Chapitre 2 : Une frayeur de Titan

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« Un, deux ; un, deux ; un deux ; trois, quatre, cinq. »

Les pas de la vieille Bérale dans sa mémoire étaient clairs comme de l’eau de roche. Qu’était-elle devenue ? Celle qui lui avait enseigné la danse et s’était accessoirement occupée de ses premières années devait avoir atteint un certain âge. Mais tout cela était bien loin. Après une rapide et douloureuse simulation de ce début de chorégraphie, la jeune femme revint à la réalité.

Suite à son combat dans le monde du Verseau, Sentia s’était demandé ce que les paroles de Gerun avaient voulu dire. Mais la fatigue avait été telle qu’une fois de plus, elle ne se souvint plus de ce qui s’était passé entre le moment où elle avait rejoint le Palais impérial et celui où elle avait commencé à marcher vers l’ouest.

À l’ouest se dressait l’ennemi de toujours, le grand rival du pays qu’elle était désormais censée représenter : l’empire de Rozarria. Évitant les grandes villes et la civilisation, Sentia avança le long de chemins isolés jusqu’à arriver à un lieu rocailleux, comme le début d’une chaîne de montagnes. Accusant le coup des pentes de plus en plus aiguës, elle traîna de nouveau ses jambes endolories vers ce qui semblait être le pinacle du paysage.

Là, elle s’arrêta et prit le temps d’étudier les chemins qui s’offraient à elle pour parvenir à la prochaine étape, choisie au hasard. C’était un sommet pas plus haut que les autres, mais de couleur différente. Empruntant le trajet le moins pénible, elle prit de longues inspirations et finit par y arriver.

— Ben alors, vous en avez mis du temps !

Surprise par la voix à la fois familière et étrangère, Sentia sentit la colère monter et se retourna vivement vers… la jeune fille, balançant deux jambes minces et vêtue de blanc.

— Je ne te permets pas !

— Eh, dites ça à Bélias. Il arrive… très bientôt, répondit-elle en consultant une montre sortie de sa poche.

Tout à coup, le brouillard qui recouvrait jusqu’alors la cime montagneuse s’amincit. Il laissa entrevoir un cratère, un grand cratère dans lequel bouillait quelque chose dont la vapeur la brûlait même à distance. Soudain, dans un frisson, elle comprit. Elle était arrivée à la zone volcanique de Rozarria, Lave Dannate.

Comme Famfrit, la créature de feu qui apparut devant elle surgit de la lave en un éclair, soulevant avec elle des tornades de flammes. Sentia se tint en garde et fit apparaître son épée à deux mains. Bélias, le titan orange et marron doté de cornes, s’apprêtait à charger. Elle para difficilement et courut pour esquiver le prochain coup, magique cette fois.

— C’est une magie de feu ! s’écria l’être de lumière.

— Je sais, merci !

— Faites attention à vos blessures !

Elle avait raison. Bien qu’elle n’eût pas pris de dommages à proprement parler, ses plaies le long de ses membres la brûlaient terriblement après être passée tout près d’une puissante flamme. Il fallait en finir au plus vite ou elle allait en payer le prix. Tête baissée, elle fonça sur le monstre.

— Noooon ! Reculez ! Ça sera pire !

L’accueillant avec sa longue pique décorée, Bélias réussit à l’atteindre avec ses griffes malgré son mouvement d’esquive. Sentia hurla de douleur et tint sa jambe blessée.

— Pour en finir rapidement, utilisez une magie d’eau, suggéra la jeune fille.

— Me prends-tu pour une mage débutante ? s’énerva la combattante. Je sais bien que c’est le plus efficace, mais ces magies ne sont généralement pas assez puissantes ! Ça se voit que tu ne me connais pas.

— Je vous connais au contraire très bien. J’ai connaissance de vos forces, vos faiblesses – car, bien que je vous admire, vous en avez –, vos espérances et vos désillusions. Il faut continuer à croire en vous et…

— Je n’ai pas le temps de « croire en moi » ! cria Sentia en évitant un nouveau coup du Titan.

Pourquoi devrait-elle croire en elle alors que personne ne le faisait ? Et plus précisément, pourquoi devrait-elle croire en elle alors que Lui l’avait lâchée ? Cette pensée lui causa un sentiment de tristesse immense qui la déstabilisa et la laissa prendre un nouveau coup.

— Reprenez-vous ! l’encourageait la jeune fille. Vous ne pouvez pas abandonner maintenant ! Et les blessures de feu, vous savez, sont les plus douloureuses…

« Non », pensa Sentia en obéissant à moitié, « les blessures les plus douloureuses sont celles de l’âme, lorsqu’on doit s’en séparer, qu’on ne croit plus en rien et qu’il n’est plus possible d’être réparé ».

En dépit de cette pensée, elle se ressaisit et avança prudemment vers Bélias. Celui-ci tenta de lui donner un nouveau coup de pique, qu’elle para avec son épée. Étant très proche de la bête, elle sentit qu’elle ne pourrait pas éviter le suivant et recula de deux pas, toujours en garde, avant de lancer une magie d’eau qui atteignit sa cible de plein fouet.

— Bien joué ! s’égaya la jeune fille.

— Ça ne lui fera pas grand-chose… tempéra Sentia.

En effet, Bélias avait visiblement subi des dégâts consécutifs à la petite flaque qui l’avait touché, mais restait debout et se préparait à l’attaque. Profitant de ce court moment de trêve, Sentia serra les dents et lui décocha plusieurs coups d’épée. Le Titan tituba.

— Ouais ! Génial ! s’époumonait la spectatrice.

Puis, d’un air désolé, en se tournant vers la bête :

— Désolée, Bélias… Mais essaie de comprendre, c’est pour ton bien.

Sentia, qui était de l’autre côté, n’avait pas pu entendre, mais vit Bélias foncer sur elle, dans une expression de grande colère.

— Hé ! Qu’est-ce que tu lui as dit ? fit-elle, apeurée.

Sans entendre la réponse, elle dut esquiver plusieurs coups de griffe ainsi que la pique que le Titan tendait droit vers elle.

— Mais pourquoi es-tu furieux, tout à coup ?

— Depuis le temps que vous combattez, j’aurais cru que vous saviez que les ennemis font preuve de capacités décuplées lorsqu’ils sont proches du Coma, commenta la jeune fille.

— Mais là, on ne dirait carrément pas la même créature !

Bélias continua d’attaquer sans temps de pause et, lorsqu’il s’approcha suffisamment de son adversaire, fit apparaître de gigantesques flammes que Sentia ressentit du plus profond de ses os.

Le temps lui était désormais plus que compté.

— N’abandonnez pas ! répétait l’être de lumière.

La jeune femme ressentait une souffrance physique au-delà de tout ce qu’elle avait pu endurer jusque-là, en comptant les aventures passées à l’armée. Ses jambes flageolaient et elle peinait à rester debout ; quant à ses bras, le feu du Titan décuplait le supplice des mutilations qui s’y trouvaient. Tout en elle et autour d’elle respirait la désolation et la défaite. Et pourtant, elle devait avancer. Et pourtant, elle devait gagner.

— Le rocher !

Sentia plana vers la direction pointée par son alliée et se posa sur un rocher hors de portée de Bélias, lui faisant gagner de précieuses secondes durant lesquelles elle s’attacha à reprendre sa respiration, ce qui atténua légèrement sa sensation de douleur et de désespoir.

— Bélias est hors de contrôle… comme Famfrit ! se désola la jeune fille. Je ne sais pas ce qui leur arrive, à tous…

Sentia l’écouta, réfléchit à la meilleure manière d’attaquer en économisant ses forces, prit sa décision et décolla du sol.

— Vous pouvez y arriver !

La combattante affina son saut pour chuter devant le Titan, et commença par esquiver le coup qu’il avait préparé. Depuis son côté brûlant, elle cogna et cogna encore avec son épée, épuisant peu à peu ses réserves de myste. Bélias accusait les coups sous les exclamations de la jeune fille qui mimait des mouvements de boxe, et, enfin, une attaque plus puissante que les autres quitta la lame de Sentia pour mettre la créature à terre.

— Ouiii !

— Ce n’est pas fini…

Se retournant pendant que Bélias se relevait, elle prit son élan et attaqua de plus belle de tous les côtés, essuyant de féroces coups de pique au passage, mais tenant bon. Comme la première fois, un déluge offensif vint s’abattre sur le Titan qui se mit à vaciller.

— Inondation !

Le volcan derrière eux entra en éruption. Des quantités astronomiques de lave s’échappèrent du cratère, avec, au-dessus d’elles, encore davantage de vapeur d’eau. Cette dernière s’éleva dans les airs, se condensa en nuages de plus en plus nombreux, pour finalement retomber en pluie violente sur le corps de la créature de feu. Très vite, la pluie s’épaissit autour de Bélias, formant une large colonne d’eau similaire à une tornade. Sentia prenait conscience de son estomac vide, de sa peau mutilée par les blessures et attaquée par l’eau que l’on sentait de toutes parts, et son cerveau avait comme cessé de fonctionner. Machinalement, elle se dirigea vers la tornade aquatique, fut emportée dans les airs, et, perdant l’équilibre, tenta de rester à la verticale tandis que ses larmes coulaient. Sa sueur trempait ses vêtements, et, au comble de la frayeur et du traumatisme, un flot progressait également le long de ses jambes. Soudain, le courant qui l’avait élevée au-dessus de la bête se mit à changer de sens, et sa chute commença. Fermant les yeux, elle tint très fort son katana et son sabre de ninja, chargé de l’élément Eau, dans chacune de ses mains ; et, lorsqu’elle arriva à hauteur du Titan, exécuta tout ce qui lui restait de son passé :

— Un deux ; un deux ; un deux ; trois, quatre, cinq.

Ses jambes et ses bras armés, fiers d’avoir dansé peut-être pour la dernière fois, retombèrent en même temps qu’elle sur le sol, tandis qu’une formidable explosion aquatique retentissait à l’emplacement de Bélias.

— Oulà !

Sentia et la jeune fille sautèrent sur le rocher pour éviter d’être englouties. Après de longues minutes, le calme revint sur le sol montagneux humide, et la femme épuisée put y remettre les pieds sans risquer d’être emportée par le courant. Anéantie, elle tomba à genoux devant le médaillon qui gisait à la place de Bélias, porta l’objet vers le soleil mourant et laissa les larmes se mêler à la pluie artificielle.

— Je veux mourir !

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