CHAPITRE V

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Il était arrivé jusqu’à la plage sans conscience de lui-même. Il avait graduellement récupéré son corps quelque part pendant la marche avec l’impression de se rassoir sur un banc devenu froid et dur pendant son absence… Son corps était froid et dur. Il sentait aussi, alors que ses extrémités tentaient de combattre le gel installé, l’odeur que dégageait sa barbe partiellement brulée. Cette fusion entre le chaud-froid puait horriblement. Pierre-Olivier en eut la nausée. Et ses mains… Ses mains aussi lui donnaient la nausée. Le simple fait de les regarder suffisait à faire monter la honte et la peur de son estomac jusqu’au bout de ses lèvres ! Ses doigts grouillaient comme des vers de terre poisseux de chair et de sang. « Elle est morte. C’est certain qu’elle est morte. Le sang, partout. Elle et… et les autres ? Ils… Ils ont… Ils se sont peut-être enfuis ? Peut-être… Peut-être que… je… Qui seront les prochains ? Ou LA prochaine ? Laurence ! Ma Laurence… Comment je pourrais me pardonner de… » Il se refusait de panser à elle. Pas ainsi. S’imaginer lui faire mal, imaginer un scénario dans lequel ce serait elle qu’il mutilerait de ses poings… Cette possibilité, qui apparaissait dès lors inévitable, ravagea son cœur. « Non, non non. Non ! Je ne redeviendrai pas ce monstre de violence et de haine. Pardonne-moi Laurence, si j’avais su… Tu croiras pour le restant de ta vie que je t’ai abandonné, et ce, sans un mot ou une explication… mais c’est pour le mieux. Avoir su, je t’aurais tout raconté dès le départ… au risque de paraitre pour un fou ! Avec ou sans toi à mes côtés, de toute façon, je suis depuis longtemps bien incapable de retrouver ces parcelles de raison supposément encore enfouies en moi. »

Son plan était court et simple. Il avait eu le temps d’y penser lorsque le monstre brulait son monde. D’un seul mouvement, il tira sa cravate déjà desserrée, et l’éjecta hors de son collet. À moins d’un mètre de lui, longeant le minuscule boisé encerclant les rebords de l’eau, il trouva un lourd morceau de pierre fissuré et délaissé de sa roche mère. Il arborait le poids et les dimensions parfaites. Sans laisser le temps à son esprit de saisir la portée de ses actions, il tira le livre de sa poche arrière et l’attacha avec sa cravate à la roche. En deux enjambées, il était au bord de l’eau… Il distingua un endroit où la glace était mince et lança de toutes ses forces la roche. Après deux autres lancers, la glace se rompit et la pierre se mise à couler. Il fit demi-tour et s’assit calmement près de l’eau. Le livre coulait tranquillement.

Ça ne tarderait pas. Peut-être que cette simple action serait nécessaire pour éradiquer la menace… Il n’avait pas beaucoup d’espoir en cette possibilité. Il soupira et leva docilement son visage vers la nuit. Un ciel sans espoir et sans étoiles le regardait avec pitié. Il le sentait déjà s’insinuer en lui. Son corps, sans son consentement, se levait et avançait péniblement vers l’eau… L’eau entrait dans ses souliers lorsqu’il perdit la sensation de ses orteils. Le livre se mêlait à l’eau glaciale pour entrer en lui par le bas, alors qu’il en profitait pour s’échapper vers le haut. Pour s’élever au-dessus… Il avait toujours rêvé de la reconnaissance et du succès, mais à cet instant, atteignant des sommets de compréhension jusque-là inatteignables, il s’articula une réalisation très simple : il souhaitait finalement, uniquement, qu’on se souvienne de lui. Qu’une seule personne puisse. Que cette femme douce et inespérée se souvienne de lui…

L’esprit de cet être humain qui habitait autrefois un corps de chair s’éleva jusqu’à toucher le ciel. Il y retrouva là sa douce, enfouie sous des couches et des couches de bleus. Son magnifique visage rayonnait en lui ; il se fondait en elle. À même chacun de ses traits… Ses prunelles noisette… Ses yeux aussi doux et gracieux que ceux d’une biche. Ses lunettes rondes qui en accentuaient leur immensité. Ils devenaient parfois si grands… Ils voulaient tout voir ces yeux-là ; ils s’émerveillaient et dévoraient toutes les beautés imaginables et inimaginables de ce monde et de tous les autres. Ils se les appropriaient ! Leur permettaient d’exister par sa simple attention… Il découvrit, au sein de la voute céleste, les longs cils, qu’elle trémoussait pour le rendre fou, pour le calmer, pour l’aimer aussi. Ses petites taches de rousseur qui siégeaient au sommet de ses joues et qui, presque invisible sur sa peau foncée, éclaboussaient le milieu de son visage. Ils étaient des milliers de soleils noirs qui embrasaient ses pommettes et rehaussaient encore et toujours ses yeux inoubliables. Sa bouche, parfois piquante dû au rouge étendu sur ses deux minces contours mouillés… Ses lèvres, toujours grimaçantes de défi, lui souriait. Il rêverait de les embrasser en cet instant. Pour une dernière fois. Il se rappelait que dès lors qu’il l’eu embrassé une première fois, le jour suivant, la semaine suivante, le mois suivant peut-être… qu’importe. Disons la seconde suivante : il en était tombé éperdument amoureux. Il était devenu journaliste pour la gloire et le succès, elle l’était devenue pour écouter et aider les êtres peuplant la terre. Il émanait d’elle une chaleur et un amour brulant. Toujours. On le voyait dans ses prunelles vives, on le sentait contre la paume de ses mains, on le vivait à la lecture de ses mots…

« C’est ainsi qu’on disparait ? En se fondant complètement aux êtres aimés ? Nous nous sommes effrayés de la mort trop longtemps. Elle m’apparait, en cet instant, oh combien tentante ! Viens ! Je crois être prêt. Délivre-moi de ce cœur gauche et lourd qui ignore trop souvent ses propres désirs. »

Il voyait aussi, du coin de l’œil, le monde qu’il quittait. Il savait que le corps auquel il était normalement attaché avait complètement disparu sous l’eau. Il avait coulé lentement… Et ce, sans laisser échapper une seule bulle de ses poumons. Deux poumons gras qui étaient maintenant, et enfin, remplis à nouveau.

La surface de l’eau avait repris son stoïcisme naturel.

L’être ne vivait plus : son corps était noyé sous l’eau… Son corps ne vivait plus, pourtant, son esprit continuait de flotter. Libéré des entraves du monde sensoriel, il réussissait à gouter la subtile quiétude de son esprit. Il sentit que ses pensées, qu’il croyait être l’entièreté de son être en cet instant, s’évaporaient. De quoi était-il donc composé alors ? Chacune de ses réflexions et de ses souvenirs s’élevait devant lui en de minces filaments de vent et s’unifiait à un nuage créé au milieu du vide. Ici, la pensée, inutile aux êtres nés de l’abstraction, s’effrite à force de vouloir sans cesse élaborer. Elle s’allonge jusqu’à devenir un trait vertical, droit, raide et excessivement long… Puis, la raison finit par disparaitre complètement. Le retrait de ce flux incessant d’images, de sons, d’odeurs, de souvenirs et d’émotions fut apaisant. Un calme profond l’envahit. Rien ne l’entourait… Il n’y avait, de toute façon, plus rien à entourer puisque ce monde de transition était ignorant à des choses aussi futiles que l’espace et le temps. Son esprit était le fond et la forme : les deux à la fois.

Il évoluait, faute d’un meilleur terme, à l’intérieur d’une vacuité infinie. Un noir opaque qui mangea tout. Un noir qui ne serait pas la résultante d’une absence de lumière, mais plutôt la couleur elle-même, existant à son état pur. Une couleur si vive qu’elle s’esquisse en matière. Il décida de savourer un dernier moment, ici aussi faute d’un meilleur mot, cet état de grâce. Sans avoir récupéré d’enveloppe matérielle a proprement dit, l’esprit eu tout de même l’impression qu’il pouvait à nouveau ouvrir ses paupières. Ce qu’il fit.

Les ténèbres régnaient encore en maitre, mais les dimensions y avaient repris leur place substantielle. L’espace s’accroissait en un dôme immense surplombant une sphère blanche aussi grande que l’univers. Sur la surface blanche, car lui s’avérait être collé à l’arc de cercle supérieur, il existait d’autres entités minuscules. Elles étaient à peine visibles, mais il pouvait savoir sans ambigüité qu’elles vivaient là. Loin, très loin, ou alors près ou très près, sans respecter une logique quelconque, ces choses qui apparaissaient comme de simples points s’éparpillaient à perte de vu. Des centaines de trous perçant ici et là une feuille de papier gigantesque ! Ils jaillissaient du sol ivoirin pour strier l’horizon de leurs milles cavités. Ils scintillaient de toutes les couleurs à la fois. Intrigué, l’omniscient décida de s’intéresser à l’un d’entre eux particulièrement.

L’ex-homme concentra son attention, c’était semblait-il la seule manière possible de progresser et s’approcha, avançant d’un premier instant d’attention à l’autre, pour se rendre jusqu’à la source lumineuse. C’était un trou. Il illuminait d’une couleur toujours changeante. Il passait du bleu au orange, puis devenait un vert pétant, empruntait successivement toutes les teintes du mauve jusqu’à un gris, qui basculait drastiquement en rose, puis fuchsia, puis blanc, pour ensuite… indéfiniment. Au fil de sa progression, l’esprit remarqua que le trou, qui apparaissant tantôt comme un rond aux contours clairs et précis changeait à un rythme effréné. Sa forme, comme sa couleur, ici les mots similaires sont souvent indissociables, se transformait continuellement. La chose était comme une plasticine manipulée par des mains invisibles. Elle prenait la forme d’une chaise, d’une télévision, puis la pâte, en cet instant d’un sombre cramoisi, revêtait successivement la forme de femmes ou d’hommes dont les visages changeaient eux aussi. L’esprit accéléra son approche. Les changements s’acclimataient au tempo de son avancer. À chaque changement, à chaque modification empruntée par la source, il était absorbé par elle. Il vivait ce qu’elle vivait, le devenait en même temps qu’elle. Alors qu’il aurait pu toucher la chose, s’il avait encore possédé un corps, tout l’univers s’ancra. Il se cassa puis s’aspira en lui-même. Une déflagration de lumière blanche secoua le monde. L’onde de choc produite éclata aussi haute que le dôme noir… le fissurant, jusqu’à son éclatement brusque ! L’esprit fut catapulté dans un recoin inexploré de l’imaginaire…

Là, au service de l’être qu’il devenait, naquit une gigantesque forêt chatoyante. Créée et vivant de sa propre existence.

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