La garde du corps (2/2)

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Pendant qu’Eldaya demandait à un domestique d’aller quérir Ashdara, Yera se leva brusquement. Nous nous écartâmes de ces citadins délétères. Au coin de la salle, mon amie me susurra :

            — Tu n’as pas à faire ça pour moi. Échanger nos rôles ne doit pas impliquer de nous exposer à la violence.

            Face à l’inquiétude de ma protectrice, je développai une fierté incongrue, tant et si bien qu’elle en arqua un sourcil.

            — Je n’ai pas peur, mentis-je. Au pire, je vais récolter quelques blessures. La vie n’est pas amusante si nous ne prenons pas de risques de temps en temps. Un duel me forgera l’esprit. Je comprendrai alors ta situation quotidienne.

            — Tu me traites déjà différemment des autres, complimenta Yera, tu n’as rien à me prouver.

            — Au contraire, je vais leur monter de quoi je suis capable ! me targuai-je, mon angoisse intériorisée.

            Mon assurance factice me guida jusqu’en bas des marches. Troublée, Yera ne m’en empêcha pas. La main sur le cœur, elle frissonnait d’effroi en me regardant m’éloigner. Je luttais contre la peur instinctive qui me glaçait les veines. Je me persuadais que je ne risquais rien ! Après tout, mon adversaire était une garde : peut-être qu’une entente allait naître entre nous deux.

            En fait, je m’étais fourvoyée. Je dus hausser le chef pour croiser son regard. Je n’étais pas particulièrement grande, mais j’ignorais qu’il existait des femmes qui me dépassaient de deux têtes ! Véritable mastodonte, Ashdara ne transpirait la douceur que dans son nom. Une armure de plates, aboutée de solerets et gantelets, affermissait sa musculature. Son équipement était tellement massif qu’il tintait à chacun de ses lourds pas. Si j’avais été audacieuse, je lui aurais dit que cela lui convenait bien. Mais bon, la dureté de ses traits anéantissait toute possibilité de communication avec cette femme tenant davantage de la bête que de l’être humain. De multiples balafres couturaient son visage libéré par son chignon blond. En me toisant, elle dévoila toute son animosité. Autant avouer qu’elle m’intimidait hautement. Quand elle se lécha les lèvres, je devinai que je ne représentais qu’une proie fragile à ses yeux. Alors, je dégainai craintivement mon épée et la portai à hauteur de mon visage. Elle ne réagit pas à mon regard de défi. Sa lame en acier ne bénéficiait pas d’une portée plus longue que la mienne, mais la longueur de ses bras lui conférait un avantage non négligeable. Consciente de ma faiblesse, j’évitai de désespérer.

            En dernier réflexe, j’examinai les spectateurs. Les bourgeois narcissiques trépignaient d’impatience, massés autour de la propriétaire autolâtre. Yera eut une moue compatissante, réfrénant ses angoisses. Le regard que je lui envoyai me coupa du combat. À l’assaut de mon ennemie, j’exprimai mes appréhensions par une onomatopée. Ashdara brandissait farouchement son épée, prête à l’abattre sur moi. Elle la soulevait d’une main, livrant toute sa puissance. Mais cette qualité ne compensait pas les défauts évidents d’un colosse comme elle : sa lenteur la rendait prévisible. Pour ma part, je pouvais effectuer de prompts déplacements, de véloces parades et des mouvements vifs. Ou pas.

            Glissant sur le pavé, je trébuchai vers l’arrière et me vautrai sur le sol. Mes détracteurs éclatèrent de rire. Confuse, je rattrapai mon épée à temps et me redressai d’un bond qui ébranla ma stabilité.

            — Ashdara ! interpellai-je. Ne va pas trop vite ! Je dois pouvoir riposter !

            Naïvement, je croyais avoir altéré sa sensibilité. Il n’en était rien, bien sûr ! La garde s’élança derechef sur moi. Mais j’étais résolue à ne pas céder sous sa masse. J’avais connu mieux, comme ambition… D’un pas de côté, j’esquivai l’assaut subséquent. Ainsi, je venais de trouver la solution astucieuse pour la vaincre. Je devais juste éviter ses coups jusqu’à l’épuisement. Dans la théorie, cette stratégie était astucieuse. Sauf que mon endurance faiblissait plus vite que la sienne ! Je n’arrêtais pas d’haleter et mon corps semblait se triturer. Pénétrant dans ma défense, la lame d’Ashdara entrechoqua intensément la mienne. Cette fois-ci, je ne trébuchai pas, mais c’était tout comme. Après avoir ripé contre le tranchant, ma lame vola derrière moi. Désarmée, je ne songeai pas à la défaite. Je dressai mes poings avec détermination.

            — Tu n’as pas encore tout vu ! provoquai-je. J’ai fait exprès de ne pas me battre à fond pour te surprendre. Des femmes comme toi, j’en bats tous les jours !

            Cette rodomontade traduisait bien ma détresse. Me répandre en billevesées donnait raison à nos contempteurs. Tant pis, il fallait assumer mes erreurs. J’administrai alors un coup de poing sur le plastron d’Ashdara. Cette erreur me coûta ma crédibilité. Sautillant dans tous les sens,  je fulminai des interjections. Les moqueries à mon encontre avaient atteint leur paroxysme. Même Yera enfouissait son visage dans ses mains, érubescente de honte. Pour couronner le tout, mon adversaire me flanqua une bourrade en plein abdomen. Je me courbai afin de mieux supporter ma souffrance, en vain. Je me défendais si lamentablement que mon amie eut pitié de moi. Elle s’engagea dans les marches à un rythme effréné. De sa précipitation vint sa perte d’équilibre. Elle me rejoignit à plat ventre, s’affalant misérablement sur le pavé. Pourtant, au-delà des railleries, ma protectrice saisit l’épée de mon ennemie, la jeta sur le côté puis la plaqua au sol d’un croche-pied. L’inexorable chute de la garde provoqua un choc résonnant lorsqu’elle heurta le sol. Nous ne fîmes même pas attention à la colère d’Ashdara. Tout ce qui importait à Yera était de savoir si j’allais bien. Ses craintes s’apaisèrent dès qu’un sourire distendit mes lèvres. Pour le coup, nous étions complètement trahies. Par ailleurs, l’applaudissement d’Eldaya révélait son incrédulité. Bonne joueuse, elle enjoignit sa garde du corps à ne pas se venger.

            — Mon intuition était correcte, dit-elle. Il y a eu usurpation d’identité. Je me disais bien que ta garde ressemblait plus à tes parents que toi, Irinn.

            J’échangeai un regard penaud avec Yera. Baissant la tête, elle n’osa pas démentir les propos de la bourgeoise. L’heure était venue pour moi de passer aux aveux. Je m’avançai un peu et affrontait la dérision de mes homologues.

            — J’ai échangé d’identité avec ma garde du corps, admis-je. Et alors ? Devez-vous me blâmer pour cela ? J’en avais assez des règles étouffantes de notre milieu et la déshumanisation ces êtres qui ne possèdent autant de richesse et d’influence que nous. Yera est mon amie, elle est plus gentille et sincère que vous tous !

            Comme je les vitupérai sèchement, ils n’apprécièrent pas mes dires. Il était vrai que mon discours extériorisait beaucoup de niaiserie. Je subissais des regards antipathiques de la part de tous les bourgeois, lesquels poursuivirent leurs gouailleries.

            — Fût-il futile de folâtrer cette fillette ?

            — Gardons-nous de galéjer cette gourgandine !

            Notre sensibilité s’en retrouva heurtée. Toutefois, nous jugeâmes opportun de ne pas répliquer aux admonestations. Eldaya joignit les bras et ajouta sa propre opinion :

            — Tout ceci n’est pas bien sérieux. Mais quel âge as-tu pour être si immature, Irinn ? Ton enfance semble terminée depuis quelques années, pourtant, tu te consacres à des badineries puériles. Il est temps pour toi de prendre la vie au sérieux.

            — Jamais ! me défendis-je. À quoi bon vivre de cette manière ? Je ne veux pas multiplier les rencontres aseptisées et consensuelles. Je ne veux plus de cette existence !

            — Tu es pitoyable. As-tu au moins conscience des répercussions de tes actes ?

            Oui, j’en étais consciente ! Cette nantie proférait des paroles vipérines qu’elle répèterait à ma mère à la première occasion. Mais les représailles de ma famille ne m’effrayaient pas plus que celles de notre hôte. Ils allaient nous punir, brider notre liberté nouvellement acquise. Face à cette menace, une seule solution était envisageable.

            — Courage, fuyons ! lançai-je à Yera.

            Et là, nous détalâmes. Notre tenue n’était pas adaptée à une fuite décente, mais nous n’en avions cure. Yera soulevait l’ourlet de sa robe tandis que la broigne me ralentissait itou. Nous nous engageâmes dans le couloir voisin, loin de ces personnes hautaines. Sans regarder derrière, nous cherchions partout une sortie. Il suffisait de se diriger vers l’entrée, mais la demeure recelait un enchevêtrement de pièces aux structures bigarrées. Une bonne minute de course immodérée nous épuisa. En adoptant une respiration régulière, nous récupérâmes un peu notre énergie. À ce moment-là, nous entendîmes des bruits de pas. Une servante se promenait à proximité, et elle risquait de nous repérer. D’instinct, nous nous accroupîmes à côté d’un mur lambrissé.

            — Voilà, elle ne nous repérera pas ! chuchotai-je.

            Yera haussa les épaules, peu convaincue. C’était pourtant évident ! Tout le monde savait que s’accroupir augmentait notre discrétion. Et ce fut l’exception qui confirma la règle. La jeune fille en question se figea face à nous, assez hésitante. Puisque nous étions découvertes, nous n’avions plus rien à perdre ! Prêtes à nous mouvoir, nous nous cognâmes la tête lors de notre redressement. Sonnées, la servante s’enquit de nous, la mine maussade.

            — Tout va bien ? Vous n’avez pas mal ?

            Un râle spontané fila de notre bouche. Nous nous frottâmes notre tenue avant de faire face à elle, immobilisées par l’indécision.

            — En pleine forme ! répondis-je. Vous pouvez poursuivre votre chemin.

            — Mais attendez..., insista la domestique. Vous êtes nos invitées, non ? Pourquoi fuyez-vous ? Notre accueil ne vous plaît pas ? Je fais mal mon travail ?

            — Pas du tout, rassura Yera. Il s’agit juste d’un différend.

            — Si j’avais été compétente, il n’y aurait jamais eu de différend.

            La servante s’agenouilla et… fondit en larmes. Cette journée collectionnait les absurdités, donc ça me surprit à peine. Quoi qu’il en fût,  nous ne pouvions plus traîner dans les parages. Nos poursuiveurs se rapprochaient, et s’ils nous rattrapaient, nous n’allions pas apprécier. Yera caressa les cheveux de la servante puis nous décanillâmes.

            Nous émergeâmes à l’extérieur après notre descente des escaliers. On ne nous gratifia même pas de l’occasion de parcourir la rue tranquillement. Un bourgeois célère franchit à son tour le seuil de la porte et sollicita tous les gardes des environs.

            — Attrapez ces gamines ! ordonna-t-il, enragé ! Elles troublent l’ordre public !

            Certains s’exécutèrent sans se poser de questions. Ironiquement, ce fut cette injonction particulièrement impérieuse qui bouleversa la quiétude urbaine. Pointées du doigt, nous amenions du désordre dans le quartier. Les gardes eux-mêmes ne savaient plus où donner de la tête. Ce n’était pas dans leurs habitudes de poursuivre une bourgeoise et une de leurs homologues. Pour leur échapper, peu de solutions nous apparaissaient à l’esprit. Lors d’un autre instant de répit, Yera et moi gambergeâmes sur la recherche d’une cachette idéale. Fuir par l’entrée d’Augnalle était trop risqué, compte tenu du nombre de protecteurs qui patrouillaient le long des murs. Par contre, nous ne nous situions pas loin de la place principale. Là, nous pourrions nous infiltrer dans la masse, ou au moins défendre notre cause. Je suis certaine qu’il y avait aussi des bancs où nous pouvions nous asseoir. J’avais entendu quelque part que cela permettait de terminer leur poursuite, mais ma source était peu fiable. Pendant notre réflexion, un garde faillit nous agripper. Ma défenseuse lui saisit le poignet et le jeta sur trois guerriers à côté. Offusqués, ils nous injurièrent sans vergogne, ce qui nous amusa. Par crainte de subir d’autres zoïles, nous nous lançâmes dans une venelle. Mais cette cité contenait une population assez dense, notre discrétion n’était pas assurée. Nous sprintions de plus en plus, notre adrénaline se confrontant à notre exténuation. Les citoyens demeuraient perplexes face à notre attitude exaltée. Au fond, cela leur prodiguait de la distraction. D’aucuns nous suivaient par pure curiosité, afin de connaître les tenants et aboutissants de cette histoire. De cette façon, ils génèrent des gardes frustrés qui n’étaient pas mieux informés qu’eux. La confusion régna partout où nous allions. Ce type de course-poursuite concernait habituellement les voleurs. Étions-nous donc des criminelles, à bousculer sans cesse des quidams ? Sans doute, mais cela nous importait peu. Nous ne nous tracassions plus des conséquences de nos actions. En vérité, nous polissonnions comme jamais, à grands renforts de rires sincères. Cette béatitude que nous cherchions depuis des années, nous l’avions enfin obtenue.

            Nous parvînmes à la place publique. À cette heure-ci, une pléthore de marchands étalait leurs articles sous des bâches. Pour nous, c’était une aubaine. Impossible de se noyer dans la masse, tant nous étions remarquées. Mais une opportunité se dressait devant nous. Les grognements de gardes se multipliaient à leur venue. Or, Yera et moi eûmes la même idée. Une commerçante déployait des fruits et légumes de toute sorte. Suite à une œillade, mon acolyte et moi fonçâmes vers elle et agrippâmes autant de tomates que nos mains étaient capables de tenir.

            — Pardon pour ce vol ! s’excusa Yera. Nous vous remboursons dès que possible !

            La vendeuse n’en fut même pas froissée. Comme les autres, elle s’interrogeait plutôt sur la raison de notre délit mineur. Notre comportement rebelle attirait inévitablement les foules. Ce gâchis de nourriture était un peu honteux. Les tomates paraissaient fraîches et charnues en se calant entre nos doigts. Dès que nous aperçûmes les gardes, nous leur jetâmes nos projectiles. Cette méthode ne porta pas vraiment ses fruits. Bien que quatre de nos cibles reçussent un jus dégoulinant en pleine figure, les autres n’eurent pas cette chance. Nos mains se vidèrent trop vite. Nous ne nous sentîmes pas impuissantes pour autant. L’inévitable avait été retardé au maximum. Alors, par-devers des citoyens incompréhensifs, nous décidâmes de nous protéger hardiment. Je me plaçai devant Yera qui m’imita aussitôt en se positionnant à ma droite.

            — Essayez donc de nous attraper ! exhorta-t-elle. Vous n’y arriverez pas !

            Notre opiniâtreté de fer nous convainquit de résister encore. Nos expectatives ne se réalisèrent pas. Pour cause, l’irritation des gardes les impulsaient quand ils fondirent sur nous. Nous luttâmes pendant quelques secondes, puis nous renonçâmes. Ils nous immobilisèrent devant tout le monde. Comme de bien entendu, cette arrestation entraîna plus de rires que d’offuscations. Nous allions certainement essuyer un châtiment à la hauteur de notre crime, donc rien de bien grave. Ni les moqueries, ni les réprimandes ne nous firent regretter notre idée. Changer de rôle le temps d’une journée en déconcertait plus d’un. Peu de personnes comprenaient le lien qui unissait Yera et moi. Elle était la garde du corps, j’étais la bourgeoise. Mais au-delà de notre fonction ou de notre apparence, une indéfectible amitié nous assemblait. Nous connûmes certaines joies insoupçonnées de notre existence éphémère.

            Ce jour-là, jamais nous ne nous étions autant amusées.

 

 

 

 

 

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