Pseudo : Chocolatine       Titre: Sous la pluie

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Adossée à un arbre du parc, j’observe la Pluie tomber. Couplé au son des gouttes sur le feuillage, la féérie est totale.

C’est un spectacle dont je ne me lasse jamais. Il m’hypnotise depuis que je suis toute petite.

La plupart des gens n’aiment pas la Pluie. Ils la trouvent déprimante, mauvaise pour le moral. Ils ne comprennent pas la beauté d’une averse, la force d’une tempête. Tous ont oublié la magie de l’eau.

Ce soir, l’ondée est soutenue, le grain modéré. Mon regard discerne dans la pénombre tombante cette eau échappée du ciel en colère, comme une offrande à la terre nourricière. Çà et là, des flaques boueuses jalonnent la pelouse à l’abandon. Au loin, je devine les contours du manoir, tout en flèches et tours dressées ; sa silhouette baroque évoque l’opulence de ses belles années, même si la propriété n’abrite plus personne aujourd'hui. Moi mise à part, les jours de précipitations.

Un frisson me parcourt, qui n’a rien à voir avec la fraîcheur de l’air. Le plaisir qui me traverse est celui de l’anticipation. J'attends ce moment exquis où je quitterai le couvert des branches pour m’offrir au déluge, où l’eau tambourinera sur le plastique de mon imperméable. Pour l’instant, il s’agit d’une simple averse, mais bientôt le rythme s’intensifiera. Je le sais. Ce sera le signal.

Aujourd’hui, je ne suis pas seule à célébrer la Pluie. Brad m’accompagne. C’est si excitant ! Cela fait plusieurs semaines que ce n’est pas arrivé. Depuis Jerry, en fait. Je m’en souviens encore. Un moment inoubliable ! J’espère que Brad ne déméritera pas.

Aucune raison de m’en faire, il est parfait : bel homme, la mâchoire carrée, des muscles saillants qui témoignent de ses nombreuses heures à la salle de sport. Brad soigne son image d’homme viril et j’ai pris soin de lui montrer mon intérêt pour sa personne. Quelques regards appréciateurs sur sa plastique avantageuse, quelques rires forcés à ses plaisanteries douteuses et le tour était joué ! Je n’ai pas eu à beaucoup me forcer, Brad est quelqu’un d’intéressant, de cultivé, sûr de lui et assez craquant, je dois l’avouer. Son machisme primaire est la seule chose qui m’a un peu rebutée, mais nous ne sommes pas destinés à vivre une belle et longue relation. La nuit suffira à notre bonheur. Au mien, en tout cas.

Brad m’attend au milieu du champ. Je le vois gesticuler à une cinquantaine de mètres. Le pauvre s’impatiente, on dirait. Un peu de patience, il ne faut pas brusquer les choses. Il y a un moment pour tout et le nôtre approche à grands pas, je te le promets.

Déjà, la pluie tombe plus fort, les gouttes sont plus nombreuses et serrées. Encore un instant, Brad ! Plus que quelques secondes et je te rejoindrai !

J’hésite à le lui crier, avant de renoncer. Je ne veux pas que ma voix perturbe la quiétude de l’eau et du vent entremêlés. Personne ne devrait s’imposer face au spectacle de la nature en mouvement. Personne.

À peine cette pensée formulée, le signal survient. Il pleut à torrent à présent. J’inspire un grand coup, rabats ma capuche sur mon visage et m’enfonce dans la tourmente. Mon cœur s’affole sous l’effet de l’excitation. Je suis certaine que Brad ressent comme moi cette effervescence. Le ploc des gouttes sur mon vêtement attise mon exaltation.

Sans m’arrêter, je ramasse le seau empli d’eau de pluie que j’avais laissé sur le terrain en prévision de ce moment. Brad n’est plus qu’à une quinzaine de mètres.

J’accomplis le reste de la traversée d’une démarche égale, m’astreignant à ne pas courir, malgré ma hâte.

Enfin, j’arrive à hauteur du puits, là où se tient Brad, en pleine agitation.

— Du calme, Brad. Je suis là. On va pouvoir commencer. Désolée pour l’attente, je sais que tu es aussi excité que moi.

Ses yeux sont deux billes brillantes dans l’obscurité. Je vois bien qu’il essaie de s’exprimer, mais le chatterton autour de sa bouche l’en empêche. Nu, pendu par les pieds au système de remontée d’eau, au-dessus de la margelle, il offre un tableau délectable.

Mon regard s’attarde un court instant sur son anatomie aguicheuse. Ma main trempée caresse son mollet droit, puis descend lentement le long de sa cuisse. Elle est ferme, recouverte d’un mince duvet. Un frémissement de désir s’empare de moi, mais très vite, je me reprends. Je ne suis pas là pour ça. Pas pour ce genre de plaisir.

Brad remue, mais rien n’y fait. Les poignets liés dans le dos et les pieds attachés à la barre de métal qui sert à fixer la corde et le seau, il n’a aucun moyen de s’enfuir. Il est mon prisonnier.

L’installer de cette façon n’a pas été facile. Après avoir mis une drogue dans son verre, je l’ai traîné à travers le champ jusqu’au puits. La Pluie m’a donnée la force nécessaire pour le déplacer malgré ses quatre-vingt-dix kilos et le suspendre tête en bas.

— Ce soir, tu vas communier avec la Pluie, Brad. C’est un honneur que je te fais. Rare sont les élus.

Je pose le seau sur le rebord de pierre, j’agrippe la corde et fais un nœud autour de l’anse. Puis je descends avec précaution le récipient à hauteur de son visage congestionné.

Brad secoue la tête avec véhémence et pousse des grognements inintelligibles.

— Un peu de patience, c’est bientôt terminé.

Insensible à sa détresse, je place le seau légèrement sous sa tête et le remonte d’un coup sec de façon à ce qu’elle soit immergée dans l’eau. Pris de convulsion, Brad se débat avec la force du désespoir. Des bulles remontent à la surface du seau.

Mon cœur s’affole, mon regard rivé à Brad qui s’étouffe dans l’eau de pluie. À chaque fois c’est la même chose : la manière diffère, mais le plaisir, lui, demeure égal. Puissant, orgasmique. Seule la Pluie m’offre ce sentiment de plénitude, de contentement. D’extase.

Le souffle court, je m’écarte de Brad. Il est parti. C’est fini.

Brad a été presque aussi bon que Jerry. Jerry a tenu un peu plus longtemps. Il a été parfait, mais Brad s’en est bien tiré, lui aussi.

La Pluie est satisfaite. Je le sais. Je le sens.

Mon téléphone vibre dans la poche de mon imperméable. Agacée par cette interruption, je m’en empare d'un geste sec. Un message illumine l’écran embué.

Si je prépare le repas maintenant, tu seras à la maison à temps pour le déguster avec nous ? Les enfants demandent après toi. Ils ont hâte que tu rentres à la maison.

Aaron, mon mari. Je souris bêtement à l’écran, avant de pianoter ma réponse.

Dis aux enfants que je serai rentrée d’ici une demi-heure. On a eu un boulot de dingue à l’agence aujourd’hui. Hâte de déguster ta cuisine en compagnie des petits diables.

À tout de suite. Je t’aime.

Je remets mon portable à sa place et me rapproche du cadavre de Brad. D’une poche, je sors un couteau afin de couper ses liens. Au bout de quelques secondes à lutter contre la corde trempée, le corps chute dans l’obscurité. Au moment de l’impact, un bruit d’éclaboussement me parvient.

Je jette un dernier regard dans les profondeurs, euphorique, des images des dernières minutes plein la tête, avant de m’en détourner.

Alors que je rejoins ma voiture, la pluie cesse. Je le savais. Elle est contente. Elle est repue.

Comme moi. Jusqu’à la prochaine fois.

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