Affutée...

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L’enfant de cinq ans se fige au milieu de la pièce. Pétri de terreur, il ne bouge pas d’un cil. D’un bond de chat, je me tapis sous une table de travail. Je risque un regard. Un homme vêtu d’un tablier en cuir avance vers Minus. Ce n’est pas un garde, c’est le Maître d’atelier. Il sifflote, il ne nous a pas encore repérés.

Minus, à découvert, court vers une mort certaine. J’essaie de lui faire signe. Minus ! Cache-toi ! Vite, viens par ici ! MINUS !!!

Une voix retentit :

- Mais qu’est-ce que… ?!

Le Maître, épais comme un bûcheron, fonce sur Minus. D’un geste rapide, il l’attrape par le col et le soulève du sol pour l’amener à sa hauteur. Il le dévisage et ensuite le secoue comme un sac de noyaux de cerises.

- Comment es-tu rentré ici toi ? Moi seul possède la clé !

Minus tremble comme un agneau.

- Réponds ! Comment es-tu entré ?

Il le secoue de plus belle.

- Petit ! Tu as intérêt à me répondre, ET VITE !

Devant son mutisme, le Maître s’emporte. Son cou se gonfle, ses yeux lancent des éclairs. Ses lèvres s’écartent pour laisser libre cours à son courroux. Tout à coup, il se crispe et balbutie d’incompréhensibles gargouillis. Mon coup est sec, fatal. L’aiguille en métal lui transperce la nuque et ressort par sa bouche ouverte.

Debout sur le plan de travail derrière lui. Je pousse sur la longue tige d’acier dérobée dans l’atelier. Le Maître s’écroule et dans sa chute, libère son prisonnier.

*

Le Repère des Bâtards se situe dans les combles de la forteresse, entre le sommet du donjon et l’étage réservé au Doyen : Edgard Lanoble. La pièce, gigantesque, court sur toute la surface du premier niveau. Le commandant de la prison n’imagine pas une seule seconde que son grenier abrite une cinquantaine de démons juvéniles.

Le repère s’étend à perte de vue au-dessus des appartements du Maître et de sa salle d’audience. Dans cette immensité sombre, les rats et les toiles d’araignées cohabitent dans une harmonie entrecoupée de poutres et d’entretoises. Seuls quelques trous discrets dans la muraille laissent filtrer d’éparses sources de lumière. Le mobilier se constitue d’un méli-mélo de pierres descellées, de chiffons, de paillasses douteuses et de caisses remplies d’objets dérobés. Cet antre permissif ne souffre que d’une règle, celle du Marteau.

À l’entrée de notre trou à mioches, je laisse Minus prendre les devants. À sa vue, plusieurs Bâtards aussi crasseux que moi se ruent vers lui ; les retours de missions attisent la curiosité du groupe. Rapidement, son frère, Bisque, se fraye un chemin pour venir à sa rencontre. Grand et costaud, sa tête rousse et ses yeux foncés dominent ses congénères. À sa venue, les curieux s’écartent, incommodés par l’odeur. On le surnomme Bisque, car il empeste la marée saumâtre. Il flaire du scampi à faire vomir un marin. C’est le seul de la bande à ne pas partager sa paillasse tant elle dégouline de souillure surette.

- Hé Frangin, te voilà d’retour ! T’es débrouillé comme un chef ?

Minus opine.

- Oli m’a sauvé !

Les regards convergent vers moi. En retrait, je garde le silence. Déjà, j’entends les murmures :

- Mangepierre a sauvé Minus ?

Les bras croisés, j’attends la venue de Martin. Bisque envoie des postillons vers son frère.

- Comment ça : « il » t’a sauvé ?

- Ben oui… Je me suis fait r’pérer d’abord. Même que c’était un garde. Et pis Oli, il lui a mis une tige en acier en travers de la bouche. Même qu’il est mort et qu’en plus, il a saigné beaucoup, et qu’après, il est même vraiment mort.

Le murmure s’intensifie :

- Ouah, il a buté un garde.

- Il lui a fait manger d’lacier ?

- Ouais c’est pu Oli Mangepierre, c’est Oli Mangeacier !!!

Bisque me lance un regard où s’entremêle respect et reconnaissance. Je fais mine d’y être indifférente. Une voix cassante impose le silence.

- Alors les gars ! On est r’venus ?

Martin, dit le Marteau, s’avance. C’est le bâtard le plus vieux du groupe. Il a presque seize ans. Son crâne rasé accentue la dureté de son visage. Sa robustesse naturelle s’articule sur une musculature développée. Il frotte ses mains calleuses et avance comme s’il allait entamer un bon repas. Ses yeux sombres sont deux puits dont le fond abriterait les cadavres de toutes ses victimes.

Il maintient son pouvoir sur les Bâtards en envoyant les Aînés dans des missions très périlleuses, pour ne pas dire suicidaires. De cette manière, il élimine les rivaux potentiels et assure ainsi sa suprématie.

- Alors, alors, vous avez ma marchandise ?

Il bouscule les deux frères. Minus trébuche et tombe lourdement sur le sol. Bisque s’enflamme. Martin s’arrête, une aura de défi l’entoure. Il retrousse le nez et beugle.

- Bisque ! Par l’enfer d’en dessous, va t’laver l’calamar !!!

Un rire accueille la remarque. En retrait, j’observe Bisque fulminer. Le chef, indifférent, poursuit sa route et se plante devant moi. De l’excitation se lit dans son regard. J’ouvre mon sac en toile. Il aboie :

- C’t’un ptit sac pour tout c’que j’tai d’mandé !

Je lui lance un sourire impassible et lui tends les objets un à un :

- Lime, poinçon, maillet…

Il les reçoit et approuve du chef.

- Et la chaîne ?

Je sors une petite maille très fine. Les yeux du patron rétrécissent.

- C’est quoi t’ça ?

Je réponds avec calme:

- Une fine chaîne…

Son ton monte.

- Qu’est-ce tu veux qu’on foute de t’ça !!! ON POURRA JAMAIS TIRER DE BLOCS AVEC !

Il s’enflamme. Ma voix rétorque sur un ton maîtrisé:

- Regarde…

J’avance vers lui. J’observe ses muscles se tendre, il est prêt à bondir pour me fracasser. À sa hauteur, je prends la chaîne par les deux bouts et les approche de sa taille.

- Je peux ?

Il ne me répond pas, je prends ça pour un oui. La tension monte dans le groupe. Mon idée a intérêt à faire mouche sans quoi je vais goûter à sa colère. Je fais le tour de ses hanches et transforme la chaîne en ceinture. Grâce à une maille amovible, je laisse une petite boucle pendre sur le côté. J’entends Marteau articuler avec lenteur.

- Tu t’fous d’ma gueule ?

Je relève vers lui mes yeux charbons.

- J’ai autre chose pour toi.

La curiosité se mêle à la fureur. Le cercle de Bâtards devient plus dense autour de nous. Tout le monde se presse pour regarder la scène.

- J’te préviens, si tu…

Je sors du sac en toile le dernier objet. Un long murmure parcourt l’assistance. Les regards brillent d’émerveillement. Un lourd marteau finement ouvragé éblouit l’attroupement. D’un côté, l’acier poli semble capable d’enfoncer de longs clous. Sur l’autre côté, le métal s’aplatit en deux pointes fourchues. Le manche ouvragé par de jolies sculptures témoigne de la qualité de l’objet.

- C’est la massette du Maître Forgeron, il n’en a plus besoin...

Je glisse le marteau dans la boucle de sa ceinture et par ce simple geste apaise une montagne de tension. Les Bâtards s’avancent. Ils contemplent avec horreur la nouvelle pièce maîtresse du bourreau. Ce geste m’octroie un sursis. Je rentre dans ses bonnes grâces et Marteau devrait me laisser tranquille un bon moment grâce à ce cadeau. À bien y réfléchir, il démolira sans doute quelques phalanges pour tester son nouveau joujou, mais qu’importe, j’ai la conscience en paix, l’œuvre ne vient pas de l’outil, mais bien de l’artisan.

Je profite de l’excitation générale pour m’éclipser sans demander mon reste. Je garde pour moi la pièce la plus importante du butin. Un objet d’une valeur inestimable : une clé, une clé de Maître.

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