13. L'échange

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Scarlet était peut-être folle à lier.

C’était ce que pensait Aaron sur le chemin menant à l’appartement de Charly. Les yeux perdus sur la route, il se questionnait sur la véracité des propos de l’Aldienne. Qui sait, peut-être qu’elle sortait juste d’un asile, qu’elle était bonne magicienne et que, persuadée d’être capable de contrôler le feu, elle avait résisté à la douleur de la brûlure ? Quand bien même, toute cette histoire de Hyaras relevait de la fantaisie pure. Il n’avait jamais rien entendu de si loufoque, et si durant un temps il s’était prêté à la croire, dorénavant ça n’avait plus aucun sens. Le monde dans lequel il vivait était mêlé de tout un tas de choses qu’il ne savait expliquer, mais ça ? Non, il se refusait d’y penser. Scarlet devait simplement avoir des soucis mentaux, l’ayant conduit à inventer tout un tas de trucs improbables.

Assise à ses côtés dans la voiture, la jeune femme ne semblait pas plus à l’aise que la première fois. Cramponnée au siège, elle se forçait à regarder le paysage défiler à travers la fenêtre, se demandant pour la énième fois ce qui avait bien pu amener les humains à inventer un truc pareil. Lorsque la machine s’arrêta dans un crissement désagréable, elle se dépêcha de sortir, appréciant la terre ferme et l’air frais caressant son visage.

Aaron la dévisageait bizarrement depuis qu’ils s’étaient mis à marcher en direction du Q.G. macabre de Charly. Peut-être qu’il avait de mauvaises nouvelles, peut-être qu’Halia était morte ? Non. Son regard n’était pas triste, il était… compatissant. Tout ça ne voulait rien dire. Elle chassa les idées négatives de son esprit, et attendit qu’Aaron toque à la porte. Aimable comme un chardon, Sergei ouvrit, laissant à Scarlet une sensation désagréable de déjà-vu. Il les guida jusque dans une pièce, bien plus petite que le salon, dans laquelle les murs étaient tapissés d’étagères et de meubles de rangement, cachant la peinture jaunâtre. Au fond, une fenêtre sale laissait faiblement passer la lumière du jour. Charly, avachi sur une chaise entre les carreaux de celle-ci et un bureau en bois massif rayé, afficha un sourire tordu en les apercevant.

« Mais qui voilà ! » s’exclama-t-il de sa voix pincée désagréable.

Il fit un signe à Sergei, qui s’éclipsa, prenant soin de fermer la porte derrière lui. Prudents, ils prirent place sur les chaises, alors que Charly fouillait dans un amas de papiers désordonnés. De ses mains squelettiques, il en sortit un du lot, le relevant jusqu’à hauteur de ses yeux, puis plissa les sourcils.

« Halia Haffdotir. »

Le cœur de Scarlet se serra.

« Environs un mètre soixante-quatre, cheveux bruns, yeux marrons en amande, probablement d'origine asiatique. Signes distinctifs : tâche de rousseurs sur le visage, tâche de naissance sous la fesse droite-

— C'est elle, le coupa Scarlet froidement pour éviter qu'il ne s'égare davantage. C'est Halia. Dites-moi que vous l'avez retrouvé !

— Oh ça oui ! Elle a noyé deux de ses ravisseurs, des membres de nos chers amis les dealers de coke à l'ouest de la ville. Elle a aussi failli tuer Sergei sous la panique en lui jetant plus de cent-quarante litres d'eau sur la gueule.

— Tu as envoyé ton bras droit la chercher ? demanda Aaron, suspicieux.

— C'est exact. Vous savez pourquoi Sergei est mon bras droit ? Parce qu'il a tellement de muscles sous sa peau que ça me rappelle que mon véritable bras droit est celui dont je me sers pour me branler.

— Viens en au fait, lâcha Aaron sur le ton du dégoût alors que Charly commençait à rire grassement.

— Je sais où est la gamine.

— Où ça ? s'énerva Scarlet.

— Ici ! Juste en dessous de nos pieds pour être exact, au sous-sol. »

Tout ça ne présumait rien de bon. Pourquoi diable son amie se retrouvait dans une cave ?

« Maintenant qu’on sait qu’elle saine et sauve, partons avec elle.

— Pas si vite Aaron ! s’exclama-t-il, un rictus malicieux collé au visage. Tout travail mérite salaire.

— Quoi ? J’ai déjà accepté l’échange ! Je ne te dois rien d’autre.

— Ceci est le paiement que tu me devais depuis bien longtemps, pour avoir lancé mes hommes à la recherche de Nephtys. Ce que je viens de faire là, c’est pour ta chère amie, elle m’est donc redevable à présent. »

Les mains de Scarlet se serrèrent jusqu’à ce que ses ongles s’enfoncent dans sa peau.

« Je paierais pour elle, répondit Aaron, amer. Combien est-ce que tu veux ?

— Combien ? se mit à rire Charly. L’argent n’a plus d’importance maintenant que mon business te revient. Je veux autre chose. Je la veux elle. »

Il se tourna vers l’Aldienne, les pupilles brillantes de malice.

« Pour en faire quoi ? s’indigna Aaron. Tu as toutes les putes que tu veux, qu’est-ce que tu vas faire d’elle ? »

Charly se leva, s’appuyant contre une de ses étagères, l’air désintéressé.

« Tu crois que je veux la baiser ? »

Il éclata d’un rire perçant, horrifique.

« Tu sais, j’ai l’air d’un con accroc à la drogue, qui ne connais que le monde de la décadence, reprit-il. Mais je suis quelqu’un d’intelligent, tu peux m’accorder ça.

— Viens en au fait, siffla Aaron.

— J’ai une jeune recrue de seize ans, un véritable génie, avec une mémoire immense, capable de se souvenir et de répéter n’importe quelle ligne de n’importe quel bouquin de la bibliothèque de cette ville. Lorsque tu m’as demandé de retrouver ces étrangers, je lui ai demandé de faire des recherches sur eux. Après tout, je ne pouvais pas lancer mes hommes sur les traces d’inconnus non originaire de notre territoire. »

Il attrapa un bouquin de sa bibliothèque, à la reliure abimée et à la couverture ancienne. Il le lança sur son bureau avec désinvolture.

« Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’il dénicha cet ouvrage. Je ne l’ai pas lu, bien sûr (il leva les yeux au ciel), mais lui oui. »

Scarlet passa son doigt sur les restes du titre, effrayée. Elle connaissait bien ce livre, elle l’avait étudié des saisons entières.

« La Création d’Alda, lâcha-t-il comme s’il venait de dévoiler un secret enfoui depuis un millénaire. Je savais depuis un moment que quelque chose se tramait quelque part non loin d’ici, en plein milieu de l’océan. Il y a vingt-quatre ans, alors que je n’étais encore qu’un jeune homme tout fraîchement lancé dans la chasse à prime, notre plus gros clan ennemi était en mer. On les appelait les Pirates du Large. Ton oncle a dû te raconter, Aaron, il m’a souvent demandé de les éliminer, parce qu’ils pillaient les bateaux transportant de la drogue pour les revendre ici. Ça lui faisait une concurrence énormissime. Seulement, plus j’envoyais mes marins prendre la mer, moins il en revenait, et aucun de leur corps ne fut retrouvé sur le Sea Sile. Beaucoup d’entre eux commençaient à divaguer, prétendant avoir été face à plus grand qu’eux, d’invisible, comme une barrière qu’on ne pouvait traverser. Je n’y croyais pas, au début, mais quand les habitants du port ont vu une petite brune prétendant s’être échouée sur la plage, ça m’a fait penser à ça. Ah, si j’avais su ce qu’il en était réellement ! »

Il se craqua une cigarette, interrompant son récit alors que Scarlet commençait à pâlir. Plus il parlait, plus elle savait qu’il en était fichu d’eux, de leur monde, de leur île. En étant partit avec Halia chercher Garett, elle avait condamné les siens.

« Je l’ai vu, reprit-il, expirant la fumée grisâtre. Je l’ai vu de mes propres yeux. Elle, ton amie, faire voltiger l’eau comme s’il n’existait plus aucune gravité, comme si le simple fait de demander au fluide de s’élancer était un acte normal. Il m’a fallut longtemps avant que je saisisse l’importance de ma découverte. Des êtres supérieurs, capables de choses incroyables.

— Ce ne sont que des fabulations ! se crispa Aaron.

— Ne l’as-tu jamais vu ? Cette femme que tu traînes avec toi, ne l’as-tu jamais observé ? »

Il déglutit. Alors, Scarlet n’était donc pas folle ? Avait-elle réellement la capacité de contrôler le feu ?

« C’est elle, contre Halia, voilà le deal. »

Autour d’elle le monde vacillait. La voix de Charly et d’Aaron n’était plus que des bourdonnements lointains, auxquels elle ne prêtait plus attention. Tout ça n’avait plus aucun sens dorénavant. Les humains savaient. Il en était terminé de leur paradis sécurisé. Durant une seconde, Scarlet se demanda ce qu’Halia aurait fait à sa place, si elle avait été là, devant lui. Aurait-elle accepté le marché pour la libérer ? Sans aucun doute. Si elle était la voix de la sagesse, l’ange sur toute épaule, elle était aussi loyale et dévouée. Elle aurait donné sa vie pour ses proches.

« Je veux la voir. » lâcha l’Aldienne après un moment de silence.

Charly esquissa un sourire, encore. Son visage étiré par cette joie victorieuse donnait à Scarlet une envie de meurtre irrépressible.

« Je m’en doutais. » déclara-t-il.

Il ordonna à Aaron de ne pas bouger de la pièce, et ouvrit la porte afin de conduire Scarlet au sous-sol, là où il avait gardé Halia. Il était hors de question qu'elle laisse sa meilleure amie mourir ici, même si cela valait un sacrifice fatal.

Plus ils descendaient les escaliers, plus l'endroit était sombre. A l’étage inférieur, les lumières du plafond grésillaient, éclairant la pièce immense dans laquelle se trouvait une cage, dotée de barreaux en ferraille épais, peu espacés. Au fond de celle-ci, une femme, aux cheveux bruns emmêlés et au corps frêle était attaché à des chaînes. Scarlet retint un cri. Elle se rua, dans un mouvement de désespoir, vers son amie, qui ne ressemblait en rien à l’Aldienne pleine de vie qu’elle avait côtoyé toute ces années auparavant. Halia tenta de se redresser, dégageant les mèches de son visage. Elle semblait si faible, affamée, déshydratée, presque cadavérique. Puisant dans ses dernières forces, la jeune femme rampa jusqu’à Scarlet, les pupilles dilatées, brillantes d’espoir, mais elle fut bloquée par les chaînes, l’empêchant d’atteindre les barreaux.

« Je vous laisse une heure, déclara Charly. Au-delà du temps imparti, tu devras me rendre ta décision finale. »

Scarlet s’écroula sur le sol, tendant la main pour tenter d’avoir un contact physique avec son amie, en vain. Les yeux humides, elle eut envie de hurler.

« Je les tuerais, vociféra-t-elle. Je les tuerais tous pour ce qu’ils t’ont fait. »

Un sourire faiblard illumina le visage d’Halia.

« Je n’arrive pas à croire que tu sois vivante, dit-elle.

— Je vais te sortir de là, tu entends ? S’il faut que je brûle cette planète entière, je le ferais.

— As-tu retrouvé Garett ? »

Scarlet écarquilla les yeux de surprise. Halia était dans un sous-sol, attachée à des murs par des maillons, et elle s’inquiétait pour Garett ?

« Il faut que tu le retrouves, reprit-elle d’une voix tremblotante. J’ignore ce qu’ils lui ont fait.

— Economise tes forces, tu veux ? Je refuse d’annoncer aux Aldiens que leur princesse n’est plus. »

Halia lâcha un rire cassé.

« Combien de fois vais-je devoir te le dire ? Morte ou vive, je ne porterais jamais de couronne sur ma tête.

— Déesse ce que tu peux être têtue !

— Ils m’ont dit, pour l’échange, déclara-t-elle après un instant. Je ne veux pas que tu ailles avec les humains.

— Je ne te laisserais pas ici, peu importe le prix à payer, tu entends ?

— Ne sois pas stupide, tu ignores quels sont ses plans.

— La seule chose qui m’importe, c’est que tu ressortes d’ici en vie. Si je dois m’arracher le cœur de la poitrine pour cela, alors qu’on prépare les outils nécessaires. »

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