Le calame de roseau

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Je ne sais pas écrire les histoires d’amour. En fait je ne sais pas les finir.

J’entends toujours mes lecteurs me dire : on aimerait savoir la fin, ou bien : j’espère qu’il y aura une suite.

Eh bien, non ! de suite, il n’y en a jamais.


Au début cette infirmité littéraire ne me dérangeait guère, mais au fil de mes écrits, la nécessité de raconter une histoire d’amour du début jusqu’à la fin se fit cruellement sentir, devint mon but, ma motivation première. Je le décidais, ce ne serait pas un essai ni une nouvelle mais un roman.

Je me suis lancé dans l’élaboration de plans, j’ai échafaudé mille histoires, mille chutes. Mais rien, non rien de rien, ne venait sur ma feuille blanche.

C’est une nuit agitée d’octobre, je m’en souviens très bien, qu’un rêve vînt occuper une niche de mon sommeil, très rare à cette époque.

Je posais une question sur le forum de ILV (un site internet génial où chacun peut publier en ligne ses œuvres et être lu par plein de gens auteurs ou anonymes, être corrigé et critiqué). Bref je posais la question qui me torturait :

Comment puis-je écrire un roman d’amour, où l’amour est beau et pur, du début à la fin ?


Un auteur inconnu, dont je ne pus, curieusement, pas lire la fiche ni ses œuvres, me répondit :

— Vas à Alès, là, suis le Rieu Long, un affluent du Gardon, remonte-le jusqu’au lieu dit Le Gour Vieux.

Au-dessus d’un chemin tu verras deux tombes, sous les châtaigniers, plus haut un peu à gauche, une niche étrange haute de 50 cm, bâtie avec des lauses, probablement un vieux four à châtaignes. Frotte la pierre du dessus et tu auras la réponse.

Je me suis réveillé là.


Bon, j’avoue que les rêves prémonitoires je n’y crois pas, surtout quand ils sont absurdes comme celui-là.

J’ai repris ma tâche, mon plan. Il me semblait tenir le bon bout de cette satanée histoire d’amour. Ce fut encore une déception, un échec. Celle-là finissait mal. Elle était triste à mourir. Non je dérivais toujours, vers cette chute désespérante où la mort, la tromperie, la lassitude déchiraient le sublime du début. Je ne parle pas d’un sublime littéraire, je ne suis pas prétentieux, non le sublime de la rencontre.

?a je savais le faire :

Elle s’appelle Rachel, Marie ou Françoise, lui Serge, Jeannot, Gérard au hasard ? Peu importe !

Leurs chemins s’unissent pour mille raisons. Leurs regards se croisent par hasard, et là, il se passe un truc merveilleux, ils ont envie de se revoir dans les yeux, se défier, se dévisager, de comprendre quelque chose d’indéfinissable.

Après, il peut y avoir un sourire, une présentation, ou bien un coup de poker du genre : je fonce, je l’aborde. Bon bref, c’est finalement assez banal, ça dépend comment on décrit ces yeux bleu intense qui courent furtivement sur un visage inconnu et que l’on trouve soudain beau, et dont on retient mille détails en une fraction de seconde.

Quelque temps plus tard, ces yeux toujours s’observent au-dessus d’un verre de bière ou de champagne pétillant et frais.

Il y a des mots, des sourires, puis des rires, une main effleurée, une tête qui se penche et des cheveux qui chatouillent la joue et qui sentent bon.

Ils parleront bientôt de leur vie. Plus on vieillit, plus on a de choses à dire et plus on parle longtemps.

L’un boit les paroles de l’autre. Ce n’est pas ce qu’il dit mais comment il le dit qui lui importe. Elle est sous le charme, lui aussi.


Apres, bon ! vous savez ! Vous voulez vraiment que je vous raconte ?

Je sais faire aussi, jusque-là ça va ! ça vient tout seul, c’est même que du bonheur. Bien que ce ne soit pas encore l’amour j’en conviens.

Ils se regardent dans les yeux une fois de plus, mais plus longtemps. Ils ne parlent plus, c’est l’iris qui dit :

— Je peux ?

L’autre iris lui dit :

— Oui

Alors les lèvres s’effleurent, doucement et puis se collent, et une langue vient chatouiller une autre. Au début, c’est une langue étrangère, inconnue. On a beau avoir beaucoup pratiqué de langues étrangères avant, c’est toujours la même émotion intense quand on commence à comprendre, à déchiffrer le sens inconnu de la nouvelle. Tout ce qui se passe à cet instant dans le corps et dans la tête passe par la langue intruse d’abord puis délicieuse ensuite.

Quand les lèvres de décollent un instant, quelque chose de grave vient de se passer.

Le prochain baiser ne sera plus le premier, cet instant intensément ressenti et qui va en appeler plein d’autres, ce n’est déjà plus qu’un anniversaire à venir.


Devant ma feuille désespérément blanche, un dimanche matin, j’ai pris le chemin irrationnel de mon rêve. J’ai pris la route vers le Rieu Long puis du Gour Vieux.

J’ai eu le sentiment étrange de connaître le lieu, allez savoir pourquoi, l’impression de déjà vu, ça prend comme une épilepsie de la mémoire.

Un lieu étrange, où une voûte de châtaigniers obscurcissait un chemin, intensément triste, à crever le cœur, à pleurer comme un chagrin d’amour.

J’ai repéré les deux tombes, ou plutôt, les deux carrés de terre, surmontées, en haut, d’une ardoise dressée. Deux prénoms de sexe opposé, le même nom. Pas d’épitaphe, mais un rugissement dans ma tête à l’approche des sépultures.

— Ils se sont tant aimés que…

L’étrange excavation au-dessus m’apparut, le rêve disait vrai.


Cette pensée me fit frissonner d’effroi. Le surnaturel ne m’avait jamais touché, c’était la première fois, ça en fout un coup !

Je frottais la pierre.

Un vieillard se matérialisa devant moi. Là, je l’avoue, j’étais limite malaise, syncope.

Le visage serein du personnage, me réconforta.

— Je sais ce que tu cherches mon jeune ami ! tu veux écrire un roman d’amour ! Il sourit d’un air malicieux.

Est-ce ce que tu cherches vraiment ? Peu importe.

Tu vas remonter à pied le Rieu Long, prends garde, la rivière peut s’élever, subitement en cas d’orage, et les gours sont profonds. Sur la rive droite tu verras un bois de bambous.

Coupes-en un, et fabrique un calame à la manière des scribes des temps anciens. Je te donne ce flacon d’encre, et ce parchemin vierge. Le calame de roseau guidera tes mots, tu verras.

Il disparut en riant aux éclats.

Ça fait plaisir à voir, un vieillard gai !


Me voilà parti sur les bords de cette rivière charmante, à l’eau pure et translucide, les galets ronds et plats me poussèrent vers une envie frénétique de faire des ricochets. L’un d’entre eux vint cogner un rocher, dans le calme des lieux, il tinta comme du verre.

Sur le rocher une femme nue, éveillée en sursaut, s’assit, puis me voyant se retourna calmement en faisant glisser sa serviette sur ses fesses pour préserver sa pudeur. Elle était belle, svelte, attirante. Mais des deux, c’était moi le plus gêné. Je fis donc un petit détour, honteux d’avoir dérangé autant de beauté et de grâce. Le paysage alentour était aussi beau que ce corps nu lascif que j’avais à peine entrevu.

Je marchais les pieds nus dans l’eau froide de cette rivière de montagne alimentée par les sources fraîches des hauteurs cévenoles.

Cette agréable apparition me troublait.

Un corps nu de femme, qui se dévoile, c’est encore plus beau. Cela se passe parfois longtemps après le premier baiser, parfois à l’instant. Ce peut être une main qui glisse sous un pull, puis sous un dessous de nylon ou de coton. Une aréole qui se hérisse de bonheur comme l’épiderme de tout le corps, comme la pointe du sein. Ce peut être une autre main féminine, aussi hardie qui s’insinue sur les poils du torse puis descend lentement pour dégrafer un ceinturon.

Lentement, cette main enveloppe, bientôt, un sexe déjà dur et humide d’une liqueur filante aussi translucide que l’eau que je foulais.

Une chemise glisse, et découvre une épaule, puis l’autre. Des boutons sautent un à un, d’abord lentement, puis de plus en plus hâtivement. Deux corps, de plus en plus impatients de se sentir nus l’un contre l’autre, s’affairent dans un ballet de mains avides de découvrir pour mieux toucher puis, pour mieux voir ce que l’on cache de coutume, sauf sur un rocher ou une plage au soleil. Après, ce que font ces deux corps relève de l’imagination de l’écrivain ou du lecteur.

Je laisse la main aux lecteurs.

Mais là encore, une fois le désir assouvi, quand les deux êtres se blottissent l’un contre l’autre, parfois essoufflés dans une ultime étreinte, ils ne pourront plus dire que c’était leur première fois.

L’instant devient aussi un anniversaire à fêter, tous les jours, puis toutes les semaines, puis tous les quinze jours, puis tous les mois, puis toutes les années. Ce sont ces années-là que je ne sais pas écrire.


Comment s’écrit l’amour, ces années-là jusqu’à la mort.

Les naissances émaillent cet amour, certes, ça je vois, je peux l’écrire cette émotion intense de serrer ce petit corps de soi qui vient de naître.

Cet étranger guère présentable, poisseux et fripé, attaché par un cordon au nombril comme un cosmonaute. Cet être étrange venu d’ailleurs au prix, parfois, de cris et de souffrances, que l’on entend comme des reproches, pour ne pas pouvoir les vivre avec celle que l’on aime. Cette maman et ce papa sont-ils les mêmes qu’au premier baiser ?

Le tonnerre gronda, un bruissement de vent venu des montagnes gagna lentement la vallée, et fit vaciller la cime des châtaigniers puis des bambous que j’aperçus à ma gauche. Je fermais les yeux, j’inspirais profondément, j’écartais les bras.

Le temps s’arrêta quand le souffle parvint à moi, il me déchira le cœur, m’arracha des larmes.

Soudain un orage rageur vint crépiter à la surface de l’eau. La rivière se souleva, et me laissa juste le temps de sauter dans le bois de bambous.

Sous la grêle et un vent glacial, malgré l’automne qui débutait, je sciais le tronc vert de l’un de ces arbres durs et souples, à la fois verre et caoutchouc.

Quand la bourrasque se calma, que les grondements s’éloignèrent doucement, abandonnant la rivière à sa colère et ses berges aux ruissellements.

Je confectionnais un calame de roseau. Le soleil déchira les nuages qui se sauvèrent à l’est. Je fixais vaille que vaille mon parchemin.

Je trempais la tige de bambou dans l’encre noire et posais enfin mon instrument de fortune sur la feuille rêche.

Ma main s’anima, comme portée par une force invisible et intelligente qui me faisait inscrire en lettres calligraphiées comme au Moyen Âge, la phrase suivante :

« Il était une fois, une princesse et un prince charmant, ils se rencontrèrent, s’embrassèrent, ils vécurent heureux dans un grand château où ils eurent beaucoup d’enfants. »


Le rire du vieillard résonna dans les bambous.


— Elle peut être pauvre, et lui laid ou ressembler à un crapaud si tu veux ! s’écria-t-il.


Elle peut dormir cent ans ou tomber dans un sommeil de mort, empoisonnée par une vieille sorcière, et se réveiller dans les bras d’un beau seigneur.

Ah ! des contes ! des contes ! Et toujours des contes !

Tu peux raconter l’histoire des deux sépultures que je surveille. Ils s’aimaient, elle est morte de maladie, lui s’est laissé mourir de chagrin pour la rejoindre.

4Le vieillard riait, riait, riait…


— Ha, ha ! Des contes, des mélodrames…


— Tu en veux encore des idées ?

La silhouette du vieil homme glissa furtivement entre les troncs de bambous, alors que son rire et ses cris s’estompèrent en échos de plus en plus espacés dans les gorges du Rieu Long.

— Des contes… Des cont… des…


FIN

Œuvre publiée sous licence Licence Art Libre (LAL 1.3)

Image de couverture : https://www.flickr.com/photos/pagail/

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