Moisissure

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Ça avait commencé par un peu de moisissure dans la salle de bain. Quelques taches noires au-dessus de la baignoire. Ça arrive forcément à un moment ou un autre avec l'humidité.

J'avais essayé de frotter un peu avec mon pouce sous la douche, mais rien à faire les traces ne voulaient pas partir. Je n'avais pas fait beaucoup plus d'efforts que ça, je dois bien l'admettre. Après tout je vivais seul et je n'avais pas envie de faire des courses juste pour acheter du produit.

Alors j'ai laissé traîner. Au fil des jours, j'ai vu qu'il y avait de plus en plus d'endroits du mur qui se faisaient attaquer. Je commençais à me dire qu'il fallait peut-être que je fasse quelque chose, mais j'avais toujours autre chose de plus important.

Et puis un weekend, je me suis levé pour aller me brosser les dents et j'ai vu. Est-ce que j'avais vraiment tant attendu que ça ? Il me semblait que la veille encore, les taches n'étaient rien de plus que des ombres légères sur le mur. Mais ce matin-là, la moisissure avait pris de l'épaisseur. Jusqu'à présent elle ne formait qu'une petite couche indiscernable du mur au toucher. Mais maintenant, c'était un relief moite et répugnant qui se dégageait de la paroi. Le noir de cette saleté était intense et n'était brisé que par les reflets blancs de l'ampoule à nu au plafond. Ces reflets justement semblaient changer lentement, comme si la moisissure suintait et dégoulinait.

Bien évidemment, quand j'ai vu ça, j'ai foncé dans un magasin pour acheter de quoi m'en débarrasser. Comment j'avais pu laisser les choses en arriver là ? Sur le chemin du retour je me flagellais intérieurement d'avoir autant attendu.

Je me suis mis au travail dès que je suis arrivé. J'ai commencé par pulvériser le spray en espérant que je n'aurais pas grand-chose à faire. Le produit semblait avoir un effet, mais pas suffisant. En plus de ça, quand j'ai aspergé la moisissure, elle s'est mise à dégager une odeur insoutenable. Une odeur de poisson pourri avec des relents d'iode. Mes yeux pleuraient et je me suis mis à respirer par la bouche, malgré mon envie de vomir.

J'ai frotté aussi fort et aussi rapidement que possible pour m'en débarrasser au plus vite. Le produit donnait l'impression de faire à moitié fondre la crasse et ça n'a pas pris longtemps pour que je me retrouve avec une mixture noire et poisseuse qui me filait entre les doigts. Je me suis dit que j'aurais dû mettre des gants.

Et puis, à un moment donné, je ne sais pas par quelle réaction chimique, une grosse bulle a commencé à se faire sur le mur. J'étais malgré tout curieux, je me suis approché et... Paf ! D'un coup elle a éclaté et quelques projections ont fini dans ma bouche ouverte. Pas besoin de préciser que j'ai craché immédiatement et que je me suis précipité pour me laver les mains et me brosser les dents. Je ne sais pas par quel miracle je n'ai pas rendu tout ce que j'avais dans l'estomac.

Après beaucoup de travail et une bonne dose de spray parfumé, j'ai fini par rendre un état correct à ma salle de bain.

Pendant les jours qui ont suivi, j'étais content de voir que les taches ne revenaient pas. Par contre, depuis le nettoyage, je toussais assez fort. Je me suis dit que ça devait être l'odeur qui m'avait un peu irrité et que ça passerait tout seul.

Mais plus les jours passaient et plus ça empirait. Mes collègues me jetaient des regards inquiets au boulot et je les comprenais. C'était devenu incessant, j'avais en permanence l'impression que quelque chose bougeait dans ma gorge ou dans mes poumons et que je n'arrivais pas à l'évacuer.

À force, j'ai fini par poser un jour de congé pour aller voir le médecin. C'est ce jour-là qu'en rentrant dans la salle de bain j'ai vu que la moisissure était revenue.

Mais ça n'était pas juste que des taches avaient commencé à se reformer sur le mur. Non, c'était la même couche luisante et suintante que le jour où j'avais fait le nettoyage.

Je suis resté déconcerté pendant quelques secondes avant de me décider. Il était hors de question que je laisse ma salle de bain dans cet état. J'ai attrapé le produit et l'éponge dans le placard et je me suis approché du mur.

Cependant, j'ai été pris d'une quinte de toux plus forte que les autres qui m'a plié en deux. En essayant de reprendre mon souffle, j'ai senti mes cordes vocales vibrer alors que je n'essayais pas de parler. Dans mon inspiration, j'ai entendu une voix qui n'était pas la mienne s'élever de ma gorge.

« Tuuuu... ne feraaaas... paaaas... çaaaa... »

Je sentais que je ne contrôlais plus ma respiration. Chaque fois qu'un nouveau mot était prononcé, je sentais un poids appuyant sur mon diaphragme pour me forcer à avaler de l'air.

Paniqué, j'ai attrapé ma gorge sans trop savoir quoi faire.

La voix a repris malgré ça :

« Aaaarrête... Reeegaaarde... »

J'ai alors levé la tête vers la baignoire. La masse noire suspendue au mur bouillonnait. Le bruit de bulles qui éclataient résonnait dans la pièce étroite. Des filaments se sont mis à s'élever du liquide avant de s'épaissir de plus en plus pour former des tentacules flasques. Ils se dressaient à l'horizontal semblant tenté d'attraper l'air lui-même avant de retomber mollement et d'être réabsorbés. L'odeur iodée du poisson en décomposition était également revenue, plus forte que jamais.

Je suis tombé par terre devant ce ballet poisseux. J'ai tout juste trouvé la force et le souffle de dire :

« Mais qu'est-ce que c'est cette horreur ? »

J'ai senti le poids sur mon diaphragme revenir :

« Tuuuu vaaas... noooouuuus aaaiiiider...

- Qu'est-ce... qu'est-ce que vous êtes ? j'ai demandé, à bout de souffle.

- Nooouuus soooommes... ses eeennnvoooyyyéééés... Nooouuuus préparoooonnnns... soooon arriiivéééeee... Et tu vaaaas... nooouuus aaaiiiider... Oouuu sinooonn... »

Le poids dans ma poitrine s'est alors figé. J'étais incapable d'inspirer ou d'expirer. La panique ne faisait rien pour arranger mon état. J'ai essayé de me frapper la poitrine pour débloquer ma respiration, sans succès.

Ce n'est que lorsque je me suis retrouvé au bord de m'évanouir que mon souffle a soudainement repris. J'ai avalé goulument chaque bouffée d'air que je pouvais. Je tremblais d'effroi, mes joues mouillées de larmes. J'ai crié sans le vouloir :

« Qu'est-ce que vous me voulez ? »

Alors, émergeant au milieu des bulles noir, un œil jaune s'ouvrit, m'observant directement. La pupille était d'une forme étrange, presque en W. Malgré l'étrangeté de ce regard, j'ai senti une haine profonde me transpercer.

« Maaaannnngeeerrr... aaaaniiimaaaal... »

Je suis resté sans bouger, je n'étais pas sûr de savoir ce que je devais faire. M'irritant la gorge avec violence, la voix qui n'était pas la mienne s'éleva de ma bouche :

« Déééépêêêêche toooiiii ! »

Au même moment, plusieurs tentacules se sont raidis en un cercle approximatif sur le mur. J'ai supposé que c'était ce qui s'apparentait le plus à une gueule sur cette créature. Des crissements aigus émanaient de la moisissure.

Plusieurs des tentacules ont commencé à se diriger dans ma direction. C'est là que je me suis levé et que j'ai presque couru jusqu'à la cuisine. Dans le réfrigérateur, j'avais quelques blancs de poulet je les ai attrapés et suis retourné à la salle de bain.

L'œil m'a regardé avidement lorsque je suis revenu. J'ai tendu les morceaux vers le cercle de tentacules qui se sont jetés sur la viande. Plusieurs d'entre eux ont aussi touché ma peau. Chaque fois une forte douleur de brûlure m'a traversé la main, mais j'étais trop effrayé pour m'arrêter.

Quand il n'est plus resté une seule miette de poulet j'ai demandé d'une voix tremblante :

« Est-ce... Est-ce que ça suffira ?

-Pooouuur... l'iiinnnstaaannnt... Pluuuus demaaaiiiin... Ne paaaarle àààà... peeeersoooonne... »

Sur ces mots, l'œil s'est renfoncé dans la mixture. J'ai alors foncé hors de mon appartement sans même prendre la peine de le verrouiller derrière moi. Arrivé en bas de mon immeuble, je me suis effondré contre un mur, en larmes. Je sais que plusieurs personnes sont passées en me jetant des regards interloqués, mais je n'y ai pas prêté plus d'attention.

J'ai hésité à partir et ne jamais revenir. Mais chaque fois que cette idée me venait à l'esprit, une toux profonde me secouait. Je n'ai eu d'autre choix que de remonter dans ce que je considérais encore le matin même comme chez moi.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté contre ce coin de mur. Mais le soleil était bas quand je me suis relevé.

Je n'ai pas remis les pieds dans la salle de bain une fois remonté. Je ne savais pas quoi faire, alors je suis allé au lit.

Je n'ai pas trouvé le sommeil de la nuit.

Je ne suis pas allé au travail le lendemain. Je suis sorti uniquement pour acheter de la viande. J'avais trop peur de ce que penserait la chose si j'allais ailleurs.

Ce soir-là, je ne saurais pas trop comment l'expliquer, mais j'ai senti qu'il était l'heure. J'ai sorti la viande du réfrigérateur et j'ai répété la même opération que la veille.

Ça a été le début d'une routine qui a duré trois mois. Trois mois pendant lesquels chaque jour je rentrai dans la salle de bain pour nourrir la chose. L'heure variait, mais chaque fois, je percevais au fond de moi que le moment était arrivé.

Je ne sortais plus que pour faire quelques courses. Juste de quoi survivre pour moi. Et de la viande en quantités de plus en plus grandes pour la moisissure.

J'ai pu voir dans le hall de mon immeuble que Max, le chien de ma voisine, Mme Pichon, avait disparu. Je me suis posé des questions lorsque j'ai vu ça. J'étais à l'appartement la plupart du temps, mais il est vrai que faire des courses me prenait du temps malgré tout...

J'ai quitté mon emploi. J'avais peur de finir par craquer et de trop en dire à mes collègues. Mais surtout, j'avais peur que la chose qui se trouvait dans mes poumons ne soit contagieuse. Je ne voulais pas prendre le risque de leur faire endurer la même chose que moi.

Au moins l'abonnement que j'avais pris à la salle de sport me servait enfin. Quand je sortais j'en profitais pour me laver là-bas. Il était hors de questions que je reste plus longtemps dans cette salle de bain que je n'y étais forcé.

De toutes façons, la moisissure s'étendait de plus en plus. Ce qui avait été ma baignoire disparaissait presque entièrement sous les tentacules pulsants.

Je n'arrivais plus à prendre soin de moi. J'ai beaucoup maigri pendant cette période. Ma barbe était inégale et c'est à peine si j'arrivais à changer de vêtements. À force de donner de la nourriture à la chose, mes mains étaient pleines de cicatrices. Je ne sortais plus qu'avec des gants. Je voyais bien aux regards qu'on me lançait l'impression que je faisais.

À force, je commençais à me dire que peut-être je pourrais m'habituer à cette situation. Chaque fois que je pénétrais dans la pièce où se trouvait la moisissure, mon cœur semblait rater un battement sur deux face aux membres noirs et visqueux qui de dressaient avec avidité. Mais le reste de la journée n'était pas si terrible.

Oh si, il y avait malgré tout les cauchemars. Chaque nuit, je me voyais sur une plage près de l'océan, incapable de bouger. La créature de ma salle de bain était dans l'eau. Ses tentacules avançaient lentement sur le sable. Chaque nuit ils étaient plus proches de moi.

Mais ça n'était pas ça qui m'inquiétait le plus. Je sentais une autre présence plus loin dans l'océan. Plus profond. Et profondément en moi également. Quelque chose m'observait. Et attendait.

Mais malgré cela, je pensais que j'arriverai à accepter ce mode de vie.

Jusqu'au moment où ce que j'avais à donner n'a plus suffi.

J'avais donné la viande comme à mon habitude. La moisissure avait envahi trois des murs de la pièce presque entièrement. Alors que je m'apprêtais à sortir, le poids sur mon diaphragme était revenu, me forçant à prononcer des mots qui n'étaient pas les miens :

« Pluuuus... »

Je me suis raidi immédiatement.

« Je... Je peux aller en racheter. »

Mon compte en banque était de plus en plus ténu. Mais n'importe quoi plutôt que d'offenser la chose.

« Noooon ! »

Plusieurs yeux comme celui que j'avais vu le premier jour sont sortis de tous les côtés instantanément, braqués sur moi. Les membres noirs se sont tous raidis dans ma direction. Mon cœur s'est accéléré.

Mais au lieu de me saisir, ils se sont rabattus sauf un. Celui-ci s'est alors approché lentement du dernier mur encore blanc.

Il n'y avait pas besoin de mots pour que je comprenne. Derrière ce mur, ce n'était plus mon appartement. C'était celui de Mme Pichon. Une septuagénaire joviale que tout le monde dans l'immeuble appréciait.

Je me suis tourné vers la moisissure, le regard suppliant. Le poids dans mes poumons s'est alors alourdi.

Il n'y avait plus qu'une chose à faire.

Je suis sorti de mon appartement et j'ai toqué à la porte de l'appartement voisin.

« Oh bah ça, si je m'attendais, dit Mme Pichon en ouvrant la porte. Bonjour ! On ne vous voit pu dans l'immeuble dites donc, je pensais que vous aviez déménagé !

- Oui Mme Pichon, bonjour. Je suis désolé, j'ai été très pris ces derniers temps. Mais j'ai une bonne nouvelle, j'ai retrouvé Max. »

Je lui ai donné mon sourire le plus amical. Ses yeux se sont illuminés.

« Oh vraiment ? Vous êtes mon héros ! Vous voulez bien me l'amener ?

- Eh bien je voudrais bien, mais il s'est réfugié dans ma salle de bain et il refuse d'en sortir. Je me suis dit que peut-être si vous veniez vous-même il accepterait de vous suivre.

- Oh oui, je vois ! Je vous suis dans ce cas. »

Son sourire était radieux. Dans l'entrée, elle commençait déjà à appeler Max.

Je lui ai ouvert la porte de la salle de bain et je l'ai immédiatement refermée derrière elle.

Je ne l'ai même pas entendue crier. Le reste des bruits en revanche...

Des craquements, des sucions prolongées. Le bruit flasque des tentacules qui se levaient et retombaient. J'aurais voulu être sourd.

J'étais enfermé dans ma chambre quand la voix est sortie de ma gorge.

« Biiiieeeeen... Celaaaa suffiraaaa... Biiiieeeen... Iiiiiil seraaaaa... bientôôôt... lààààà... »

Après quoi, je me suis senti différent. Je ne m'étais pas senti comme cela depuis avant son arrivée.

La curiosité a eu raison de moi et je suis allé dans la salle de bain.

Il n'y avait plus rien. Aucune trace du passage de la créature. Les produits que j'avais laissé se faire prendre dans les tentacules étaient intactes. Et les murs étaient d'un blanc immaculé.

J'ai refermé la porte.

Je n'y rentre plus qu'une fois par semaine pour la nettoyer et j'y passe le moins de temps possible.

J'ai repris un emploi aussi. J'essaie de reprendre ma vie.

Je pourrais déménager, mais si jamais quelque chose venait à revenir j'ai le sentiment que ça serait à moi de prendre la responsabilité. Je n'ai pas le droit de fuir. C'est ma pénitence.

J'ai essayé d'aller chez le médecin pour faire examiner mes poumons. Mais chaque fois que je m'approche d'un cabinet, une forte toux me prend subitement.

Oh et Max le chien. Apparemment il s'était simplement sauvé. Je l'ai vu traîner près de l'immeuble quelques jours après le départ de la chose.

Il vit avec moi maintenant. Ça me fait du bien d'avoir quelqu'un avec moi.

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