31. Réveil

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« Scarlet ? »

Au loin, dans l'épais amas d'arbres aux couleurs verdoyantes, Serafinet Jones souriait. Elle effectuait de grands signes, l'intimant d'approcher.

« Grand-mère ?

— Oui, viens, ma fille. » répondit-elle d'une voix douce.

Elle ressemblait beaucoup à Janet. Assise sur ce caillou, au milieu d'une clairière aussi petite qu'une chaumière, elle possédait un visage bienveillant à qui l’on voulait se confier.

Scarlet n'avait jamais vraiment eu le loisir de lui parler. Considérée comme folle auprès de ses pairs, son Hyara avait été un mystère durant longtemps. Dans sa jeunesse, elle avait été une guerrière inégalée, mais les années l'avaient rattrapée et la vieillesse l'avait rendue sénile. Pourtant, assise là, elle n'avait pas l'air d’apparaître de la même manière qu'on la décrivait au village.

Elle s'approcha, avec réticence puis avec confiance ensuite. Elle prit place sur le petit rocher adjacent, et se mit à contempler la forêt aldienne qui se dressait devant leurs yeux.

« J'ai longtemps attendu ce moment. » déclara la vieille femme.

Étonnée, Scarlet se tourna vers elle.

« Quel moment ?

— Celui où tu te rendrais compte ce qu'est réellement ton Hyara, et de qui il descend.

— La légende était donc exacte. »

Serafinet acquiesça.

« J'ignore encore pourquoi il ne s'est jamais montré de cette forme avant, poursuivit Scarlet.

— Vraiment ? »

Un sourire se dessina sur son visage ridé.

« Je pensais que tu aurais compris plus tôt. »

Elle se racla la gorge.

« La création du monde ne tient pas réellement de divinités, d'animaux mythiques ou autres choses farfelues que nombre d'entre nous ont élaborés. C'est tout simplement l'œuvre de l’Univers. Des astres qui s'entrechoquent, une planète qui nait. Les scientifiques humains ont raison.

— Pourquoi les Aldiens vénèrent-ils toujours une déesse alors ?

— Ils vénèrent la nature, Scarlet. Ne l'as-tu donc jamais saisi ? Ils la personnifient seulement pour la comprendre.

— Je ne vois pas où tu veux en venir, grand-mère. »

Serafinet ramena ses jambes en tailleur, et enseigna :

« Les quatre animaux légendaires étaient les premiers hôtes de Hyara. Tu as hérité de l'un des originels, un élément qui descend directement de l’essence elle-même. Pur et inchangé. Seul, il est fort, mais ensemble, ils sont invincibles.

— Ça n'explique pas pourquoi maintenant, pourquoi aujourd'hui.

— La nature nous a tous conféré un don extraordinaire, qui remonte à bien longtemps. Nous en sommes ses gardiens. Charly voulait la détruire, et en accordant à ton Hyara le loisir de se nourrir de tes émotions, celui-ci en a pris le contrôle pour l'en empêcher. »

Scarlet laissa quelques minutes de silence planer. Qu'avait-elle à répondre à cela ? Si ce n'est qu'elle n'avait pas envie d'endosser le rôle de l'héroïne. Ce qu'elle souhaitait, c'était enlacer Aaron et retourner en ville pour rebâtir l'immeuble qui les avait accueillis.

« Tu sais, ma fille, aucun Aldien de cette planète n'a jamais vraiment saisis pourquoi nous étions dotés de Hyara. Nous avons grandi et vécu avec, sans comprendre ce que cela signifiait réellement. Ce qu'ils sont. Ils n'ont certes ni conscience ni pouvoir d'action, mais ils demeurent à l'intérieur de nous comme des entités dissociables de notre corps. Ils peuvent être volés, copiés, remplacés ou enlevés. Ils voyagent entre les hôtes, leur prêtent la vie. Ils sont innés, mais pas éternels. La nature a déjà privé nombre d'êtres vivants au cours des millénaires de ce précieux don. Nous venons de la Terre, mais nous ne sommes que de passage. L'oublier serait un blasphème et une idiotie que nous ne pouvons nous permettre. »

C'était de sages paroles, que Scarlet assimila avec regret. Les Hyaras de Willa, Isy, et bien d'autres Aldiens allaient trouver de nouveaux hôtes. Et dans leurs yeux, dans leur énergie, elle pourrait alors se remémorer leur histoire. Comme ça l'avait toujours été. Mais Aaron ? Il allait juste être laissé pour compte, revenir à l'état de poussière. Et son souvenir allait être perdu avec les années, comme si tout ce qu'il avait accompli ne signifiait rien.

« Scarlet ? »

Elle se tourna vers sa grand-mère, les yeux humides.

« Scarlet, est-ce que tu m'entends ?

— Oui, j'ai compris tes mots, et je ferais de mon mieux pour les étudier.

— Scarlet, réveille-toi.

— Me réveiller ? » s'étonna-t-elle.

Serafinet avait une voix étrange.

« Il faut que tu ouvres les yeux. »

Elle acquiesça lentement, ses yeux ridés plissés sous la bienveillance, puis se leva de son caillou.

« Je t'en prie, dis-moi que tu vis. » lâcha-t-elle une dernière fois avant de disparaître derrière les arbres.

« Scarlet ? »

En un sursaut, elle sortit du songe. La lumière du jour agressa ses pupilles, qui la fit cligner des yeux. Elle avait beau essayer de s'habituer à son environnement, les visages penchés sur elle apparaissaient flous. Son corps lui faisait un mal affreux. Sa hanche la brûlait et sa tête bourdonnait incessamment.

« J'ai cru que tu allais mourir. » soupira de soulagement une voix masculine.

Elle gémit, tâchant avec ardeur de découvrir qui restait présent à son chevet.

« Je... »

Elle fut prise d'une violente quinte de toux rauque, et se tourna sur le bord du lit pour cracher une glaire ensanglantée.

« Aaron ? murmura-t-elle après avoir repris son inspiration.

— Tu es en sécurité, ma fille. »

Enfin, elle reconnut la voix. Jill, bien sûr. Qui d'autre que son père pour la soigner ?

Elle se frotta les paupières, jusqu'à ce que les images semblent nettes.

« Est-ce que tu veux manger quelque chose ?

— Non, j'ai juste besoin d'eau. » répondit Scarlet, meurtrie par la douleur saisissante.

Le plafond de la chaumière devint enfin distinct. Elle pouvait de nouveau apercevoir les détails. Avec difficulté, elle se redressa. Devant elle, nombre de lits étaient occupés. Tous, en réalité. Soudain, la panique l’agrippa. Elle posa un pied sur le sol, profitant du fait que Jill soit parti pour s'échapper. Mais marcher était bien plus complexe que prévu. La douleur lui arracha une grimace.

Elle s'aida du mur pour avancer, observant chaque visage, et chaque mouvement de respiration. Aucune trace de ses amies.

« Scarlet qu'est-ce que tu fais ? »

Paniqué, Jill posa le verre sur une table et courut vers elle. Il la soutint à temps avant qu'elle ne s'écroule, puis la ramena au point de départ.

« Ne sois pas inconsciente, la sermonna-t-il. Tu es blessée, tu as besoin de repos et de soin.

— Je veux savoir où sont les autres.

— Halia, Scorpio et Maïa vont bien. Garett de même. Allonge-toi maintenant. »

Il récupéra le verre d'eau puis lui tendit.

« Tu devrais dormir un peu.

— Je dois les voir.

— Non, Scarlet. Ce n'est pas le moment, eux aussi nécessitent du repos.

— Est-ce que Mouse, Ethan et...

— Scarlet... le coupa-t-il. Je t'en prie, il faut que tu te calmes.

— J'ai besoin de connaitre le nombre de bateaux qui vont être enflammés. »

Il baissa le menton avec tristesse. Tous savaient qu'il y en avait trop pour les compter.

« Nous avons tout le temps pour ça demain. La guerre est terminée et Alda est en sécurité.

— Ca ne suffit pas. J'ai envoyé trop de gens se faire tuer pour notre cause et je... »

Sa voix se brisa sur la fin. Jill, compréhensif, posa sa main sur la sienne et lui lança un regard peiné.

« Je sais, ma fille. Je sais. »

Il lâcha un soupire, et hocha la tête. Avant qu'il ne sorte de son champ de vision pour s'occuper des autres patients, Scarlet l'interpella. Il se retourna vers elle.

« Merci, père. Tu as sauvé plus de vie que moi.

— Tu as sauvé notre île. Ce serait plutôt à moi de te remercier. »

Les yeux humides, elle ne répondit pas.

« Quelques heures de sommeil, et je t'aiderais à marcher pour prendre un peu d'air frais. Est-ce que c'est un deal qui te convient ? »

Elle acquiesça, puis glissa sur le matelas, retenant un sanglot. Elle resta dans cette position de longues minutes, incapable de s'endormir. Puis, Morphée l'accompagna, et les rêves peuplèrent de nouveau son esprit.


Nous venons de la Terre, mais nous ne sommes que de passage.


Le lendemain, le soleil avait éloigné les nuages. La guerre avait fait de nombreux ravages sur l'île, mais elle avait été nettoyée du sang qui l'avait taché. Les défunts avaient été alignés sur des bateaux, déposés sur un lit d'hellébores noirs. C'était une fleur de rituel sacré. Transmis de génération en génération, les Aldiens racontaient qu'elles permettaient aux Hyaras de quitter les corps en paix pour trouver ses prochains hôtes.

Malgré l'horreur et la tristesse, le paysage demeurait d'une beauté légendaire. Les coques de bois doucement bercés par les vagues, décorés de pétales blancs, le tout dans un silence imperturbable.

Sur la plage, les survivants de la guerre s'étaient rassemblés. Les blessures de tous résidaient sur leur chair et dans leurs yeux. Chacun d'entre eux avait un proche à honorer.

Scarlet ne put détacher son regard d'Aaron. Il avait été traité comme les Aldiens. Avec respect. Et bien qu'il fût dépourvu de Hyara, personne n'avait omis de le faire dormir sur les hellébores.

Halia s'avança difficilement vers les bateaux. Pieds nus, elle marcha jusqu'à ce que l'eau arrive à ses genoux, et déglutis. Prendre la parole était le devoir de la reine. Et sans Willa, c'était devenu le sien.

Elle inspira un grand coup, puis observa la foule qui n'attendait que son discours.

« Nous avons survécu. » lâcha-t-elle après un instant, la voix tremblante.

Elle retint un sanglot, puis poursuivit :

« Alda doit se souvenir et honorer celles et ceux qui ont combattus pour... »

Halia pinça les lèvres, laissant une larme glisser sur sa joue. Elle détourna le regard de son peuple, luttant contre l'envie de s'écrouler.

« Je ne suis pas une reine. »

Les habitants s'échangèrent des regards d'incompréhension.

« Alors je ne vais pas parler en tant que tel. »

Elle releva la tête vers eux, puis s'avança jusqu'à leur faire face. Les yeux rougis, mais déterminés, elle serra les poings.

« Je m'appelle Halia Haffdóttir, et j'ai fait la guerre à vos côtés. Je n'ai pas de mot assez juste pour décrire le deuil qui nous saisit à cet instant, face à ces êtres extraordinaires qui ont donné leur vie pour sauver Alda du diable. Mais nous sommes des guerriers et nous sommes des guerrières. Nous sommes des Aldiens et nous sommes des humains. Nous sommes les vivants, ceux qui vont perpétuer le souvenir et la mémoire de nos défunts. Je refuse que nous oubliions leur nom et leur visage. Qu'ils soient dotés de Hyara ou non, ils sont morts en héros. Ils sont nos frères, nos sœurs, nos parents et nos amis. Que leurs âmes demeurent éternelles. »

Dorénavant, elle pleurait. Et tous pleuraient avec elle.

« Archers ? »

Scarlet accrocha une flèche de feu à son arc, la vision brouillée par les larmes. En ligne, ils suivirent le mouvement.

« Tirez. »

À l'unisson, les sagettes s'élevèrent dans les airs, et atterrirent dans les bateaux, enflammant le bois et les fleurs ainsi que les corps.

« Soufflez. »

Ils s'exécutèrent. Scorpio ne prit pas la peine de les imiter. Elle effectua un cercle avec le dos de sa main, et les coques s'éloignèrent de la rive.

« Sara ? »

La concernée était une vieille femme aux cheveux grisonnants. Elle rattrapa Halia, et se mit à glorifier l'hymne de l'île. Bientôt, les habitants se calèrent sur sa voix, et tous rejoignirent le chant.

Le spectacle qui s'offrit à eux était extraordinaire. Sara Good avait le don de permettre aux Hyaras d'être visibles par tous. Une nuée de couleur, semblables à une multitude d'aurores boréales s'élevèrent des brasiers qui voguaient sur l'eau. C'était sans équivoque la plus belle chose que Maïa et Mouse avaient vu de leur vie. Même les Aldiens, qui connaissaient les rituels, subsistèrent sans voix face au ciel coloré. Scorpio s'approcha de Scarlet. Ses yeux étaient embués.

« Je ne savais pas que tu m'apparaîtrais capable d'être triste, lâcha-t-elle.

— Le regret reste pire que la mort. »

Elle se tourna vers elle.

« J'aurais dû le dire à Aaron lorsqu'il était encore vivant. »

Les sourcils froncés, Scarlet pencha la tête. Alors, Scorpio plongea ses yeux glacés dans les siens.

« Mon véritable prénom est Nephtys. Nephtys Haussmann.

— Tu... Est-ce que tu... bégaya-t-elle, sans arriver à formuler une phrase concrète.

— Oui. Je suis la sœur d'Aaron. »

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