont avant de poursuivre rue des Pyrénées jusqu’à Gambetta. Je fais deux fois le tour du rond-point, pour le plaisir, et me gares à côté du MK2. Antoine fume une cigarette à la terrasse du café Charlotte. J’avise la devanture jaune du restaurant et souris. J’aime cet endroit. A l’intérieur, des fauteuils jaunes et noirs des années 70 donnent un côté rétro à l’endroit. Le comptoir arrondi porte les marques des coudes des piliers de bar, Jack et Joe, qui sont déjà là, un p’tit blanc sec aux lèvres. Je m’installe en terrasse et déjeune d’un tartare avant de commencer le service.

Les clients s’enchaînent et les courbatures de mon bras s’aggravent. Je ne peux plus porter plus de trois boissons à la fois sans que mon plateau ne tremble. Antoine me dit que je vais m’habituer. J’espère bien. Les autres partent en pause clope. Je ne fumes pas. Putain, la vie est injuste. Ils se pourrissent la santé, mais on leur accorde le temps de le faire. Alors que moi, mes poumons sains doivent se coltiner l’air vicié des vapeurs d’alcool et des odeurs de fritures. Après le service du midi, l’activité se calme. Antoine m’accorde un quart d’heure pour souffler. J’hésite à faire un tour au Père Lachaise, mais j’ai peur de ne pas avoir le temps. Je me contente de m’asseoir cinq minutes sur la rotonde du square Édouard Vaillant et griffonne un texte idiot sur les pigeons du parc. J’abandonne mon épreuve raturée sur le banc et retourne au boulot.

Vers dix-huit heures, la terrasse est pleine.

— Deux pintes, s’il vous plaît.

— Blonde ? Brune ? Ambrée ?

— Vous avez de la blanche ?

— Non, on n’en a plus. Mais prenez l’ambrée, je vous la conseille.

— C’est d’accord. Deux ambrées. Avec des cacahuètes.

Je file passer la commande au bar mais on m’interpelle déjà de l’autre côté.

— Garçon !

Je suis rapidement débordé. Je cours à droite, à gauche, prends les commandes, reviens, débarrasse, me rappelle que j’ai oublié quelque chose, les toilettes sont en bas, l’addition ? tout de suite, je retourne à la première table avec la moitié des verres demandés, fait demi-tour, reviens, manque de trébucher, apporte une carafe à la 7, ouf ! Enfin une minute pour souffler. Je regarde à gauche, mon collègue est calme, détendu. Il porte une dizaine de verre sur son plateau, attrape une corbeille de pain qu’il dépose au passage, sert les boissons de deux de ses tables, prend la commande d’une troisième et débarrasse une 4ème en les invitant à payer l’addition au comptoir. Tout cela en un trajet, whaou ! Il faut que je m’organise. Mes cuisses brulent, mon cerveau fume, je comprends mieux désormais l’expression « quand on n’a pas de tête, il faut avoir des jambes ».

En début de soirée, je commence à m’habituer au rythme et arrive presque à anticiper deux ou trois tâches par passage dans mon rang. C’est alors que je la vois arriver. La fille du hall. Merde, elle est accompagnée. Un gigantesque blond aux yeux bleus et dont les muscles saillants semblent vouloir faire craquer la chemise. Qu’est-ce qu’il fout en chemise, d’ailleurs ? Il ne fait même pas 10°C. Sans m’en rendre compte, j’éprouve une pointe de jalousie. Elle porte un pantalon bordeaux et une blouse blanche légèrement transparente. Une tenue passe-partout, élégante et sexy. J’en déduis que ça doit être leur premier date. Elle ne veut pas lui donner trop d’espoirs quant au dénouement de ce verre en tête à tête, mais ne compte pas non plus le laisser indifférent. Je me dirige vers eux, prêt à en découdre.

— Bonjour, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Vous désirez dîner ?

La fille du hall me dévisage, intriguée. J’imagine que je lui dis quelque chose mais qu’elle ne semble pas se souvenir d’où ni de quand. Je souris à l’idée d’entourer mon personnage de mystère. C’est le blond qui me répond.

— Non, simplement pour boire un verre.

— Parfait alors, qu’est-ce qui vous ferai plaisir ? Non, attendez, laissez-moi deviner. Pour Mademoiselle, un Lambrusco : léger, aérien, pétillant et sauvage à la fois. Pour Monsieur, un scotch : puissant, corsé, profondément masculin, aux arômes de musc et de terre. On est d’accord ?

Le blond semble perturbé par ma tirade.

— Euh… non, plutôt, plutôt une bière. Hum… blonde.

— Ah. Classique.

Je ne peux m’empêcher de masquer une touche de mépris dans le ton de ma voix. Elle sourit.

— Et pour Madame ?

— Le lambrusco ira très bien, ajoute-t-elle en baissant timidement les yeux.

Toujours cet accent chantant que je n’arrive pas à identifier.

— Rouge ? Blanc ? non, rosé ! affirmé-je, sûr de moi.

Ce sont ses joues qui rosissent. C’est gagné.

Je garde mes distances tout le reste de leur rendez-vous, me contentant de jeter des regards de temps à autre dans leur direction pour me faire une idée du déroulement de ce dernier. Et je ne suis pas déçu. La fille semble s’ennuyer à mourir, et j’ai l’impression qu’elle m’observe à plusieurs reprises. Elle ne risque pas de finir la soirée chez lui. Au moment où je me fais cette réflexion, j’essaye de me mettre à sa place. Si jamais je croisais une fille canon, à qui je plais ouvertement, mais dont le niveau de conversation ne dépasse pas celui d’un moine ayant fait vœu de silence, qu’est-ce que je ferais ? Je la ramènerai chez moi, assurément, et profiterai de ses qualités toute la nuit avant de nous quitter cordialement le lendemain matin, non ? Alors pourquoi ne ferait-elle pas de même avec le blond ? Une petite voix dans ma tête me souffle qu’une femme ne pense pas comme ça, mais ma raison contredit la voix en lui disant : si nous sommes capables de le faire, pourquoi n’en auraient-elles pas le droit ni l’envie ?

Finalement, je ne suis plus sûr que d’une chose, c’est que la balle est dans son camp. Peu avant minuit, le couple se lève. Ils discutent avec véhémence pendant un court instant, puis se dirigent vers mon comptoir.

— L’addition, s’il vous plait.

— On partage, ajoute la fille.

Ils partagent ! C’est gagné !

— Mais non, laisse moi t’inviter.

— J’insiste !

Ils payent tous les deux, elle me sourit à nouveau, et sortent dans la nuit glacée de Paris. Il s’avance pour l’embrasser, elle tourne la joue et le remercie poliment. Ils partent dans deux directions opposées. Pris d’un élan de folie, j’attrape le ticket de caisse, griffone mon numéro de téléphone au dos, et court dans la rue pour rattraper la fille.

— Mademoiselle, mademoiselle !

Elle se retourne, surprise, et s’arrête. Je la rattrape. Un mélange de violette et de noisette envahit mes narines dilatées par l’effort.

— Vous avez oublié votre ticket de caisse, dis-je en un souffle.

Elle prend le morceau de papier, circonspecte, et me regarde dans les yeux.

— Je… euh… merci.

Avant de se retourner et de s’éloigner à pas lents, sa longue chevelure noire se balançant à chacun de ses pas. Je la regarde partir, hypnotisé. La bouche de métro finit par l’engloutir et je rentre chez Charlotte, frigorifié.

Je termine mon service dans un état second, le cerveau embué par l’odeur de ma muse. J’aurais aimé dérober son écharpe de laine et y plonger le visage afin de m’imprégner, encore et encore, de son odeur. Le restaurant rangé, j’enfile ma veste en cuir, visse mon casque sur mes épaules, et remercie Antoine. Il me tend un sac avec une portion de tagliatelles au saumon.

— Pour ton diner.

Je le remercie et enfonce la clef dans ma Vespa. L’air glacé de Paris me sort peu à peu de ma torpeur. En y repensant, j’ai réussi à trouver un boulot qui me permet de continuer d’éviter de cuisiner. Antoine a remplacé ma mère.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Timothée Pinon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0