3. La vague

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Emergeant de son sommeil inconfortable à bord de la barque en bois, Scarlet ouvrit péniblement les yeux. Deux nuits s’étaient déjà écoulées depuis qu’elles avaient quitté l’île, et à cet instant, il n’y avait rien d’autre autour d’elles que de l’eau. Si Halia semblait être pleinement dans son élément, le visage de Scarlet était quant à lui pâle et livide. A chaque mouvement, sa bile remontait désagréablement dans sa gorge, manquant de la faire vomir par-dessus bord.

« Tu n’as plus rien d’une guerrière dorénavant, se moqua Halia.

— Très drôle, grogna l’intéressée. C’est facile pour toi.

— Pas vraiment, je commence à avoir des crampes aux doigts. »

Elle relâcha un peu la pression, replaçant sa main vers elle pour la masser. Alors que Scarlet s’attendait à un déferlement de vagues déchaînées, l’océan n’en fit rien. L’eau resta calme.

« Je ne comprends pas, murmura-t-elle, les sourcils froncés. On ne devrait plus avancer, comme cette nuit, où être noyées par une mer folle !

— Je saisis davantage tes lacunes en Affinité ! Ton élément est… comme un être à part entière. La connexion entre lui et toi est permanente, pas seulement lorsque tu lui demandes un service.

— Pourquoi est-ce que tu continues de bouger tes doigts comme une enchanteresse, dans ce cas ?

— Pour guider la barque, soupira Halia en levant les yeux au ciel. Sinon, on dérive je-ne-sais-où et nous ne sommes pas près de voir une terre où que ce soit. »

Pourtant, aucune des deux jeunes femmes ne savaient où elles allaient atterrir. Peut-être que Garett s’était échoué sur une autre plage que celles vers laquelle elles se dirigeaient. Peut-être qu’il était mort, aussi. Le visage de Scarlet s’assombrit. Son petit-frère, aussi pénible était-il lorsqu’il était encore là, lui manquait terriblement. La haine qu’elle ressentait face au choix des femmes de l’île la confortait dans l’idée qu’elle avait bien fait de quitter Alda.

Les heures s’écoulèrent, durant lesquelles elles ne virent rien d’autre que de l’eau à perte de vue. Le découragement commençait à se faire ressentir, et la faim au ventre, elles se demandèrent si elles n’allaient pas finir par mourir sur cette barque. Puis, la lueur d’espoir se dessina à l’horizon, prenant la forme d’une terre floue. Si ça avait tout l’air d’un mirage, plus elles s’approchaient, plus la perspective d’être arrivée de l’autre côté de l’océan semblait réelle. Le monde des humains était là, devant elles, comme si tout ce qui avait été écrit dans les livres du centre était sorti des pages pour se concrétiser.

« Nous devrions faire profil bas, annonça Halia. On ne sait pas de quoi ils sont capables en voyant deux Aldiennes s’approcher de leur village.

— Ils ne sont pas au courant de notre existence, on leur ressemble en tout point physiquement. Pourquoi ne pas se fondre dans la masse ?

— Evitons de prendre le risque. On nous a enseigné leur monstruosité, inutile de tester leurs limites. »

Il était vrai qu’elles ne savaient pas grand-chose de leur mode de vie. Au centre d’entraînement, elles avaient étudié leurs besoins, semblables aux leurs : manger, boire, dormir, sociabiliser. Beaucoup de mystères entouraient cette espèce si proche de la leur et si éloignée à la fois. Ils étaient dépourvus de Hyaras, n’avaient aucune affinité. Ils étaient simplement des corps, vides de tout ce qui constituait les Aldiens. Ainsi, c’était une notion qui leur faisait peur. Comment pouvait-on vivre sans la nature, cette déesse que tous vénéraient sur l’île ?

Jusqu’à ce qu’elles découvrent comment copier les humains, elles devaient trouver comment débarquer sans attirer l’attention. Ce n’était pas une mince affaire. Plus elles s’approchaient, plus elles pouvaient y voir la foule accumulée sur la plage. Alors, Halia eut une idée.

De nouveau, elle plaça ses doigts en dehors de la barque, la paume face à l’eau salée. Les sourcils et les paupières froncées par la concentration, elle cessa presque de respirer, insérant l’énergie de l’océan jusqu’au fond de son être, creusé dans sa cage thoracique. Telle un chef d’orchestre à ses musiciens, Halia tendit rapidement son bras, imitant l’élévation d’une vague, ce à quoi l’eau répondit en transformant ses flots à l’horizon en une montagne de fluide salé. Cette connexion, forte, indestructible et indescriptible qu’entretenait un Aldien avec son affinité était au-delà de tous les contes pour enfants. Il n’y avait ni projection de halo de lumière, ni de sorts en ancien aldique, pas même d’incantation ou de rituel. Il n’y avait qu’une femme, au milieu d’un océan vaste et puissant, capable de s’allier à lui pour renverser le monde.

Bouche-bée, Scarlet observa la scène effrayante se dresser devant elle. Elle qui peinait à dompter le feu, elle regardait son amie jouer de ses prouesses exceptionnelles. Pourtant, au-delà de l’admiration qu’elle lui portait, l’effroi avait prit place dans ses yeux au fur et à mesure que la vague monstrueuse approchait d’elles. Cependant, si Halia savait respirer sous l’eau, Scarlet n’en était pas capable.

« Tu vas nous tuer ! » s’exclama-t-elle en essayant de faire revenir son amie à la raison.

C’était peine perdue. Au loin, elle pouvait entendre retentir les cris stridents des humains, luttant pour s’enfuir. Ce peuple, ignorant que ce qui pouvait les tuer n’avait rien d’une contraction aléatoire de la nature, dévalait le sable en priant pour que leur monde ne soit pas détruit. Plus le temps passait, plus Scarlet pensait qu’elle allait, elle aussi, finir noyée par ce qu’Halia venait de créer.

« Il n’y a plus personne maintenant, arrête ça ! »

D’un coup d’œil sur la rive pour s’en assurer, la jeune princesse d’Alda relâcha naturellement ses doigts qu’elle avait tenus face à la vague. Celle-ci s’écrasa dans un bruit assourdissant, projetant la barque quelques kilomètres plus loin. Mouillées jusqu’aux os par les retombées, Scarlet toussa maladroitement afin de regagner son souffle, et dégagea les cheveux humides collés à son visage. A ses côtés, Halia semblait en bien meilleur état.

« J’aurais pu y rester !

— Mais tu es toujours là, rit-elle en lui tendant une main pour l’aider à se relever.

— C’était du grand n’importe quoi.

— Regarde ! Il n’y a plus un humain sur cette plage. »

Elle soupira puis se laissa à regarder le paysage, appréciant d’être enfin au contact de la terre ferme. Au-delà de la quasi-absence d’être vivant, le décor était splendide. Le sable s’étendait sur quelques kilomètres de large, laissant florir quelques herbes sèches à l’horizon, à l’intérieur des terres. Du plus profond de son cœur, Scarlet espérait que Garett était ici, quelque part, à trouver un moyen de faire marche arrière.

Une brise fraîche vint fouetter leurs corps trempés, laissant un frisson désagréable. Le soleil commençait calmement à descendre, écourtant leur observation.

« On va devoir trouver un endroit où passer la nuit, lâcha Halia.

— Sans se faire repérer ? C’est mission impossible.

— De près ou de loin, on leur ressemble. Il suffit de ne pas parler de notre île, j’imagine.

— Le monde ici est vaste, on ne trouvera jamais de chaumière à temps. »

Sous leurs pieds, la sensation devenait désagréable. Elles étaient arrivées en pleine ville, dans un endroit gris et sombre. La matière dont était composé le sol semblait avoir été fabriqué de plein de petits cailloux, écorchant leur peau à mesure qu’elles avançaient. Comment les humains pouvaient-ils avoir troqué l’herbe fraîche contre ça ?

« Rien ne peux nous arriver, pas vrai ?

— Rien de mal, tenta de la rassurer Scarlet. On a appris à se battre, et nous sommes des femmes. Si tout se passe bien, on se fera rapidement respecter. »

Elles n’étaient pas convaincues de cela, mais elles feignirent la confiance.

« Alors on devrait se séparer. »

La proposition d’Halia semblait être stupide. Dans un monde aussi inconnu, il valait mieux pour elles de rester l’une avec l’autre. Mais le temps était court et leurs choix limités. Si elles voulaient rentrer sur Alda au plus vite avec Garett, il fallait qu’elles soient à l'abri dans quelques heures.

« Il y a deux chemins, continua la princesse de l’île. Je prendrais celui de gauche, et toi celui de droite.

— Je ne suis pas sûre que ce soit ce qu’il faut.

— On est censées être des guerrières redoutables, voire des reines.

— Enfin, tu es une future reine et je suis une guerrière.

— Certes, ça n’a pas d’importance. On a des Hyaras, l’âme aldienne. Ce sera toujours un moyen de défense en plus !

— Bien, mais dès que la lune est au sommet, retrouvons-nous vers les restes de la barque. »

Une fois convenu, Scarlet regarda son amie s’éloigner, le ventre noué. Elle avait déjà perdu Garett, elle ne voulait pas que sa meilleure amie se retrouve loin d’elle aussi.

Les minutes passées, ses pieds commençaient à s’écorcher sur le sol râpeux. L’endroit dans lequel elle s’était avancée n’avait rien de semblable aux villages d’Alda. De hauts murs encadraient les rues, éclairées par des torches sans flammes trois fois plus hautes qu’elle, qui grésillaient de temps à autre. Elle croisa quelques humains, certains plus bruyants que d’autres, mais aucun d’eux ne semblaient lui prêter attention. Un homme, titubant maladroitement, se raccrocha à un poteau.

« Eh, mademoiselle ! Mademoiselle ! C’est combien pour une pipe ? » gueula-t-il d’une voix grasse et nauséeuse avant de vomir dans un bac verdâtre.

Scarlet pressa le pas. Si elle voulait trouver à temps un endroit où dormir, elle ne devait pas s’attarder sur son environnement. Afin d’éviter que quiconque ne la remarque, elle bifurqua dans une ruelle étroite, espérant qu’elle la mènerait jusqu’à un terrain plus vague. A la place, elle tomba face à un grillage souple, impossible à escalader. Un grognement mécontent s’échappa de ses lèvres, le désespoir commençant lentement à prendre place dans ses pensées.

En se retournant, elle tomba face à un humain encapuchonné. Était-ce l’autre qui tanguait il y a peu ? Non, pensa-t-elle en détaillant sa silhouette dans l’ombre, celui-ci avait l’air sobre et bien plus effrayant. Il sortit un objet métallique, pointant l’extrémité vers elle. Puis, d’une voix rauque et assurée, il brisa le silence glacial :

« On n’accepte pas les putes ici. »

Les yeux écarquillés, Scarlet afficha un air surpris. Les putes ? Est-ce un langage d’humain ?

« Je suis désolée de… »

Sans la laisser terminer, l’homme s’approcha, collant la chose à son front. Le métal froid glaça sa tempe. Il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte que c’était une arme et qu’il était en train de la menacer sans raison. Il se glissa rapidement derrière elle, plaqua sa main sur sa bouche, l’empêchant de respirer.

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