28. Rivage enflammé

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Les Mambas Noirs étaient les premiers humains à franchir l’océan jusqu’ici. C'était donc naturel qu’ils aient cet air béat collé au visage à mesure qu’ils avançaient vers le village. Aaron était le plus émerveillé. Il n’avait rien vu de tel. L’herbe verdoyante, l’odeur iodée, la hauteur des pins et plus encore : l’immensité de la foule d’Aldiens qui l’observait sans un mot.

Des centaines de personnes étaient habillées de peaux animales, parsemées de fourrures et de feuillages. C’était comme redécouvrir Scarlet au premier jour. Tout cela était devenu authentique. Il pouvait le voir de ses propres yeux. Cependant, l’accueil qu’il attendait n’était pas véritablement celui qu’il allait avoir.

Willa, qui était au courant de la venue d’humain, n’en fut pas pour autant moins curieuse que les autres. Elle les détailla, de long en large, fronçant les sourcils. Ils étaient vêtus de matières qui lui étaient inconnues, et leur visage semblait si similaire aux leurs qu’elle peinait à comprendre comment cela pouvait en être possible. Le peuple aldien, pourtant, ne partageait pas cet attrait.

Kyrié Aélius fut la première à se révolter. Elle s’approcha d’eux, canif en main et œillade agressive. Mouse recula de quelques pas, tandis qu’Ethan lança un regard interrogatif à Halia. Cette dernière esquissa un sourire gêné, dévoilant sans équivoque qu’elle trouvait agréable de le voir.

« Qui êtes-vous ? » cracha Kyrié, vénéneuse, les frôlant dangereusement.

Ils n’eurent pas le temps de répondre.

Très vite, les autres guerrières de l’île là prirent position derrière elle, armes pointées vers les étrangers.

« Kyrié, stop. »

La voix alpha de la reine suffit à arrêter l’armée qui était née sous ses yeux. L’interpellée se tourna vers sa dirigeante.

« Votre Altesse, si ces humains sont arrivés nous prendre nos terres, j’estime qu’il est de notre devoir de les en empêcher.

— Ils ne sont pas venus pour ça, répondit Scarlet avec fermeté. Ils sont là en tant que renforts. » Ça n’eut pas l’effet escompté.

« Nous n’avons pas besoin d’humains pour repousser le diable ! s’exclama l’une des guerrières. »

Les diverses femmes approuvèrent par des cris.

« Nous sommes entraînées à cela depuis des lustres, comment cinq hommes pourraient-ils nous aider ?! hurla une autre derrière la foule.

— Parce qu’ils ont des atouts qui diffèrent des nôtres, répondit Halia, d’une voix qui se voulait affirmée.

— S’ils sont si forts, comment expliquez-vous que Charly soit en mesure de traverser l’océan ? rétorqua Kyrié. Nous en sommes là par leurs fautes. Que nous ayons admis de donner des armes aux hommes d’Alda ne signifie pas que nous allons accepter de combattre aux côtés de nos ennemis. »

De nouveau, une salve de cris d’approbation retentit parmi le groupe. Aaron, qui se sentait piégé, posa ses doigts sur le révolver à sa ceinture.

D’un regard paniqué, Scarlet secoua la tête, l’implorant de ne pas user d’un pistolet sur les siens. Cela ne ferait qu’empirer la situation.

« Que demandez-vous en échange ? »

Elles se tournèrent vers Scarlet, interrogatrices.

« J’estime que nous avons besoin de ces humains pour combattre Charly. Mais puisque vous êtes contre cette idée, que suggérez-vous en échange de votre consentement ? »

Déroutées, elles n’osèrent discuter. Personne n’avait proposé de marché avant cela, sur Alda. C’était typiquement humain d’échanger des paroles immatérielles.

Isy fut la seule à répondre.

« Leur mort. » lâcha-t-elle, froidement.

Scarlet fronça les sourcils.

« Que ces humains combattent. Mais à la fin de cette bataille, leurs gorges devront être tranchées. »

Halia se sentit défaillir. Elle ne pouvait accepter qu’Ethan se retrouve obligée de mourir pour les aider. Mais alors qu’elle s’apprêtait à refuser, Scarlet hocha la tête fermement.

« C’est d’accord. »

La Hyarani lui lança un regard paniqué, que son amie évita sciemment. Cette dernière lui tourna le dos, et s’éloigna vers la plage. Elle savait qu’Halia allait lui en vouloir, au point la tuer lorsqu’elle verrait Ethan être exécuté. Mais elle n’avait pas le choix.

Le bruit des guerrières s’estompa à mesure qu’elle approchait de l’eau. Le calme apaisant des vagues, glissant sur le sable avait quelque chose de salvateur. Bientôt, au loin, elle apercevrait Charly. Et bientôt, la guerre allait ravager son île.

Mais il semblait qu’aucune issue ne soit bonne.

Ils pouvaient tout perdre. Alda, leur famille, leur Hyara, leur habitat. Leur vie. Mais dans la situation où ils triompheraient, elle verrait ses amis être égorgés sous ses yeux, sans aucune pitié. À l’idée qu’Aaron meurt des mains de son clan, son cœur rata un battement. Pourquoi donc avait-elle proposé une telle chose ? Ivy était une vipère, venimeuse, insensible. Elle était une guerrière hors pair, mais ses émotions étaient nulles. Pourtant, l’avenir de son île était en jeu, et elle savait que sans les Mambas Noirs, ils n’avaient aucune chance de gagner face à Charly.

Assise devant les flots, à écouter le son de l’eau frapper les rochers, elle retint un sanglot. Bientôt, tout allait changer.

« J’ai toujours su que tu allais me conduire à la mort. »

Elle sursauta. Derrière elle, Aaron avait les yeux rivés sur l’horizon.

« Je suis désolée. » lâcha-t-elle pour seule réponse.

Il ne releva pas. Au lieu de ça, il s’assit à ses côtés, dans le sable frais, les jambes repliées contre son torse. Elle ne put s’empêcher de le regarder.

Tatouages apparents sur ses avant-bras, elle décortiqua l’encre noire incrustée sur sa peau légèrement hâlée. Sentant qu’il se faisait reluquer, il esquissa un sourire.

« Suis-je physiquement avantagé ? »

Elle détourna vivement le regard, sans un mot.

« Je ne t’en veux pas, tu sais. »

Elle se mordit la lèvre.

« J’ignore pourquoi. Si j’étais toi, je m’enfuirais.

— Et que ferais-je à la place ? »

Il lâcha un rire nerveux.

« Penser à Charly massacrant ton village ? Tu sais que je ne peux faire ça.

— Tu vas mourir, idiot, jura-t-elle en roulant des yeux.

— Nous allons tous mourir un jour.

— Je t’ai condamné il y a moins de cinq minutes. »

Il se tourna vers elle.

« Je mourrais au combat avant que quiconque ne puisse m’exécuter. »

Un haut-le-cœur la saisit. Pas une seule fois elle n’avait imaginé Aaron périr au combat.

Soudain, sans qu’elle en ait le contrôle, ses yeux devinrent humides. Elle ferma les paupières, priant pour qu’il ne le remarque pas.

« Ne fais pas semblant, Scarlet, lança-t-il, accompagnant ses mots d’un rire bref. Je te connais assez pour savoir qu'uniquement Alda et ses habitants t’importent. »

Choquée par ses propos, elle se mit en colère.

« Ah oui ? Tu es bien stupide si tu songes que je ne me suis pas attachée un tant soit peu aux humains que j’ai rencontrés dans ta ville ! »

Elle le fusilla du regard, bien que celui-ci soit encore brillant d’émotions.

« Est-ce que j’en fais partie ?

— Comment peux-tu penser que ce n’est pas le cas ?! »

Un sourire victorieux se dessina sur son visage. De nouveau, son cœur émit un sursaut incontrôlable.

« Oublie ce que j’ai dit, soupira-t-elle en reportant son attention sur l’océan.

— Jamais de la vie. »

Elle pinça ses lèvres pour s’empêcher de montrer son amusement. Un silence s’ensuivit, laissant place à une ambiance tendue de mots qui voulaient être prononcés. Le son des vagues fit de nouveau écho, alors que le cœur de Scarlet tambourinait sa poitrine comme pour s’échapper. Elle tenta de respirer calmement, en vain. Le parfum de l’humain enivrait ses narines, remplaçant l’odeur iodée qu’elle aimait tant. Et même si elle s’efforçait de garder une position nonchalante, tout son être lui hurlait de le regarder une énième fois, avant qu’elle ne le puisse plus jamais.

Alors, tout en essayant de rester discrète, elle dériva ses iris vers lui. Sa mâchoire, sculptée, sa barbe naissante les veines glissant sur son cou, ses longs cils bruns, ses cheveux sombres aux mèches éternellement rebelles… Tous ces détails la faisaient affreusement virevolter. Et elle n’avait aucun remède à sa fièvre.

Après quelques minutes, il tourna la tête vers elle, s’apprêtant à prononcer une réplique malicieuse. Mais il fut coupé dans son élan lorsqu’il se rendit compte de la proximité qui les liait à cet instant. Soudain, les vagues ne firent plus de bruit, et la brise qui glissait sur l’eau s’était estompée dans l’atmosphère lourde. L’hiver même avait laissé place à une température chaude et étouffante. Les quelques centimètres qui les séparaient semblaient être à la fois des millimètres et des kilomètres. À quel moment cette sensation étrange avait-elle commencé à les saisir ? À quel moment leur désir de guerre s’était-il transformé en désir charnel ?

Malgré tous les efforts que Scarlet faisait pour s’écarter, elle n’arriva à rien. Au lieu de ça, ses paupières se fermèrent, et son être se concentra sur le souffle tiède qui glissait sur ses lèvres entrouvertes. Son ventre hurlait de plonger vers lui, et son esprit embrumé ne lançait que des signaux divergents. Le temps s’était furieusement stoppé comme dans un rêve.

Alors, son Hyara, planqué sous des milliers de carapaces, transperça chaque obstacle un par un, enveloppant l’intérieur de son corps d’une flamme intense, brûlant les parois de sa peau. Le brasier réduisit en cendre ses entrailles, jusqu’à ce que l’étincelle jaillisse entre ses doigts, jusqu’à flamber les grains de sable. Aaron ne prêta pas le moins du monde attention à ce qui se passait dans la réalité. Dans un élan d’adrénaline, il plaqua ses lèvres contre celles de Scarlet. Aussitôt, l’incendie qui avait envahi son être s’estompa, laissant place à une vague de frissons parcourant l’entièreté de son échine.

Un nuage vint cacher le soleil, laissant l’ombre accorder l’intimité nécessaire aux deux amants pour se fondre l’un dans l’autre. Mais alors que le feu embrasait leurs âmes sur cette plage immaculée, l’océan hurla de douleur. Le diable venait de poser un pied sur les flots.

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